Images, reflets de la réalité
Une image de presse peut-elle être retouchée ? Si oui, jusqu’où ?
Le débat a été relancé à l’occasion de la remise du prestigieux World Press Photo 2013, pour la publication d’un cliché pris à Gaza par le photographe de presse Paul Hansen. Publié d’abord dans le quotidien pour lequel il travaille, le Dagens Nyheter (Suède) avant que de concourir et de remporter le premier prix, la photo a fait l’objet d’un examen méticuleux et de commentaires très critiques. Une photo de presse doit-elle être un absolu instantané ? Malgré cela, n’est-elle pourtant pas déjà une composition ? L’usage de logiciel de traitement comme Photoshop doit-il être contrôlé pour les photos d’information ? Et, à coup sûr, proscrit quand il s’agit de concours ?
La photo est dénommée « L’enterrement de Gaza [1] ». Elle a remporté le World Press Photo (WPP) – 2013. Elle est l’œuvre du photographe de presse suédois Paul Hansen qui travaille pour le Dagens Nyheter, un quotidien de Stockholm. Pourtant, par la suite, ils ont été nombreux à déclarer que cette photo avait été l’objet de traitements informatiques tels qu’il fallait l’identifier à un « Fake » (en français, une photo truquée)… et qu’il y avait donc tromperie dans le chef du candidat au prix et malversation dans le choix du jury. En effet, si le règlement est strict : " Le contenu de l’image ne doit pas être altéré. Seule une retouche conforme aux standards couramment acceptés dans la profession est acceptée ", il semble que les jurés aient été abusés… ou peu regardant.
La polémique a nourri un débat très technique, lequel a puisé des arguments dans la capacité que l’on a aujourd’hui de retracer les couches successives de production d’un fichier informatique [2]. Hansen n’a semble-t-il pas fourni le fichier (.raw) de sa photo, entendez, le fichier original au format propriétaire, le seul à garantir une provenance non travaillée… en fait, comme le ferait la pellicule pour une photo argentique. Et donc, il s’en est suivi toute une série d’examens informatico-microscopiques pour étayer le fait que l’image primée puis disqualifiée « est un composite de trois photos différentes. »
Du point de vue de l’Education aux Médias, ce n’est finalement pas là que se situe l’enjeu de la question, mais bien plutôt dans l’idée que l’on se fait de ce qu’une image de presse doit représenter pour être légitime dans sa mission : être un récit d’actualité.
Filtres et retouches
Un des premiers arguments pour légitimer la retouche d’un cliché tient au fait que l’œil ne voit pas comme l’objectif d’une caméra. Notre iris n’a pas les mêmes caractéristiques que les cellules photosensibles d’un appareil. Peut-on dès lors imaginer qu’en usant de filtres et de manipulations numériques le photographe prétende à juste titre rétablir la vérité de ce qu’il a vu [3] ? Autre question semblant mener de toute évidence à cette logique de l’acceptation d’une retouche : Si la photo est parfaite, mais qu’un problème de cadrage s’est présenté au moment de la prise, peut-on rétablir l’horizontalité du sujet et son recadrage ? On serait tenté de dire « oui » à cette intention d’améliorer le médium pour que le message passe mieux.
Le débat prend toutefois une autre tournure quand la photo, jugée non parfaite cette fois, eu égard à des critères techniques mais aussi pourquoi pas esthétiques, peut être améliorée par de nouvelles manipulations. Une question qui n’est pas sans rappeler qu’au temps de l’argentique, le développement était plus qu’une simple « révélation » d’un instantané, lui aussi un moment de travail de l’image. En se rappelant aussi que « un siècle avant Photoshop, la presse retouchait déjà ses photos [4] ».
Dès lors, pourquoi s’arrêter en chemin ? Avoir pris un cliché avec un capteur couleurs pour envisager une impression en noir et blanc, est-ce trahir la réalité par la recherche d’une certaine esthétique ? D’une certaine manière oui, puisque nous voyons en couleurs… Mais dira-t-on pour autant qu’une pellicule muette (la piste audio n’est pas exploitée/plus exploitable) ment sur la réalité dont elle n’a sauvegardé que les images ? Et s’il faut rétablir la dimension sonore de ce support audio-visuel, manipulera-t-on si l’on accentue celui-ci pour mieux faire entendre ce qui reste peut-être inaudible sans post-production. En image aussi, et c’est ce qui est reproché à Paul Hansen, on peut procéder à des retouches partielles de zones jugées trop ombragées ou manquant de tonalité. Le processus est simple : accumuler les couches de réglages différents en recourant aux claques et à la transparence.
