Les repérer pour prendre distance...
Stéréotypes, clichés, préjugés
La notion des stéréotypes, des clichés, des préjugés nous semble être parmi les éléments centraux d’un sujet plus vaste, au cœur de la démarche cinématographique, qu’est la question de l’altérité. Cette thématique générale est en quelque sorte le fil rouge du Festival du Film Contre le Racisme puisqu’il ambitionne d’utiliser le cinéma comme un outil pour intervenir auprès du public et le faire réfléchir sur son propre rapport à l’Autre. D’une certaine manière, nous distinguons deux manières d’utiliser le cinéma pour sensibiliser à cette question, deux formes d’exploitation que nous utilisons dans le cadre du Festival du Film Contre le Racisme.
Une première approche, la plus courante, consiste à proposer des films pour ce qu’ils peuvent apprendre ou montrer d’une situation. Il s’agit alors des documentaires sur des dossiers tels que l’extrême-droite, des fictions engagées comme le cinéma de Ken Loach ou de Mourad Boucif.
Une autre approche consiste à considérer qu’un film est un authentique document sur l’époque et la société dont il est issu, et qu’il véhicule immanquablement une certaine conception du monde, une certaine conception du rapport à l’autre, et un regard particulier sur l’actualité de son temps ou de sa culture. Dans cette optique, le cinéma permet de découvrir des situations ou des sujets en proposant un point de vue différent de celui auquel le public est habitué, puisque ce n’est pas à lui que s’adressaient originellement ces œuvres.
L’objectif est alors d’inviter le public à réfléchir par lui-même aux significations que prennent ces films et à construire une certaine conception du point de vue qu’ils offrent, pour, finalement, découvrir une autre manière de voir le monde. A ce titre, nous pensons que le cinéma est un excellent moyen pour promouvoir le dialogue interculturel.
Nous espérons aussi que les spectateurs prennent conscience qu’une œuvre filmique propose forcément un point de vue, un certain regard qui lui est propre et que d’autres regards sont possibles. Le spectateur est ainsi encouragé à prendre de la distance face à tous les films, y compris ceux qui s’adressent à lui, et à comprendre la nature éminemment subjective du cinéma, et plus largement du langage audiovisuel. Ceci n’est pas du tout évident dans une société comme la notre ou ce langage omniprésent apparaît bien souvent comme un simple véhicule de la vérité, une fenêtre sur le réel, et non un langage profondément imprégné de notre culture.
En 2007, nous avons utilisé cette approche pour traiter la notion du stéréotype culturel au cinéma. L’idée n’était pas de les pourchasser implacablement à travers certains films mais bien d’éveiller le spectateur au fait que le cinéma utilisent les stéréotypes comme un moyen de communiquer, que les stéréotypes y sont omniprésents et qu’ils concernent aussi les représentations de l’Autre, des minorités et des étrangers.
Des films d’ailleurs pour révéler les stéréotypes
Pour parvenir à provoquer le ‘tilt’ chez le spectateur, nous avons choisi de montrer des films produits dans des cultures qu’on peut considérer comme « étrangères » aux yeux du public occidental. Ces films ont la particularité de mettre en scène l’Occident et des Occidentaux et donc, forcément, de véhiculer des stéréotypes à leur sujet.
Le principe de l’animation consistait à donner des missions aux spectateurs avant la séance afin qu’ils soient attentifs à certains aspects du film. A la fin de celui-ci, les observations étaient mises en commun. Pour l’essentiel, il s’agissait de dresser les portraits de certains personnages : ceux au centre du film, et ceux qu’on peut considérer comme « Occidentaux ». La mise en commun révélait immanquablement que les personnages occidentaux étaient réduits à des caricatures culturelles presque interchangeables, tandis que les personnages principaux, généralement issus de la culture dont était issu le film, étaient quant à eux plus riches et surtout moins stéréotypés.
