Le crowdfunding : révolution dans le mécénat culturel ou reconversion cosmétique ?
Le financement participatif sur Internet, aussi appelé « crowdfunding », est une pratique qui est apparue avec l’arrivée des réseaux sociaux. Les plates-formes Internet dites de crowdfunding fonctionnent comme de petits réseaux sociaux : chaque personne peut s’y inscrire et rencontrer ses pairs par l’intermédiaire de projets. Un projet est présenté par un ou des individus qui cherchent des pistes de financement viables auprès d’autres internautes. Pourtant, un examen attentif de ce service démontre qu’il ne s’agit peut-être pas d’une grande révolution du mécénat culturel…
L’arrivée des médias numériques et, plus spécifiquement, d’Internet a eu pour effet de changer les habitudes de consommations culturelles : l’information, le divertissement, le commerce et le partage social ont un tout autre goût. Résolument plus présentes sur les écrans et connectées au web, nos pratiques culturelles ont muté. De nos jours, la culture s’accompagne d’une logique de réseau numérique : la communication via Facebook, l’achat en ligne, la vidéo en streaming, les applications mobiles,… tout semble résolument converger vers le numérique. Alors que le champ de la culture continue de s’adapter bon gré mal gré à cette révolution, les modes de financement du monde culturel tentent eux aussi leur (re)conversion à ces nouveaux usages.
Financement participatif : remède miracle ?
Tout le monde a déjà fait ce constat amer : un projet culturel intéressant et de la bonne volonté ne suffisent pas à concrétiser ses ambitions. À tout moment du processus de réalisation d’un projet (culturel, commercial, technologique…) se pose la question du financement. Comment récolter la somme nécessaire à sa réalisation ? Si le secteur privé (via le sponsoring ou le mécénat) et/ou les pouvoirs publics (via les politiques de subsides) ont traditionnellement assumé ce rôle, un nouvel outil (complémentaire) est disponible auprès du grand public des internautes : le crowdfunding.
Les sites de crowdfunding [1] fonctionnent comme des petits réseaux sociaux où chacun est libre de présenter son projet personnel. Pour ce faire, il crée une page qui le décrit et précise : ses ambitions, son public, ses coûts etc. Une fois la description écrite, le meneur du projet indique un objectif financier et une date limite pour l’atteindre. Durant la durée de la collecte, les internautes sont invités à faire des promesses de dons et, ainsi, à alimenter la cagnotte. À ce moment intervient la philosophie du crowdfunding qu’il ne faut pas oublier : sur ces sites, c’est tout ou rien ! Une loi aussi efficace que brutale. Si les promesses de dons n’atteignent pas l’objectif à la date butoir, la campagne est annulée et personne n’est débité ou crédité. Ainsi, pour un projet qui arriverait à 99% de l’objectif financier au jour j, le créateur du projet ne recevra pas un sou… Ce n’est que si le projet récolte un minimum de 100% de l’objectif (un projet peut être financé à plus de 100%) que les internautes sont débités et le meneur du projet crédité… La plateforme reçoit alors les 8% (dont 3% de frais de transaction bancaire) de commissions sur le montant de l’objectif financier. Le porteur du projet devra donc tenir compte dans ses estimations de cette commission rétrocédée à la plateforme.
Oui mais… concrètement ?
Prenons l’exemple (fictif) de Sophie qui souhaite réaliser une pièce de théâtre avec des jeunes défavorisés de son quartier. Sophie va s’inscrire sur un site de crowdfunding et écrire le descriptif de son projet, elle voudrait proposer deux spectacles d’une heure et a besoin d’un budget de 3000 €. Ce budget est nécessaire pour les costumes, la logistique, la location d’une salle, ainsi que pour filmer le spectacle. Elle se donne un mois pour récolter la somme et ouvre donc sa page le 1er septembre pour la fermer le 1er octobre. Une fois la page placée sur le site, Sophie fait jouer son réseau et fait connaitre son projet à son entourage qui le relaie via son réseau et ainsi de suite. Les personnes intéressées peuvent alors faire des promesses de dons.