Captation ou création ?
On l’a compris, ce qui fait problème, c’est la dimension « composition » de la démarche. Un processus qui a pleinement sa place dans la création d’une œuvre d’art, fut-elle à haute valeur politique et comportant un caractère résolument militant, mais qui pervertit le caractère original de la captation « prise sur le fait » que l’on attend de la photo de presse.
La réflexion peut se nourrir de l’analyse d’une autre situation polémique rencontrée, elle aussi, dans le cadre du World Press Photo. C’était en 2009. Stepan Rudik s’est vu décerner le troisième prix dans la catégorie « Sport », avant de voir son cliché disqualifié (retiré) pour « manipulation excessive de l’image originale ». A ce moment aussi, la polémique a enflé dans les milieux professionnels de la photographie. Internet publie aujourd’hui encore les traces de ces échanges nourris entre « intégristes » de la photo de presse [5] et tenants d’une conception globale de la production photographique allant jusqu’à y inclure la post-production. L’exemple est emblématique : il s’agit d’un recadrage effectué dans une photo jugée par tous comme pas très intéressante dans son format initial… à ceci près que, que le plan serré fonctionne, parce que le photographe a effacé un élément parasite (insignifiant) situé à l’arrière-plan. Le cliché original a été produit en noir et blanc sur base d’une capture couleurs et des filtres ont été ajoutés pour un rendu particulier. Au niveau du sens, on peut dire qu’il n’y a pas manipulation… mais le procédé ouvrant la porte à toutes sortes de dérives, le jury a préféré revoir son jugement. L’argumentaire exprimé est donc bien que le recadrage et l’effacement d’un élément ont justifié le déclassement, le second motif ayant été décisif dans l’avis exprimé.
Sur le vif…
On pressent bien, que derrière cette décision, il y a la volonté de prétendre à une captation « prise sur le vif » . Un peu comme en cinéma documentaire, certains parlent de « candid eye » ou « ciné-vérité ». N’est-ce pas ce que l’on retrouve dans le propos d’Alain Mingam quand il dit « La photo de presse doit demeurer une certification de la vérité ». Il poursuit : « une prudence s’impose : faire attention à cet opportunisme photoshoppé, qui fait perdre la perception spontanée de la vraie lumière, qui donne la signature, autant que son crédit, à une image ». […] Je crois qu’on va vers une tendance qui peut porter préjudice à la crédibilité, à la véracité d’une image. Dans le domaine purement artistique, Photoshop est un outil intéressant pour traduire l’imagination d’un auteur. C’est alors une technique de construction sur-réaliste, une manipulation du réel pour faire de la fiction visuelle [6] ».
La prise de position est claire : il vaut mieux une photo imparfaite mais qui témoigne de la réalité d’un évènement sans modification [7], plutôt qu’une image parfaite qui se rapproche d’un tableau, lequel peut, lui, prétendre à une juste place en galerie, dans un musée ou figurer dans les candidatures concourant pour une distinction internationale. A cela près que cette manière de présenter les choses donne à penser que le caractère imparfait serait le critère du vrai. N’est-ce pas oublier la pourtant mémorable esthétique des images du 11 septembre, pour ne citer que cet exemple car il y en aurait bien d’autres, et qui attestaient d’une bien triste réalité ?
A l’inverse, Béat Brusch exprime bien cette toute autre vision de la photo de presse quand il dit « À l’heure où les logiciels de traitement d’images autorisent une si grande maîtrise de leur apparence, on ne peut plus fixer des règles du jeu basées sur un état de la technique (et des croyances) totalement dépassé. En recadrant, le photographe a supprimé de l’image plusieurs personnes, cela n’est pas grave, mais on le sanctionne au prétexte qu’il a effacé un morceau de pied (d’ailleurs flou et difficilement identifiable). Pourquoi accepter des recadrages qui peuvent fortement modifier cette « vérité » dont se targuent les fondamentalistes ? Et pourquoi diaboliser une petite retouche qui n’attente en rien à cette prétendue « vérité » ? ». Et Brusch de s’offusquer en parlant de « pratique inquisitoriale consistant, de la part d’un jury, à réclamer les fichiers RAW d’une photo, afin de contrôler l’intégrité de l’image livrée. […] Va-t-on obliger les photographes de presse à réaliser leurs photos uniquement avec un appareil agréé, dûment plombé par un technicien assermenté et dont les photos ne pourront être recueillies que sous contrôle notarial ? ».
