Ce que le cinéma local nous montre d’un monde global
Universel ou uniforme ?
La 6ème édition du festival À Films ouverts invite à explorer les enjeux et les effets de la globalisation économique et culturelle. À films ouverts veut souligner les thèmes qui s’universalisent et mettre en lumière les effets d’une standardisation des modes de vie à travers les images d’un cinéma venu des quatre coins de la planète. L’uniformisation de l’humanité serait-elle le revers de la médaille de l’universalité ? La question est ouverte.
Si les contacts entre les peuples ont toujours existé, l’accélération et la densification des échanges ont pris une tournure radicale à l’occasion de l’industrialisation du monde. Ce processus de l’histoire de l’humanité fut à la fois long, il s’est produit sur plusieurs siècles, et à la fois très court au regard de l’histoire de l’humanité. Mais il a bouleversé à jamais les sociétés, ne fut-ce que sur un aspect : combien de communautés ignorent encore qu’elles font partie d’une humanité dont l’horizon est la planète Terre ?
Globalisation et déséquilibres
Cette révolution n’a pas été paisible. À travers l’histoire, les rapports entre les peuples se sont rarement déployés dans l’amitié et le commerce « équitable ». Les découvertes, les conquêtes, les migrations furent souvent accompagnées de brutalités, d’assimilations forcées, voire d’éliminations de populations. Le résultat de cette évolution jalonnée de conflits et de « déséquilibres » est un monde lui-même déséquilibré dont émergent des puissances politiques et économiques qui donnent un tempo – ou prétendent le donner – à l’ensemble des sociétés.
La caractéristique la plus nette de cet état du monde est l’importance des échanges commerciaux, eux-mêmes placés sous une double contrainte : l’économie de marché et son idéologie libérale. C’est essentiellement pour ouvrir de nouveaux débouchés aux entreprises marchandes, pour s’assurer un accès aux matières premières ou à des marchés du travail plus favorables à la plus-value, que les puissances politiques se sont souciées de l’ouverture, en force ou en douceur, des frontières. Le documentaire La Era del buen vivir souligne bien les effets de la mondialisation auprès de populations locales soumises aux effets violents d’un ordre mondialisé qui menace leurs conditions économiques d’existence, leurs valeurs et leur culture.
La globalisation s’est accompagnée de phénomènes qui n’ont pas tous été anticipés ou souhaités. Les hommes et les idées ont profité des couloirs ouverts par les rapports internationaux pour circuler plus loin, plus vite et en plus grand nombre. Les flux migratoires et les diffusions des idées ont bouleversé des conceptions très compartimentées des relations entre les peuples. Si les marchandises et les capitaux sont invités à voyager, il eut été préférable, selon le point de vue de certaines élites, que les hommes, leurs cultures et leurs idéologies restent à leur place. Bien qu’en partie imprévisible, cette circulation moderne ne s’est pas faite non plus en dépit des diktats économiques. Que du contraire, ce sont les contraintes du marché qui conditionnent les déplacements des hommes et de leurs productions culturelles.
Economie de la culture et hégémonie occidentale
Littérature, cinéma, musique, art contemporain, bande-dessinée,… les formes d’expression sont largement marchandisées. Pour être produites, distribuées et consommées, elles doivent être rentables. Les œuvres les plus susceptibles d’être soutenues par l’économie seront celles qui s’adresseront à l’audience la plus large. Ce problème bien connu oppose le cinéma commercial – par définition grand public – au cinéma « d’auteur », considéré comme confidentiel. Mais du point de vue culturel, ce sont les œuvres qui résonnent avec la culture de la majorité qui se diffusent, au détriment de celles des minorités.
Observé depuis la Seconde Guerre mondiale, le rapport de force entre les industries culturelles dominantes et les autres a donné lieu à de nombreuses dénonciations de l’hégémonie occidentale, essentiellement anglo-saxonne. Il s’agirait d’une forme de néo-colonialisme qui propage partout des valeurs et des comportements favorables à une économie de marché et qui renforcent finalement les quasi-monopoles des produits des industries les plus fortes.
A cette vision peu nuancée, on pourrait opposer que le souci de la consommation a forcé les productions culturelles à se penser en fonction de cette audience désormais mondiale. Avec le temps, les visions du monde deviendraient moins ethnocentriques pour, justement, surmonter les résistances culturelles. Le summum de cette logique aurait été atteint avec le film AVATAR de James Cameron : le récit se passe sur une autre planète et les héros sont des créatures extra-terrestres humanisées, bleues de peau, auxquelles tous les publics pourraient s’identifier. Résultat : pour un budget colossal de 450 millions de dollars, le film a remporté à travers la planète, et en une année d’exploitation, plus de 2 milliards et demi de rentrées. Succès du marketing ou de l’universalisme du propos ? Sans doute un peu des deux.
