Le cinéma face à l’amnésie coloniale : l’effet placébo ?

Depuis des décennies, la question de la décolonisation – majoritairement portée par des associations antiracistes et le monde académique – traverse la société belge avec beaucoup de résistance. En témoigne récemment le débâcle de la commission « Passé Colonial [1] » au Parlement Fédéral fin 2023 ou les crispations réactionnaires vis-à-vis de la remise en question des hommages architecturaux rendus à la colonisation dans l’espace public. Mais c’est le cinéma belge qui illustre explicitement cette « ignorance qui s’ignore » tant la colonisation belge est coupable de son absence, surtout dans les longs métrages de fictions.

Pourtant, ce « sujet », loin d’être clos, doit nous interpeller. Notre pays s’est construit avec la colonisation en toile de fond. Notre devoir de mémoire, de critique, de déconstruction, de réparation n’est pas à la hauteur des actions et conséquences – encore influentes aujourd’hui – de l’entreprise coloniale belge. Plus encore, le processus de décolonisation n’est pas terminé : il ne se limite pas aux luttes d’indépendance passées, il interroge profondément les héritages coloniaux qui continuent d’imprégner nos structures sociales, politiques, économiques et culturelles. Ce thème est d’une pertinence brûlante et double :

  • face à un monde où les effets du colonialisme, qu’ils soient visibles ou implicites, persistent à travers des dynamiques de pouvoir, des inégalités et des discriminations.
  • face à un monde où des entreprises coloniales sont toujours activement à l’œuvre, comme en Palestine ou Kanaky, mais avec toutes les difficultés pour certain·es de les nommer comme telles (et donc de lutter).

C’est devant ce constat que le Festival À Films Ouverts a choisi cette année de plonger au cœur de la thématique de la (dé-)colonisation. Que ce soit avec des films mettant en lumière l’histoire Française (Ni chaînes, Ni Maîtres, Simon Moutaïrou, 2024) ou Belge (Soundtrack to a Coup d’État, Johan Grimonprez, 2024), des films qui valorisent la perspective des peuples émancipés avec Pièces d’identités (Nweze Ngangura, 1998), d’autres qui déconstruisent le racisme avec des œuvres telles que Los Colonos (Felipe Gálvez Haberle, 2023) ou Ernest Cole : Lost and Found (Raoul Peck, 2024), qui documentent les peuples colonisés aujourd’hui avec No Other Land (Yuval Abraham, Basel Adra, Rachel Szor, Hamdan Ballal, 2023) ou les résidus de la colonisation avec Dahomey (Mati Diop, 2024). Et d’autres encore qui questionnent le cinéma comme un objet culturel à décoloniser également, en l’analysant dans son ensemble pour révéler quel système de domination (en creux, ou explicitement) il soutient ou combat, comme avec Augure (Baloji, 2023) qui se joue de nos stéréotypes ou L’île Rouge (Robin Campillo, 2023) qui s’attaque au point de vue situé blanc.

L’Histoire coloniale invisibilisée

Évidemment, il existe des fictions émanant de réalisateur·rices d’anciennes (et actuelles) colonies, des téléfilms français ou des documentaires du service public (ou de particuliers) pour effectuer un travail de mémoire. Mais cette liste non exhaustive frappe par l’absence de fictions grand public belges à propos de notre passé colonial. Côté français, des démarches cinématographiques éparses ont jalonné une critique de la colonisation (La victoire en chantant de Jean-Jacques Annaud en 1976 ou Coup de torchon, de Bertrand Tavernier en 1981). Le réalisateur Rachid Bouchareb a également « osé » confronter les responsabilités de l’État français, non sans heurts [2]. Mais il aura fallu attendre 2024 pour qu’un deuxième film grand public (13 ans après la comédie Case Départ, de Thomas Ngijol, Fabrice Éboué et Lionel Steketee en 2011) sur l’esclavagisme colonial français voie le jour : Ni Chaînes, Ni Maîtres (Simon Moutaïrou, 2024). C’est avec ironie que l’on a pu entendre Jérôme Colin sur La Première dire au réalisateur, Simon Moutaïrou, « qu’on n’en a pas parlé [de l’esclavagisme français] [3] » en sachant combien la Belgique est encore bien pire cancre en la matière.

Cette situation illustre le premier problème : la colonisation et l’esclavagisme européen n’existent cinématographiquement pas dans nos imaginaires. Pour questionner l’esclavage, par exemple, il faudra se réfugier dans des productions étasuniennes, comme 12 Years a Slave (Steve McQueen, 2013), Amistad (Steven Spielberg, 1997) ou Django Unchained (Quentin Tarrentino, 2012). Dans ces mêmes imaginaires européens, les peuples meurtris et asservis ne sont ainsi pas situés dans des plantations de cannes à sucres de l’Île Maurice ou dans des mines au Kantanga, ni dans le zoo humain organisé pour l’Exposition universelle de Bruxelles de 1897 [4], mais dans des champs de coton en Géorgie ou en Louisiane.

