Traitement médiatique des faibles et des opprimés
Le looser magnifique
Les médias d’information et de divertissement prennent-ils fait et cause pour les plus faibles ou les perdants que pour les plus forts ou les gagnants ? Les victimes suscitent une compassion bienveillante dans le grand public. Un phénomène propice à l’emballement audimétrique.
Lu dans la Dernière Heure ce 18 septembre 2008, sous le titre : « Tabassée par une inspectrice de police » : « ANDERLECHT. Hanane est une jeune femme de 29 ans, hyperbien dans sa peau. "Je suis dentiste. J’ai bien réussi dans la vie. Non, je n’ai pas de casier judiciaire et je ne rends visite à personne en prison", précise Hanane qui sait déjà que ses origines peuvent susciter des a priori. "Vendredi, j’ai fait une crise d’asthme très sérieuse. […] Ma voisine m’a déposée à hôpital". […] "Au terme de quatre aérosols, le médecin m’a dit que je ne pouvais pas rentrer chez moi. Je devais être hospitalisée." Hanane a été placée dans une chambre de deux personnes. "J’étais avec une dame qui avait reçu énormément de fleurs. Ce n’était pas conseillé vu mon état." Le médecin a proposé à Hanane d’occuper une chambre seule. Un peu plus tard, Hanane s’est levée, traînant son baxter. "J’ai croisé une infirmière. Elle m’a dit de me rendre chez une de ses collègues". Hanane s’y est rendue. "Il y avait des chambres qui venaient de se libérer. J’ai demandé quand je pourrais m’installer dans une des deux", explique Hanane qui précise que l’infirmière lui a répondu d’un ton hautain que les deux chambres étaient déjà attribuées et que "si je n’étais pas satisfaite des services, je pouvais me rendre dans un autre hôpital. Il suffisait que je signe une décharge." L’incident éclata. Tout a dégénéré très vite. "Le garde de sécurité est arrivé. Et puis, une patrouille de police" ! "L’inspecteur m’a prise par les poignets. Il a serré tellement fort que le baxter est sorti de la veine et s’est mis sous la peau". Hanane, qui a reçu des coups de pied sur le corps, a hurlé de mal. "L’inspectrice a sorti son arme. Elle a crié : Tu vas la fermer. Et puis, elle m’a donné un violent coup de crosse sous la joue. J’en ai perdu connaissance ! "
Rédigé comme un récit accusateur à la charge d’une horde de policiers à l’encontre d’une femme seule et innocente, d’origine « pouvant susciter des apriorismes », le fait-divers reproduit-il le stéréotype du bourreau exerçant une violence aveugle à l’encontre d’une victime expiatoire, désignée innocente, répondant par là aux balises narratives déjà éprouvées [1] de la « bavure policière » ou du « flic raciste » ?
Euh, à propos …
Lu dans la Dernière Heure le 22 septembre, sous le titre : « Hanane n’a pas été frappée avec la crosse de l’arme d’un policier... »
« Début de semaine, nous avions été contactés par Hanane, une dentiste, qui nous avait expliqué qu’elle avait été victime de violences policières alors qu’elle se trouvait hospitalisée suite à une crise d’asthme. Hanane, que nous avions crue, avait parlé d’une chambre seule qu’on refusait de lui donner alors que son médecin l’avait imposé, des écarts de langage des infirmières qui l’avaient envoyée promener et d’un coup de crosse donné par une inspectrice. Nous avons eu le médecin de Hanane. "Elle avait eu de l’oxygène en forte dose toute la nuit. Le matin, elle n’était pas dans son état normal. Je pense qu’elle a tout simplement pété les plombs. Elle est devenue incontrôlable", explique le médecin qui précise que les infirmières ont été dépassées, raison pour laquelle elles ont fait appel au garde de sécurité et ensuite à la police. La rencontre fut houleuse : "Sale p... de blondinette de m..., ferme-la", a hurlé la malade dès qu’elle a vu la policière. "Elle s’est plainte que son GSM était cassé. C’est elle qui l’a jeté à la tête de la policière." Quant à la crosse de l’arme : "Aucune arme, ni matraque, ni spray n’ont été utilisés. Des dizaines de témoins peuvent en attester". Enfin, Hanane, selon les médecins, est suivie à Érasme pour des troubles psychiatriques. »
Gueule de victime
Les médias parent au pressé. Obéissent-ils aux stéréotypes médiatiquement corrects de la victime idéale, auxquels il faut opposer un tortionnaire ? Peuvent-ils trahir un fait qui ne correspond pas à l’orthodoxie de nos petites croyances de lecteur ? Une femme qui a bien réussi dans la vie, mais, pour son insondable malheur, suscite bien des a priori de la part d’un flic (une blondinette, en réalité) aussi crétin que barbare, que l’on imaginerait peser une tonne de muscle et, mis en accusation de racisme probable, adorer « casser du nègre ».