Soutenir la diversité
Si la mondialisation de l’audience se ressent dans le contenu des œuvres, celles-ci n’en restent pas moins pensées par des producteurs qui dominent la scène et qui sont pour la plupart issus du même environnement. Leur efficacité les rend d’autant plus redoutables qu’elle diminue cruellement l’habitat des productions locales. Celles-ci s’adressent à des publics spécifiques et utilisent des codes de langages particuliers qui diminuent leurs chances d’être plus largement diffusées.
En réponse à cet état économique de la diffusion culturelle, les sociétés civiles et certaines politiques publiques font le choix de militer et de soutenir des œuvres locales pour, précisément, leur offrir la possibilité d’exister culturellement. Par ailleurs, la domination culturelle d’une partie du monde sur une autre, produit aussi des idéologies de rejet, extrêmes, qui se manifestent parfois dans la brutalité de l’interdit, et qui fait dire à des penseurs comme ceux du « Clash des civilisations », que la globalisation provoque des replis identitaires qui amèneront inévitablement à des confrontations.
Le rôle d’un festival comme À Films ouverts, est de promouvoir l’interculturalité en montrant d’autres œuvres que celles de l’offre « grand public ». Mais il s’agit aussi de faire mentir les prédictions identitaires : ces œuvres, issues d’ailleurs, peuvent parler à des publics à qui, a priori, elles n’étaient pas destinées. Elles soulignent que malgré des différences culturelles, qui apparaissent paradoxalement de plus en plus étonnantes au fur et à mesure qu’elles disparaissent, les femmes et les hommes du monde sont animés par des sentiments et des aspirations similaires, qui trouvent justement dans des formats inédits, des manières de s’exprimer que les œuvres dominantes ne permettent peut-être plus. Loin des récits liés à un universalisme imaginaire comme celui d’AVATAR, des œuvres comme Linha de Passe ou Market : a Tale of Trade, mettent en avant des enjeux humains bien plus concrets et immédiatement politiques.
Le cinéma : langage universel et monde uniformisé ?
Au-delà des intrigues et des récits, le cinéma met en scène les quotidiens et les représente. Le travail d’un réalisateur manifeste toujours deux dimensions. D’une part, l’auteur cherche volontairement à mettre en évidence le propos qu’il choisit. Ce seront les histoires de ses personnages, la manière dont ils sont décrits, les drames qu’ils vivent et les conflits moraux qui les habitent. D’autre part, un cinéaste laisse aussi transpirer, parfois involontairement, tous les éléments de la société dont il est issu et dont il témoigne indirectement ne serait-ce qu’en filmant « in situ » l’environnement qui est le sien. Le cinéma, même fictif, rend compte d’un certain réel qu’il faut savoir déceler.
À travers les quotidiens et les problèmes des personnages, nous sommes invités à nous demander si, bien qu’issus d’horizons différents, nous ne sommes pas susceptibles de nous reconnaitre dans ces histoires ? Dans ce cas, alors sans doute pouvons-nous saluer l’universalité des propos des réalisateurs et vibrer au diapason des habitants des antipodes. La globalisation aurait réussi à nous unir dans les drames et les espoirs, loin des identités inconciliables.
A contrario, le décor de ces drames offre aussi un regard sur les conditions de vie de tous ces personnages, reflets des pays où ils ont été imaginés. Comment s’habillent-ils, comment sont rythmés leur quotidien, quels sont leurs paysages, leurs références culturelles, à quoi jouent-ils ? Trouverons-nous dans ces images quelque chose qui nous soit encore un peu étranger ? Dans le cas contraire, alors l’universalité des thèmes serrait le résultat de l’uniformité des sociétés. Ces fictions ressembleraient aux nôtres, parce qu’elles seraient les mêmes. Village global, format standard.
La réalité ne se situe heureusement pas dans l’extrémité de ce verdict. La programmation d’À Films ouverts montre suffisamment d’œuvres et de sensibilités différentes. Cependant, elles donnent à voir une tendance. Celle-ci se vérifie peut-être aussi dans un film de science-fiction qui peut apparaître surprenant pour un festival sur l’interculturalité. Réalisé par un Sud-Africain, District 9 interpelle à deux titres. Le premier est de procéder un peu comme AVATAR en donnant à des extra-terrestres le statut de réfugié ou d’illégal habituellement réservés à des populations bien humaines (comme le fait sur les sans-papiers hispanophones le film Crossing Over). Ces statuts seraient-ils devenus à ce point universels qu’E.T. lui-même serait susceptible d’y être soumis ? Mais District 9 se présente aussi sous une forme audiovisuelle inspirée de la télévision, celle du « reportage du réel », pour mieux faire illusion. Ce film synthétise-t-il un langage cinématographique mondialement standardisé par les mass média ?
Les films du festival laissent entrevoir un monde difficile à saisir qui peut à la fois rassurer et inquiéter : nos semblables le sont de plus en plus. Opportunité pour mieux s’entendre et/ou menace sur la diversité ?
Daniel BONVOISIN
Mars 2011
(Cette analyse a été publiée dans le « Journal du Festival À Films ouverts » en mars 2011)