Dans la construction de sa page de crowdfunding, le porteur du projet doit prévoir différentes compensations pour les backers (littéralement : bailleur de fond : les internautes qui soutiennent financièrement leur pairs). Les récompenses sont proportionnelles à la somme que les backers promettent. À titre d’exemple, pour toute personne qui donnera 5 € pour son projet, Sophie proposera un billet pour le spectacle. Au-dessus de 10 €, elle enverra deux billets plus le script de la pièce de théâtre ; au-dessus de 20 €, elle enverra les contreparties citées pour les tranches précédentes ainsi que trois billets d’entrée plus une invitation à la soirée de célébration de la première du spectacle. Pour 50 €, Sophie offrira les avantages cités précédemment plus le DVD de la pièce de théâtre. Les contreparties des backers sont toujours pensées pour être proportionnelles à leur contribution. De ce point de vue, le meneur de projet est invité à redoubler d’inventivité pour appâter le donateur.
Libérer la créativité, un projet… une réalité
Libérons la créativité ! Tel est le slogan de la plateforme Kisskissbangbang… Un slogan qui reflète bien la philosophie du financement participatif. Entre les projets de court métrage, de bande dessinée, de jeu vidéo, de livre de cuisine, d’album de musique etc. il est intéressant de se promener sur ces sites pour découvrir une multitude d’initiatives. Parmi ceux-ci, l’internaute découvre un panel de projets très variés dans leurs ambitions, leurs publics cibles… Une sorte de pépinière représentative des initiatives culturelles encore en germe. Voilà un laboratoire intéressant pour s’interroger sur les initiatives culturelles des citoyens. Un laboratoire qui sera visible en dehors du monde numérique dans le salon du financement participatif [2]] qui se tiendra aux Halles de Schaerbeek du 3 au 5 octobre 2014.
À quel résultat peut-on s’attendre sur ces plates-formes ? En moyenne, le taux de campagnes financées varie de 40 % à 60 % [3]]. Des taux de réussite intéressant et qui peuvent donner de l’espoir au secteur culturel. Cependant, il est important de préciser que l’outil de crowdfunding est souvent utilisé comme une source de financement complémentaire à une autre (bancaire, étatique…). La plus-value du financement participatif par rapport à d’autres sources est la transparence du système (communication directe avec le public) et son accessibilité (il est assez simple de s’inscrire sur ces plateformes). Ce qui diffère des subsides d’institutions étatiques ou des soutiens du secteur privé qui nécessitent des démarches avec d’avantage d’intermédiaires et de lourdeur.
Un exemple de cet usage du financement participatif comme source financière complémentaire, du côté de la Belgique francophone : la plateforme de kisskissbangbang a permis de faire naître le magazine d’information 24h01 [4]]. Crée par un collectif de journalistes (une quarantaine), d’illustrateurs et d’écrivains, le projet initial de 24h01 était la création d’un magazine d’actualité avec une ligne éditoriale différente [5]] (par rapport au restant du paysage journalistique belge francophone). Le magazine se veut teinté d’humour belgo-belge et sans publicité. La campagne a été un succès et 24h01 a intégré le paysage journalistique belge. Ainsi, la campagne de lancement a permis de récolter 10.000 € (sur les 7.000 € visés au départ). Cependant, le projet est également financé via d’autres sources. En effet, 24h01 a également bénéficié de l’aide d’un imprimeur qui a offert au magazine l’impression de son premier numéro. La Fédération Wallonie-Bruxelles est également intervenue afin de soutenir le projet (également à hauteur de 10.000 €) [6]]… Un exemple concret qui démontre que le crowdfunding peut aussi être utilisé en complémentarité d’une autre source de financement.
Crowdfunding : mécène sans faille de la culture populaire ?