En première analyse, le problème est facilement posé : le vrai et le vraisemblable ont-ils la même valeur en journalisme ? Vraisemblable : un acte de violence policière sur fond de racisme ambiant. Vrai : une fliquette agressée et insultée. On connaît les mauvaises recettes qui font les fausses infos. Un : le manque de vérification, dont on a bien compris qu’il concerne d’abord l’auteur de l’article du 17 septembre ; deux : la dictature de l’instant qui impose sa loi aux journalistes. Jusqu’où peut-on défendre un message ultra balisé (le thème récurrent de la violence policière) sur la base de faits non vérifiés ? Peut-on dire que cet acte ait existé ou non n’a aucune importance ?
Pour le criminologue Georges-André Parent [2], les médias présentent une vision dualiste et caricaturale des faits de société : « Comme ce sont des faits spectaculaires qui sont surtout visibilisés par les médias, ce sont donc les victimes les plus vulnérables, les plus dépourvues, qui risquent de faire la manchette. À cela, il faut évidemment excepter les faits impliquant des victimes très connues du grand public dont la notoriété fera d’elles des cibles privilégiées pour les journalistes. Le type de victime, aussi bien que le genre de victimisation, joueront donc un rôle important dans la sélection de la nouvelle et surtout dans son traitement. Tout comme la contribution active ou passive de la victime, ses traits de personnalité, son mode de vie, son statut social, ses liens avec l’infracteur ».
Une « brave mère de famille » est tuée par son mari, elle est victime innocente. Une jeune femme est découverte assassinée, nue en bordure d’une route, on insistera pour rappeler qu’elle est divorcée, qu’elle fréquente les bars et le milieu de la drogue, qu’elle a un casier judiciaire, même s’il s’agit d’avoir troublé la paix ou de simple vagabondage...
« La victime coupable », c’est celle que l’on blâme pour une culpabilité antérieure au crime (« réelle ou imaginée »). « La victime culturellement légitime », c’est celle qui appartient à des personnes ou des groupes contre qui l’emploi de la violence est encouragé, toléré ou approuvé. Victime médiatique donc, la femme au casier judiciaire vierge, enjolivé par sa présumée appartenance ethnique. Victime légitime, le flic malabar contre qui la violence serait tolérée. Victimes idéales pour les médias, les moines bouddhistes de Birmanie qui défilent en silence et pieds nus, ou encore, les étudiants chinois de Tienanmen.
Le meilleur, pourtant
Sur un autre plan, la victimisation des candidats de la télé réalité peut générer des effets d’empathie chez les téléspectateurs qui votent pour désigner le meilleur. Le 8 mai 2008, lors du prime de la Nouvelle Star, Thomas figure parmi les favoris, régulièrement encensé par le jury depuis le début de la saison, alors qu’Ycare, moins doué vocalement, fait l’objet de critiques narquoises. Et puis à la grande surprise de tout le monde, lors de ce prime du mercredi 8 mai, l’aventure s’arrête pour Thomas, éliminé par le public.