Image du film Ni Chaînes ni maîtres, dans laquelle une femme africaine, les yeux fermés, est située dans un paysage de collines.
Dans Ni Chaînes Ni Maîtres (Simon Moutaïrou, 2024), Massamba et Mati sont esclaves dans une plantation de canne à sucre sur l’Isle de France (actuelle île Maurice) en 1759. Une nuit, Mati s’enfuit.

Les critiques envers les manifestations Black Lives Matter organisées en France ou en Belgique à la suite du meurtre de George Floyd sont également révélatrices. L’essayiste Barbara Lefebvre les évoquait en pointant les manifestant·es français·es pour leur « mimétisme américano-centré et l’usage récurrent de comparaisons anachroniques (sur l’esclavage, le racisme, le sexisme) [5] ». Là où les conséquences et le préjudice socio-économique – encore actuels – de l’esclavagisme sur les afro-américains seront plus ou moins entendues, il semblerait difficile pour certain·es de faire le parallèle avec ce qui se passe chez nous. Comme si notre histoire coloniale n’avait pas de conséquences similaires sur les populations afrodescendantes ou asiodescendantes en France et Belgique. À occulter l’histoire de l’exploitation raciste orchestrée par nos États, on en vient à oublier que, comme les États-Unis, nos pays se sont construits structurellement raciste. De ce point de vue, le cinéma francophone européen est clair : le racisme lié à la colonisation ou l’esclavage, ce n’est pas chez nous, c’est « là-bas ».

Le traitement de l’histoire coloniale au cinéma

Mais quand bien même l’on voudrait effectuer un travail de mémoire, il y a bon nombre de pièges qu’un·e réalisteur·rice et son équipe doivent éviter pour rendre justice au sujet traité. La comparaison entre Ni Chaînes Ni Maîtres et son « prédécesseur [6] » Case Départ (Thomas Ngijol, Fabrice Éboué et Lionel Steketee, 2011) est éclairante. D’abord du point de vue des représentations et du message. Là où Ni Chaînes Ni Maîtres essaie de peindre une fresque historique complexe et nuancée de cette période violente (en évitant l’écueil de l’exploitation de la souffrance des corps racisés), avec des personnages principaux ayant une intériorité, des motivations contradictoires et une capacité d’action à travers le marronnage [7], Case Départ, lui, téléporte ses deux protagonistes racisés et quelque peu ingrats [8] du XXIème siècle à une caricature de l’époque coloniale pour... donner une leçon aux personnes opprimées. La période s’apparente à une destination exotique prétexte à des situations cocasses, et non le cœur du film.

Une affichette du film Case Départ, représentant les deux héros ébahis, avec un groupe d'esclaves enchaînés en arrière plan.
Dans Case Départ (Thomas Ngijol, Fabrice Éboué et Lionel Steketee, 2011), deux frères sont téléportés par leur tante aux Antilles en 1780 pour prendre une leçon d’histoire.

À l’issue de leur aventure « rocambolesque », ce sont aux deux personnages noirs de remettre en cause leurs préjugés. S’il y avait une leçon à retenir de ce premier film commercial français sur l’esclavage depuis des décennies, ce serait aux hommes noirs de la tirer, et pas au reste de la société, pourtant encore marquée (lire : structurellement raciste) par la colonisation. À l’inverse, Ni Chaînes Ni Maîtres effectue un travail de pédagogie en s’adressant surtout aux personnes blanches.

Pourtant, quand on est une personne racisée en Belgique ou en France, l’héritage raciste de la colonisation se fait ressentir tous les jours : nul besoin d’un film pour le rappeler. Se pose alors la question centrale : à qui s’adresse un film, et en quoi « menace-t-il » le système raciste en place ? Si l’on compare à nouveau les deux films précités (au budget similaire, environ 8 millions), seul Case Départ aura fait le tour des plateaux pour sa promotion, illustrant bien son inoffensivité.

Si l’enjeu est ici de questionner les (quelques) films directement centrés sur l’époque coloniale, il s’agit, comme nous l’avons vu en introduction, d’identifier aussi en quoi le cinéma parvient à en dénoncer les conséquences « ici » et « là-bas ».

Cette image du film The Women King représente une guerrière africaine au regard déterminé. Derrière elle, un groupe de guerrières.
The Women King (Gina Prince-Bythewood, 2022). Dans les années 1800, un groupe de guerrières entièrement féminines protège le royaume africain du Dahomey.