Si le financement participatif peut présenter beaucoup d’avantages, il ne représente pourtant pas un nouvel Eldorado pour la création culturelle. En effet, il ne faut pas oublier un certain nombre de « grandes règles » qui régissent le financement participatif :
- La rédaction et l’évaluation de son projet de base : la personne qui se lance dans la rédaction d’une page de financement doit avoir correctement pensé et évalué son projet. Le meneur doit être au clair avec son projet, ses objectifs, son timing, son budget, ses prévisions financières, son public, sa communication, les contreparties offertes aux backers… Un projet mal calculé, un mauvais timing ou une mauvaise gestion financière peuvent conduire à un projet manqué.
- Des critères de forme : les sites de crowdfunding imposent certains critères de forme qui formalisent la présentation du projet. La plateforme (dans cet exemple la plateforme Kisskissbangbang) impose à ses utilisateurs de fixer la durée de la collecte entre 1 et 90 jours. Le créateur de la page doit en assurer la visibilité en tenant une page avec différents contenus à gérer : photo, vidéo, texte de présentation (avec un texte inférieur à 140 caractères) [7]], une biographie, un espace d’échange avec les backers… Bref, il faut vendre son projet et il faut le vendre dans les canons du site. Durant cette collecte, le meneur du projet doit en assurer la promotion et dynamiser sa campagne. À ce titre deux positions existent : d’une part, proposer une longue période afin de maximiser le temps disponible pour collecter des sous ; d’autre part proposer une campagne menée sur une période courte afin de solliciter plus de monde plus rapidement pour réunir les fonds. Dans un cas comme dans l’autre, il ressort que ce n’est pas vraiment la durée de la collecte qui joue un rôle déterminant mais plutôt l’intensité avec laquelle on mène sa campagne de financement... Il en résulte qu’il est difficile de conclure à l’égalité, en termes de visibilité, des projets devant le donateur.
- Savoir mobiliser un réseau reste crucial : ce n’est pas parce qu’on crée une page crowdfunding que le projet sera visible de tous. Comme tous les moteurs de recherche, les sites de crowdfunding ont une logique de référencement : certains projets apparaissent sur la première page et les autres de plus en plus loin dans les listes. En clair, votre projet ne sera pas forcément visible sur la première page du site [8]. Dès lors, pour assurer un minimum sa visibilité, il faudra être capable de mobiliser un réseau, qui soutiendra et relaiera la page à d’autres et ainsi de suite. Ainsi, il est crucial de mener une campagne de communication active. Le porteur du projet doit être derrière son écran et faire connaitre sa page en utilisant les autres médias sociaux : Facebook, Twitter etc. Le moment de la campagne doit être un moment de démarchage actif sur le Net. Ainsi, la campagne ne se passe pas intégralement sur la plateforme de crowdfunding… Car in fine, la réussite du projet se trouve toujours dans la capacité à mobiliser un réseau (solvable).
- Le crowdfunding ne peut aider qu’au financement en amont du projet. Si la campagne est réussie, les fonds sont versés au créateur et c’est à lui à honorer son projet. Or, en la matière, il est bien connu que posséder le capital de départ ne fait pas tout. Le projet peut connaitre d’autres freins lors de sa réalisation. Il est donc à charge du meneur du projet de concrétiser et d’assumer la réalisation de ses ambitions face à son public devenu bailleur de fonds. D’ailleurs, le public, est-ce qu’il risque quelque chose à financer ces projets ? Le seul garde-fou qu’il existe vient de la loi : « à partir de 300.000 € euros (NDLR : l’objectif financier du projet), les initiateurs d’un projet sont désormais obligés de publier un prospectus. […] Ce prospectus doit permettre aux investisseurs de se faire une idée des risques liés à leur investissement. Le contenue est contrôlé au préalable par la FSMA, l’autorité de contrôle des marchés et des services financiers » [9]]. Les projets en deçà des 300.000 € (une grosse majorité des cas présents sur ces plateformes…) ne sont pas soumis à cette obligation. Cela dit, ce document est uniquement informatif puisque : « […] un prospectus ne garantit pas aux investisseurs qu’ils reverront un jour leur argent ou qu’ils recevront le rendement promis, il fait malgré tout office de repère » [10]. Il n’existe donc pas de garantie légale pour les backers pour qui le crowdfunding reste un investissement intrinsèquement à risques.