Nous avons ainsi projeté en 2007 le film congolais Pièces d’identités, tourné en Belgique mais revendiqué par son auteur, Mweze Ngangura, comme étant un film africain populaire destiné à des Africains. On y découvre de nombreuses caricatures de Belges, tantôt piliers de comptoirs sympathiques, marginaux et imbibés, tantôt coloniaux racistes, policiers obtus et bêbêtes, antiquaire véreux, ou religieux détestables, presque tous pourvus d’un accent « typique ». A ce sujet, les Congolais du film s’expriment presque tous d’un français irréprochable, qui contraste avec celui des personnages blancs. Les personnages africains sont quant à eux tiraillés entre l’identité africaine et la culture peu reluisante d’un Occident qui les traite mal.
Les deux autres films exploités étaient un film turc, Vallée des Loups – Irak, et un film indien, du genre « Bollywood », Neal N’Nikki. Le film turc raconte l’expédition punitive d’un agent turc en Irak contre un chef américain, coupable d’exactions. Le film véhicule des clichés sur l’occupation américaine mais aussi contre les Juifs. Malgré ses ambiguïtés très nationalistes, le film est le record absolu du box office turc et un grand succès auprès du monde musulman. Il offre surtout la particularité de renverser la mécanique du film de guerre hollywoodien en plaçant l’armée américaine dans le mauvais rôle tout en exploitant les ressorts de ce genre cinématogaphique. On relèvera avec intérêt la vision du chef américain, présenté comme un fanatique religieux, qualificatif plutôt courant chez nous lorsqu’il s’agit de décrire les combattants du Moyen Orient.
Quant au film indien, il raconte l’histoire d’un jeune homme qui vit au Canada et qui veut profiter de ses dernières journées de célibat pour faire une virée d’enfer à Vancouver et tomber un maximum de filles. Ici, c’est la femme blanche qui fait les frais de la comédie en étant présentée comme intrinsèquement facile et largement superficielle. On découvre - chastement - un Canada entièrement dévoué à la fête et au libertinage.
Ces trois films ont le mérite de véhiculer à leur manière une vision de l’Occident qui correspond à des phantasmes locaux. Les relever se fait sans peine pour le public qui sait que les choses ne sont pas telles qu’elles sont montrées. Nous savons que la Belgique ne se réduit pas à des poivrots, à des policiers un peu grotesques et à des anciens coloniaux avides, que l’Amérique n’est pas avant tout mue par un sentiment religieux et que les Juifs ne trafiquent pas les organes des Irakiens morts à destination de nos capitales, ni que le Canada, et plus largement nos contrées, soit un eldorado festif peuplé de créatures aguicheuses et disponibles.
Mais constatant ces caricatures, ne peut-on pas interroger notre propre cinéma quant au traitement qu’il réserve à l’Autre ? A bien y réfléchir, nos films ne sont pas souvent mieux disposés à faire des étrangers des personnages à part entière plutôt que des stéréotypes fonctionnels pour le récit, ni à montrer les autres pays autrement que par ce qui les rend exotiques, et dramatiquement fonctionnels, à nos yeux.
Indépendamment de cette animation spécifique, le cinéma permet aussi de relever l’évolution des stéréotypes culturels et surtout de souligner quelle place il réserve à ceux qu’il considère comme exotiques. Les images d’Afrique que véhicule le cinéma hollywoodien sont à ce titre, aujourd’hui, emblématiques d’une certaine conception misérabiliste de ce continent. De manière générale, on peut relever un glissement, au sein du cinéma occidental, d’une vision d’Afrique terre d’aventures, exotique et sauvage, peuplée d’animaux fabuleux et d’indigènes serviles à une vision d’un continent délabré sur lequel pullulent les bidonvilles, les camps de réfugiées et des armées de clochards affamés, un continent définitivement victime de dictatures ubuesques et théâtre des exactions prédatrices de l’Occident. Mais toujours, le héros sera blanc, ou occidental. On peut songer ici à des films comme Lord of War ou The King of Scotland. Bien sur, des films s’extraient de ce cadre étroit mais ces images d’Epinal, communes à celles que montrent le petit écran, restent celles qui dominent.