Le réel et son récit
La question donc, derrière cette polémique, est pour partie celle de la déontologie du photographe qui rejoint celle du journaliste quand celui-ci traite, par le texte, d’un fait pour en faire un événement médiatique : quand il s’inscrit dans l’événement (la présence du photographe n’est pas sans effet sur les acteurs se percevant comme la cible d’un objectif), le photographe est-il à même de rendre compte des faits ? A-t-il également l’intention de délivrer un message à propos de ces faits auxquels il participe ? Maîtrise-t-il son art pour prétendre y parvenir sans devoir excessivement recourir à des effets de reconstruction de l’histoire dans laquelle il trempe ?
Mais l’enjeu est également dans le chef de celui qui reçoit l’information. Quelle soit textuelle ou photographique, la composition est l’art du métier. Brusch développe ainsi cette compréhension des choses : « Certains pensent qu’une prise de vue n’est que le scan d’une vérité visuelle à un instant donné. Ceux qui s’imaginent qu’il suffit de viser et presser sur le déclencheur pour rendre compte d’une vision objective n’ont probablement jamais réalisé (ce qu’est) une image digne de ce nom. Une image, cela se travaille. Avant la prise de vue, pendant et après. Pour beaucoup, c’est l’« après » qui pose problème. Les (vrais !) photographes sont des auteurs. Cet « après » est pour eux une phase de réflexion permettant de préciser des intentions, de souligner ce qu’ils ont ressenti et qu’ils voudraient montrer. Reproche-t-on à un auteur de texte de choisir ses mots ? Lui demande-t-on de ne pas se relire ? »
Sans doute les débats autour du prix World Press Photo sont-ils aussi alimentés par le fait que la dimension esthétisante [8] se porte sur un contenu (l’événement) qui n’est pas un concept clairement arrêté dans l’esprit de beaucoup.
Pour l’éducateur aux médias, le mérite de ces échanges polémiques, c’est de donner à réfléchir sur ce que chacun attend des canaux d’information qu’il sollicite quand il médiatise sa confrontation au réel. Une fois encore, réalise-t-il qu’il se confronte à des représentations et qu’un pas de côté est toujours opportun pour identifier « ce qui se produit dans le récit en train de se faire ».
Michel Berhin
Média Animation
Septembre 2013
[2] Voir par exemple : http://www.extremetech.com/extreme/155617-how-the-2013-world-press-photo-of-the-year-was-faked-with-photoshop
[3] « Cameras simply don’t capture the same gamut of color or dynamic range as human eyes — a photo never looks the same as the original image perceived by your brain. Is it okay for a photographer to modify a picture so that it looks exactly how he remembers the scene ? » : http://www.extremetech.com/extreme/155617-how-the-2013-world-press-photo-of-the-year-was-faked-with-photoshop
[4] Voir à ce sujet : http://www.francetvinfo.fr/culture/expos/un-siecle-avant-photoshop-la-presse-retouchait-deja-les-photos_363038.html
[5] Terme utilisé par Béat Brusch qui qualifie ainsi les membres du jury ayant finalement disqualifié le cliché. (Voir : http://du-photographique.blogspot.com/2008/02/chronique-ii.html )
[6] Voir : http://www.atlantico.fr/decryptage/polemique-world-press-photo-peut-on-encore-croire-images-alain-mingam-644356.html
[7] Lire en ce sens aussi le point de vue d’André Gunthert , quand il dit : « La décision du jury suggère qu’une telle option n’est pas conforme à la doxa de l’instant décisif, selon laquelle le regard du photographe doit être capable de réagir instantanément à l’événement, et qui prescrit l’intangibilité de l’image réalisée à ce moment crucial. » http://culturevisuelle.org/icones/447
[8] Commentaire de Brusch toujours : « Sous diverses pressions (commerciales, disponibilité des techniques, soucis de perfection, besoin de reconnaissance de leurs auteurs, etc) les photographies sont en train de changer de statut. Elles ressortissent de plus en plus du domaine de l’illustration - anathème suprême, pour certains ! » Lire : http://motsdimages.ch/La-retouche-ne-passe-pas.html