Après l’annonce des résultats, l’étonnement règne au sein du jury. Lio, un de ses membres, déclarait : « Je ne comprends vraiment pas. Parce que Thomas, il avait quelque chose d’incroyable, une présence, une sensualité, une façon de placer sa voix qui est absolument unique. Il était en continuelle progression, au fur et à mesure des primes, il prenait de l’assurance. Il ne faut pas se laisser aller au côté émotionnel, il faut regarder pourquoi le jury donne du rouge, les gens doivent se faire leur opinion, être plus rationnels [3] ». On peut se poser la question, si le public, devant un candidat mis en situation de faiblesse, ne réagit pas sur le mode de l’empathie et vote plus massivement pour le perdant que pour celui à qui tout réussit.
La victime et le bourreau
On peut trouver une foule d’exemples du mécanisme victimaire, décrit et analysé par René Girard. Pour l’anthropologue, ce mécanisme est à la source de la production même des institutions de la société.
Ainsi, les émissions de télé réalité forment un domaine où la structure du sacrifice est très présente. Une des caractéristiques communes à toutes ces émissions, telles que Star Academy, Secret Story, la nouvelle Star, Koh-Lanta, l’île de la tentation, est le principe d’exclusion progressive des candidats. Au final, il ne doit en rester qu’un. Tous les protagonistes sont censés vouloir être celui-là, ils poursuivent un objectif identique. Ce qui, dans l’anthropologie girardienne [4], génère inévitablement un cycle de violence, un conflit d’appropriation. Ce conflit, pour René Girard est appelé « conflit mimétique ». Toute communauté, et les protagonistes de la télé réalité en forment une, a donc pour souci de réguler les conflits mimétiques susceptibles de déclencher un chaos généralisé. La télé réalité semble bien, dans cette perspective, une mise en scène du conflit mimétique.
Comment règle-t-on le conflit ? Par le rituel, qui, dans l’anthropologie girardienne, se conclut par le sacrifice (symbolique ou non) d’un membre de la communauté. Le rituel d’élimination de la télé réalité crée une victime désignée comme cause de la violence dans la communauté. Il faut l’expulser du groupe, au moyen de son sacrifice. Cette expulsion de la victime sacrificielle est nommée le sacrifice victimaire.
Pourquoi dans ce contexte, se crée-t-il une opposition de tous contre un ? Girard y répond en exposant le principe de contagion : plus le nombre d’individus désirant la même chose est grand, plus élevée est l’attraction de cet objet pour les autres. C’est ainsi que dans les émissions de télé réalité, lorsque les candidats arrivent au bout de l’aventure, le conflit à résoudre semble moins crucial. Les protagonistes ressentent ou miment une amitié profonde pour leurs adversaires, se disent tous « très contents d’être arrivés là ». Et plus le nombre d’antagonistes est élevé, plus grande est la tentation d’entrer en conflit contre l’antagoniste désigné. Cette spirale aboutit à la situation d’une opposition de tous contre un, bourreau déclaré devenu victime légitime.
Une fois le sacrifice de la victime entériné, la communauté se persuade que celle-ci était la cause de tout le mal à l’oeuvre en son sein. Privée d’adversaire, elle se réconcilie avec elle-même. Le retour au calme confirme alors la responsabilité de la victime dans les troubles qui ont agité le groupe. Un principe particulièrement lisible dans les émissions de télé réalité reposant sur l’enfermement des candidats.
Tous coupables ?
À l’échelon collectif, la question de la faute occupe bien des esprits relativistes, et particulièrement européens. L’opinion publique occidentale désigne régulièrement un agresseur : l’Europe elle-même, et en outre l’Amérique. Le philosophe Pascal Bruckner [5], à contresens du pathos habituel, expose son diagnostic : "toute la pensée moderne s’épuise dans la dénonciation mécanique de l’Occident. Les occidentaux sont fatigués : ils se reprochent tout, et le reste du monde a bien raison de les haïr ». Ce masochisme occidental entretiendrait une sorte de complexe de supériorité, car en assumant tout, dit Bruckner en substance, nous privons nos "victimes" de leur propre responsabilité. En d’autres termes, si nous sommes victimes, nous ne le devons qu’à nous-mêmes, au fond, les autres ont bien raison d’envoyer des avions de ligne se fracasser dans nos tours. Ils sont doublement victimes, nos tortionnaires : de nous-mêmes et du rôle que nous leur donnons à jouer.