Outil complémentaire mais pas révolutionnaire
À l’heure où la consommation médiatique a migré vers un mode de consommation numérique et communautaire (partage et publication de fichiers), le financement participatif apparait comme un outil dans l’air du temps et correspondant à l’idéologie de l’Homo Numericus. Les outils de financement participatifs apparaissent comme des plates-formes qui facilitent la transparence, la communication et la visibilité des projets proposés. Aussi, l’objectif est de réduire le nombre d’intermédiaires financiers. Il en résultat que ces plates-formes prennent la forme de laboratoires d’idées, de projets en puissance. En ce sens, elles participent assurément à favoriser la visibilité d’ambitions citoyennes… mais pas forcément de manière égal face aux donateurs.
Cependant, il est difficile de conclure à une réelle révolution en termes d’accès aux ressources culturelles. Bien entendu, un nombre sensible de projets réussissent leur campagne de financement. Cependant, les contraintes qui entourent ces campagnes : forme du projet, conception, mobilisation du réseau et la prospection financière en amont font également partie du jeu et ne doivent pas être ignorées au risque de manquer le coche. Enfin, il est toujours bon de rappeler que le crowdfunding est un moyen de financement parmi d’autres. Il ne va pas chasser les autres moyens déjà existants mais bien les rejoindre dans un éventail des moyens disponibles pour le citoyen.
Quelques liens utiles : • Quelques conseils pour débuter une campagne de crowdfunding : http://www.dynamique-mag.com/article/commandements-lancer-campagne-crowdfunding.5079 (page consultée le 27/06/2014) • Pour aller plus loin : Jeannin Ophélie, Le crowdfunding, triomphe ou faillite de la culture ?, Dossier pour le forum d’Avignon 2013, le pouvoir de la culture. En ligne : http://www.forum-avignon.org/sites/default/files/editeur/Focus_sur_Le_crowdfunding.pdf (page consultée le 27/06/2014) |
Martin Culot
Média Animation
Juillet 2014
Image 1 : http://ahor.deviantart.com/art/Money-World-43004724 [page consultée le 27/06/2014]
[1] Par exemple : www.kickstarter.com, http://www.kisskissbankbank.com/, https://www.indiegogo.com/, www.tipeee.com (tipeee.com étant plus spécialement pour les « youtubeurs »).
[2] http://www.halles.be/fr/articles/90/Europe-Refresh-II [page consultée le 27/06/2014
[3] http://cinemadocumentaire.wordpress.com/2013/04/22/crowdfunding-webdocumentaire-panorama-ressources-chiffres-perspectives/ [page consultée le 27/06/2014
[4] http://www.kisskissbankbank.com/24h01 [page consultée le 27/06/2014
[5] http://www.24h01.be/ [page consultée le 27/06/2014
[6] http://www.lesoir.be/344863/article/culture/medias-tele/2013-10-21/nouveau-magazine-belge-24h01-prone-slow-journalisme [page consultée le 27/06/2014
[7] http://www.kisskissbankbank.com/fr/pages/guide/describe_your_project [page consultée le 27/06/2014
[8] Sur Kisskissbangbang, c’est l’équipe rédactionnelle du site choisi arbitrairement et en toute subjectivité quels projets sont présentés sur la homepage.
[9] http://monargent.lecho.be/epargner_et_investir/investir/Quelles_sont_les_garanties_liees_au_crowdfunding.9500329-2222.art [page consultée le 09/07/2014
[10] Idem