L’Histoire invisibilisée des peuples colonisés

Il y a donc un biais à considérer : ne pas approcher la colonisation comme unique porte d’entrée dans « l’Histoire » des peuples concernés. Le continent Africain n’a pas attendu l’Occident pour être riche d’histoires, de civilisations, de créativités et de cultures. Focaliser l’attention sur la période coloniale est primordial, mais il est central de ne pas occulter l’Histoire qui la précède : elle ne débute pas avec l’arrivée des occidentaux sur le continent. Un cinéma décolonial, c’est également un cinéma qui représente les humain·es dans toutes leurs richesses avant et après le joug occidental. Dans des styles et des genres cinématographiques bien différents, deux films récents, mis en écho, permettent d’identifier ce double besoin : faire exister un territoire et son histoire à la fois via un blockbuster (The Women King [9] qui situe son action dans l’Histoire du Royaume de Dahomey), et questionner ce même territoire et son patrimoine pour pointer le défi décolonial encore à entreprendre grâce à un documentaire d’autrice (Dahomey).

Le cinéma pour décoloniser nos sociétés ?

Il y a 70 ans, l’appareil de propagande coloniale belge tournait à plein régime et produisait des centaines de films dans le but « d’éduquer » et d’inculquer la « bonne morale » aux populations locales, mais également de montrer tout ce que la Belgique a « apporté » à ces régions. Mais à côté de ces films de propagandes, s’organisait toute une structuration raciste qu’il faut aujourd’hui défaire. Exploiter les mêmes armes, créer de nouveaux récits pour révéler l’histoire, les rouages et les structures racistes ne pourra avoir un impact que si la société s’implique concrètement dans sa transformation. Pour y parvenir, le cinéma doit non seulement révéler les parts d’ombres, mais aussi proposer des moyens d’y faire face, de s’organiser, de construire d’autres imaginaires ou des propositions fédératrices.

Ces différents regards doivent être portés par des voix plurielles, voix qui actuellement ont soit moins accès au monde du cinéma pour s’exprimer, soit sont moins écoutées. Finalement, on se retrouve face à des films pensés (et principalement faits) pour des Blancs, ne prenant pas en compte la matérialité du racisme et de son existence comme structure et système de domination. Le racisme ne se réduirait alors plus qu’à une trace qui s’effacerait une fois révélée. À la société belge de ne pas confortablement transférer à une poignée de films, tout extraordinaires qu’ils soient, la charge de changer à eux seuls la perception des réalités coloniales d’hier et aujourd’hui. Et à nos structures de production cinématographique d’embrasser (enfin) cette thématique avec détermination. En 2025, l’américain Ben Affleck prévoit de sortir King Leopold’s Ghost. L’électrochoc pour le cinéma belge sera-t-il suffisant ?

Florian Glibert

[1Valérie Rosoux, La Belgique face à son passé colonial : Genèse et naufrage d’une Commission parlementaire, Mémoires en jeu, 13/01/2024. https://www.memoires-en-jeu.com/actu/la-belgique-face-a-son-passe-colonial-genese-et-naufrage-dune-commission-parlementaire/

[2Clarisse Fabre, La polémique enfle autour du film “Hors-la-loi", Paris, Le Monde, 04/05/2010.
https://www.lemonde.fr/festival-de-cannes/article/2010/05/04/la-polemique-enfle-autour-du-film-hors-la-loi_1346400_766360.html

[3L’Invité d’Entrez sans frapper : « Ni Chaînes Ni Maîtres », Simon Moutaïrou nous parle de l’esclavage et du marronnage à l’île Maurice au XVIIIème siècle, La Première, 12 septembre 2024, https://auvio.rtbf.be/media/entrez-sans-frapper-le-podcast-culture-l-invite-d-entrez-sans-frapper-3245007

[5« Violences : la France n’est pas les États-Unis, refusons un mimétisme absurde ! », FigaroVox, 3 mars juin 2020, https://www.lefigaro.fr/vox/societe/violences-la-france-n-est-pas-les-etats-unis-refusons-un-mimetisme-absurde-20200603

[6Et encore, c’est si on regarde dans le genre de la comédie, si on cherche un film dramatique grand public sur l’esclavage colonial français, on doit remonter à 1958 avec Tamango du réalisateur américain exilé en France, John Berry.

[7Le marronnage est, à l’époque coloniale, la fuite d’un esclave hors de la propriété de son maître. (source : Wikipedia)

[8« Deux frères reçoivent comme seul héritage l’acte d’affranchissement ayant libéré leurs ancêtres esclaves. Nullement préoccupés par la valeur symbolique de ce document, ils le déchirent, ce qui provoque la colère de leur tante qui les téléportent en 1780 aux Antilles. » (résumé de l’introduction du film Case Départ).

[9Bien que le film fait des écarts avec la réalité historique, comme lorsqu’il minimise fortement la responsabilité des guerrières du Dahomey dans la traite d’esclaves.

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