Certains ont laissé entendre que l’attentat du 11 septembre 2001 est une sorte de punition, que les Américains l‘avaient bien mérité, et qu‘après tout, ce n‘était que la revanche des opprimés sur les puissants. D’autres encore ont été jusqu’à estimer que les victimes des attentats étaient en réalité coupables de ceux-ci [6]. Quand les trains ont explosé à Madrid, de nombreux Espagnols y ont vu les effets de la politique nationale en Irak, même si des théoriciens islamistes ont expliqué qu’Atocha punissait les Espagnols de la Reconquista du quatorzième siècle.
Pour Pascal Bruckner toujours, le tsunami du Sud-est asiatique « a été interprété par nos concitoyens comme étant la preuve qu‘encore une fois, c‘est le Sud qui paie quand c‘est le Nord qui tire les marrons du feu. Voilà un phénomène naturel contre lequel nous ne pouvons pas grand-chose, transformé en geste de victimisation politique. Ce qu’on pourrait appeler un mauvais remake de « la tentation de David » (contre Goliath) est encouragée par la nature démocratique, ontologiquement relativiste, de nos sociétés. Nous avons le droit de prendre la parole contre nous-mêmes. L’opinion européenne est l‘une des rares cultures, qui porte sur elle-même le regard froid d‘un juge : la métaphore de la deuxième guerre mondiale, pour l‘Allemagne, c‘est Auschwitz, et pour le Japon, c‘est Hiroshima [7]. En d‘autres termes, il y a des nations qui savent reconnaître l‘étendue de leurs crimes et les admettre, alors même que le Japon, nous le savons en raison de la polémique qui l‘oppose à la Chine, préfère se poser en victime plutôt que d‘admettre qu‘eux aussi ont été des criminels dans le passé ».
David et Goliath
Le « devoir de mémoire » [8] est un bon étalon de mesure de la qualité d’une démocratie. Pour gagner l’adhésion médiatique, mieux vaut se présenter comme une victime. Il n’y a rien de plus atroce qu’un héros ou qu’un peuple orgueilleux et dominateur. La « victimisation » est bien un outil politique et idéologique.
Yves COLLARD
13 juillet 2008
[1] En septembre 1998, Sémira Adamu, 20 ans, était morte étouffée par des gendarmes qui tentaient de l’embarquer de force dans un avion pour son expulsion. L’affaire avait provoqué une vive émotion et le ministre belge de l’Intérieur de l’époque fut contraint à la démission. Le vendredi 12 décembre 2003, le verdict dans le procès des gendarmes est tombé : sursis et acquittement. Les faits avaient été requalifiés en « coups et blessures involontaires ».
[4] René Girard, La violence et le sacré, Grasset, 1972
[5] Pascal Bruckner, la Tyrannie de la pénitence, essai sur le masochisme occidental, Grasset & Fasquelle, 2006
[6] L’édition norvégienne du Monde diplomatique a publié dans son numéro de juillet 2006 un remarquable dossier sur les attentats du 11 septembre concluant qu’ils sont le fruit d’un complot intérieur US.
[7] Conférence de Pascal Bruckner, Université d’Oslo, 24 mai 2005, disponible sur http://www.france.no/pages/evenemen...
[8] À propos du film « Indigènes » : « Pour séduire et convaincre, Bouchareb ne lésine pas sur les bons sentiments, et les soldats des colonies sont ici sans exception des braves gars incapables de la moindre faute ou indignité. Car c’est bien le sujet (ou l’intention positivante, si l’on veut) qui dicte l’action et programme intégralement la conduite de personnages qui ne sauraient porter préjudice à la cause plaidée. En ce sens, Indigènes apparaît aussi comme un film militant d’une grande efficacité ». Didier PERON, « Indigènes » dénonce la condition des soldats venus des colonies combattre pour la libération de la France », Libération, Lundi 25 septembre 2006.