Quelle éducation au numérique pour les jeunes des « milieux populaires » ?
Si l’accès à des outils connectés reste largement conditionné par la situation socio-économique d’une famille, il se généralise chez les jeunes. L’enquête #Génération2020 dévoile qu’en Fédération Wallonie Bruxelles, 94% d’entre eux et elles possèdent un smartphone. Mais l’exploitation qui est faite du numérique est-elle similaire dans toutes les couches de notre démographie ? De nouvelles fractures se dessinent, et poussent l’éducation aux médias à déployer des démarches spécifiques « d’inclusion numérique », en évitant l’écueil de la stigmatisation.
« Les jeunes, je pensais qu’ils ne connaissaient rien à rien ». Ces termes sont ceux d’un enseignant de sixième secondaire, positivement surpris par ses élèves questionné·es sur leurs habitudes informationnelles en ligne dans le cadre de l’enquête #Génération2020 – Les jeunes et l’info [1]. Ils reflètent un regard stéréotypé, que le monde des adultes porte en général sur ces usages « jeunes » du numérique. Donner l’opportunité aux élèves d’expliciter leurs propres expériences témoigne d’une volonté de s’affranchir d’un regard surplombant ou prescriptif dès lors qu’il s’agit de considérer leurs pratiques numériques. Au contact des jeunes se révèle la diversité des usages, et la multitude de facettes d’une catégorie sociale – les « jeunes » – trop souvent considérée comme homogène.
De la même manière, les « classes populaires » sont une entité aux contours flous, dont les pratiques médiatiques sont fantasmées de longue date. La perception d’une couche de population qui serait plus aliénée, plus docile et passive que les autres, est durablement ancrée. Richard Hoggart, dans son ouvrage La culture du pauvre [2] pointait pourtant en 1957 la capacité des classes populaires à adopter une « attention oblique », voire une « consommation nonchalante » des médias de masse, et donc une mise à distance critique des contenus qu’ils véhiculent. Mais il identifiait déjà la nécessité d’envisager cet enjeu en regard du système de domination à l’œuvre dans nos sociétés. La reproduction des inégalités, perceptible quand les personnes concernées ont l’opportunité de prendre la parole, ne s’est pas évaporée avec l’avènement du numérique. « Jeunes » et « des milieux populaires [3] » : deux caractéristiques qui s’apparentent, dans nos sociétés, à une double peine.
Si elle n’a pas « stratifié » les publics interviewés en regard de leur situation sociodémographique, l’enquête #Génération2020 s’est pourtant affranchie d’un premier rapport de domination : celui des adultes considérant les pratiques des jeunes depuis un piédestal. En collectant la parole, en ouvrant les oreilles à ce que les jeunes disent de leurs usages numériques et informationnels, de nombreuses idées reçues sont déconstruites. Les jeunes relativisent le regard anxieux posé par les adultes sur leurs habitudes, argumentent les réflexes critiques qu’ils et elles déploient, confrontent les paniques morales et la vision idéalisée du monde « pré-numérique ». Mais cette apparente confiance en leurs propres compétences critiques masque les tensions et inconforts auxquels les jeunes sont confronté·es, a fortiori celles et ceux des classes les moins favorisées.
Des « Digital natives » peu mobiles
L’enquête #Génération2020 [4] a confirmé ce qui relevait du pressentiment : 94% des jeunes entre 12 et 18 ans ont leur propre smartphone. Ce constat corrobore une vision communément admise : les jeunes sont hyper connecté·es, et, a priori, « à l’aise » avec le numérique. Dans les milieux populaires également, l’omniprésence du smartphone se confirme. D’autre part, pour la chercheure Dominique Pasquier, ils ont « en grande partie rattrapé leur retard de connexion à Internet, avec un taux désormais proche de celui des classes moyennes et supérieures [5]. » En fédération Wallonie Bruxelles, la proportion de jeunes qui exploitent des appareils plus évolués, tels que l’ordinateur fixe ou portable diminue pourtant rapidement (avec respectivement 27% et 61%) [6]. Pour Dominique Pasquier, cette fracture, cette disparité dans la diversité des supports exploités, est davantage accentuée dans les milieux populaires [7], tandis qu’une étude récente de l’UCLouvain pointe les effets néfastes que cette situation peut entraîner en termes de scolarité, et plus largement en ce qui concerne la diversification des pratiques numériques [8].