Les limites du stéréotype
L’animation que nous proposons n’a pas pour objectif de dénoncer ou de « laver » les stéréotypes du cinéma. Au contraire, nous voulons faire comprendre quelle est la fonction du stéréotype et de mettre le doigt sur son rôle narratif. D’une certaine manière nous invitons les spectateurs à considérer ce qu’ils voient habituellement au cinéma comme des raccourcis qui ont pour fonction première de communiquer un message plus aisément et non de dépeindre une réalité. En espérant qu’ils y gagnent une distance face aux représentations auxquelles ils sont confrontés à travers les divers médias qu’ils consomment quotidiennement.
Reste cependant une question importante. Il est indéniable que ces stéréotypes, tout nécessaires qu’ils soient lorsqu’on les conçoit au regard de leur fonction de communication, véhiculent des caricatures et des clichés dommageables pour ceux qu’ils représentent. Dans la plupart des cas, ces clichés ne sont pas volontaires, ils correspondent juste à un certain état de la culture qui les produit. Comment en 30 secondes représenter des Africains et faire comprendre qu’ils vivent en Afrique ? Voilà le genre de problèmes qui se posent aux cinéastes. Si nous devions chacun faire l’exercice, nous nous rendrons sans doute rapidement compte que nous ne pourrons faire l’économie du stéréotype.
Finalement, le risque est de rendre immuables des particularismes culturels que notre subjectivité à relevé. Car le stéréotype, comme la représentation de l’Autre, n’est jamais que l’expression de notre vision des autres, le fruit de la manière dont nous définissons les différences et non une différence objective. Dans le stéréotype, il y a toujours une part de nous, quelque chose de l’ordre du négatif de comment nous nous concevons. Il est souvent le résultat d’une confrontation entre les cultures vue par un des deux bouts de la lorgnette et qui fait donc fi du point de vue de l’Autre.
Au-delà de la compréhension de ce phénomène de réduction des cultures sous le feu d’un point de vue, se pose la question : que faire des stéréotypes ? Mus par une volonté d’universalité, certaines manières de raconter des histoires ou de dénoncer des situations peuvent être tentées par leur effacement. C’est ce que fait en partie le film d’animation Persépolis qui profite pleinement du procédé en noir et blanc pour éviter de singulariser l’Iran et ses habitants. Toutefois, cette prétention d’universalité bute bien vite sur ses limites. Le film étant destiné au public occidental, les héros du film semblent tout naturellement devenus Occidentaux, ce qui n’est sans doute pas loin d’être la situation de son auteur, Marjane Satrapi dont le film autobiographique ne cache pas l’éducation et la situation familiale singulières. Mais dans Persepolis, tout est fait pour ne pas évoquer les éléments culturels propres à l’Iran et en premier lieu la religion chiite qui n’est jamais mentionnée. Ce choix est volontaire de la part de la réalisatrice qui a voulu sortir des stéréotypes sur l’Iran.
Persépolis pose en réalité une question fondamentale : nous, public, sommes-nous capables d’éprouver de l’empathie, sommes nous capables de nous identifier à des personnages qui sont très clairement identifiés comme « différents » ? Les différences, qu’elles soient stéréotypées ou non, sont-elles des obstacles à ce point insurmontables qu’il faille leur préférer un héros semblable au public par lequel il serait, peut-être, possible d’expérimenter une ouverture à d’autres cultures ? Ces questions sont d’autant moins simples que la domination culturelle et commerciale d’une certaine forme de cinéma tend à uniformiser les films et à globaliser leur langage et, forcément, leurs stéréotypes et, finalement, à ne donner à voir au monde qu’un seul point de vue sur lui.
Daniel Bonvoisin
Ce texte a fait l’objet d’une intervention publique lors d’une activité organisée par le CEC le 24 juin 2008.