« Lorsque j’emmène mes élèves de sections d’enseignement général et professionnel adapté en salle informatique et que je vois la plupart d’entre eux être déconcertés par des consignes aussi simples qu’ouvrir un navigateur, j’ai de sérieux doutes sur le fait que le maniement des outils numériques soit, chez eux, une compétence innée. (…) Il faut se pencher sur ce phénomène pour en finir avec la vision idéalisée d’une génération de digital natives toute convertie aux nouveaux écrans et naturellement habile avec les appareils électroniques. Les données révèlent en effet des écarts de pratiques considérables entre les plus jeunes [9]. » L’enseignant français Rachid Zerrouki, s’appuyant sur différentes recherches sociologiques et constatant la difficulté de jeunes de passer d’un support numérique axé sur le loisir (le smartphone) à un autre plus adapté à l’exercice citoyen et professionnel (l’ordinateur), appelle à considérer avec urgence la disparité des compétences numériques : « pendant qu’on façonne un monde de plus en plus connecté dans lequel l’exclusion numérique vous laisse au bord du chemin, vous bâillonne et vous condamne à un rôle d’observateur invisible et inaudible, c’est toute une cohorte d’adolescents fragiles, des milieux populaires ou ruraux, qu’on condamne à rester des “digital immigrants” [10]. » Citant Fabien Granjon, l’enseignant confirme la reproduction des inégalités dans les usages numériques. « L’échec dans les manipulations ou, sans doute plus violent encore, le fait de ne pas savoir quels types d’utilisation faire du dispositif technique, se transforment en une variété de moments négatifs, allant de la perte de confiance au sentiment de relégation [11]. » Derrière le lieu commun imaginant une jeunesse aux compétences numériques innées, se cache finalement la vraie « fracture », souvent nommée « de second degré [12] » : elle concerne les usages, plus que l’accès.
Stratégies d’évitement et invisibilisation
L’utopie d’un espace numérique qui lisserait les hiérarchies sociétales et offrirait un égal espace de parole à chacun et chacune ne s’est pas vérifiée. Dans une variété de témoignages, les jeunes rencontrés dans le cadre de #Génération2020 expriment la nécessité d’être « tapis dans l’ombre », sur Internet. Ils et elles naviguent, mais ne prennent pas part aux débats : « Je préfère être là en fantôme et regarder ce qu’il se passe plutôt que donner mon avis sur les choses. M’afficher ce n’est pas trop mon truc, si en plus c’est pour recevoir les foudres des autres [13]… » L’opportunité de produire et diffuser largement son propre contenu sur les réseaux sociaux n’est saisie que par une minorité de jeunes. Deux enjeux s’entrecroisent pour expliquer cet état de fait. Le premier est peut-être plus spécifiquement générationnel : on ne s’exprime que dans un espace de confiance, à l’abri du regard adulte, « offline » la plupart du temps. Le second est sociétal : les jeunes ne sont pas convié·es aux débats « sérieux » qui animent les médias d’information (entre autres), et il en va de même pour les couches de population les plus précarisées.
Le terreau familial, social et éducatif joue en effet un rôle déterminant dans le degré de légitimité à « exister » en ligne (ou pas) et faire entendre sa voix : moins exposés aux débats d’idées, situés dans un environnement où les priorités « sont ailleurs », l’expression des jeunes des milieux populaires est invisible. Dominique Pasquier confirme ce phénomène : « les jeunes issus des classes populaires ou du bas des classes moyennes sont plus enclins à la non-information qu’à la désinformation. Les fake news, comme tous les biens informationnels perçus comme trop “politiques”, sont mis à distance, dans une stratégie d’évitement du politique [14]. » Manque de légitimité et sentiment d’exclusion : deux éléments clés, confirmant le rapport de domination sociale à l’échelle du clic.
Parmi bien d’autres, les enjeux évoqués ici mettent en évidence la responsabilité sociétale d’œuvrer à une « inclusion numérique » efficace, qui prendrait à la fois en compte les spécificités des usages juvéniles, et les conditions d’utilisation des milieux les plus précarisés.
Faire du numérique un « bien commun »
Si #Génération2020 a permis de documenter largement les usages numériques des jeunes en leur octroyant la parole, les recherches spécifiques sur ceux et celles des milieux populaires sont rares. Un enjeu central, pour pouvoir mettre en œuvre des démarches éducatives adaptées, est de documenter avec le plus de précision possible les expériences problématiques des jeunes qui en sont issu·es, mais aussi les opportunités qu’ils et elles dégagent.
En 2020, 9% des ménages belges ne disposaient pas de connexion Internet à la maison. Ce chiffre monte à 19% pour les ménages aux revenus inférieurs à 1200€ par mois [15]. Derrière ces chiffres, une vaste quantité de jeunes perd du terrain chaque jour face aux enjeux qu’imposent la digitalisation des dynamiques sociales, professionnelles ou informationnelles. Au-delà du rôle déterminant que peuvent jouer l’école, la famille et les jeunes entre eux pour combler ces inégalités, les services impliqués agissent en ordre dispersé. Les AMO (Action en Milieu Ouvert), les Espace Publics Numériques ou les Fablabs, entre autres, ouvrent leurs portes et concrétisent des démarches d’accompagnement logistique. Ces structures accompagnent les personnes en décrochage « administratif », ou proposent une appropriation technique et créative du numérique. Mais l’ouverture de nouveaux territoires d’inclusion numérique, animés par une politique centralisée [16] et des démarches pédagogiques libres d’accès, semble nécessaire pour combler la fracture numérique « de second degré ».
Dans l’apprentissage d’une langue, la maîtrise du vocabulaire et de la grammaire est un préalable à l’exploitation rhétorique et argumentative qui peut en être faite. De la même manière, l’appropriation « technique » du numérique précède la réflexion critique sur les usages possibles. Les compétences dans ce registre sont difficiles à quantifier ou objectiver. Elles représentent pourtant l’enjeu central de l’éducation aux médias. Le développement de l’autonomie dans le domaine du numérique ouvre la voie à des changements sociétaux, et œuvre au déploiement d’une « citoyenneté connectée ». Et cette démarche prend toute son importance là où les mécanismes de domination se déploient avec le plus de violence.
Brieuc Guffens et Sophie Huys
Cette analyse a initialement été publiée dans le dossier « Usages numériques en milieux populaires » du #112 du magazine L’esperluette (trimestriel du CIEP / MOC).
[1] Média Animation, #Génération2020 – Les jeunes et l’info, Bruxelles, Média Animation, 2021. https://media-animation.be/Generation2020-Les-jeunes-et-l-info-les-resultats-de-l-enquete.html
[2] Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Les éditions de minuit, Le sens commun, 1957/1970.
[3] Dans un article du magazine Esperluette #78, Florence Moussiaux propose une réflexion critique sur l’impact des mots.
Florence Moussiaux, À la recherche du « milieu populaire », Bruxelles, Centre d’Information et d’Education Populaire du MOC (CIEP), 2013. https://www.ciep.be/images/publications/esperluette/2013/Esper78.pdf
[4] Média Animation, #Génération2020 – Les usages des écrans chez les moins de 20 ans, Bruxelles, 2021. https://media-animation.be/Generation-2020-Les-usages-des-ecrans-chez-les-moins-de-20-ans.html
[5] Dominique Pasquier, Classes populaires en ligne : des « oubliés » de la recherche ?, Réseaux 2018/2-3 (n° 208-209), pages 9 à 23.
[6] Média Animation, idem.
[7] Dominique Pasquier, L’Internet des familles modestes, enquête dans la France Rurale. Presses des Mines, 2018.
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/04/06042020Article637217552583306336.aspx
[8] Périne Brotcorne, Laura Faure, & Patricia Vendramin, Les services numériques essentiels : profitables à toutes les personnes ?, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2021. https://www.kbs-frb.be/fr/inclusion-numerique-les-services-numeriques-essentiels-profitables-toutes-les-personnes
[9] Rachid Zerrouki, Des jeunes au bord de l’illettrisme numérique, Paris, Libération, 21/11/2018. https://www.liberation.fr/debats/2018/11/21/des-jeunes-au-bord-de-l-illettrisme-numerique_1693449/
[10] Rachid Zerrouki, idem.
[11] Rachid Zerrouki, idem.
[12] Périne Brotcorne, Le numérique doit prendre sa place dans le débat public, Dossier Fracture numérique : en rééducation permanente, Bruxelles, GSARA, 2021. https://gsara.tv/fracturenumerique/numerique-debat-public/
[13] Média Animation, #Génération2020 – Les jeunes et l’info, Bruxelles, 2021, p49. https://media-animation.be/Generation2020-Les-jeunes-et-l-info-les-resultats-de-l-enquete.html
[14] Dominique Pasquier, Cultures juvéniles à l’ère numérique, Réseaux 2020/4 (N° 222), pages 9 à 20. https://www.cairn.info/revue-reseaux-2020-4-page-9.htm
[15] Périne Brotcorne, Laura Faure, & Patricia Vendramin, Les services numériques essentiels : profitables à toutes les personnes ?, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2021. https://www.kbs-frb.be/fr/inclusion-numerique-les-services-numeriques-essentiels-profitables-toutes-les-personnes
[16] En France, Numérique En Commun(s), porte par exemple une « démarche qui permet de construire un numérique d’intérêt général : ouvert, inclusif, accessible, durable, souverain et éthique ». Son ambition est de rassembler « une communauté ouverte et inclusive » permettant de disséminer l’action dans une multiplicité de communautés territoriales. https://numerique-en-communs.fr/a-propos-de-nec/