Tablettes numériques : entre baby-sitting et partage familial

Les tablettes numériques attirent les enfants dès le plus jeune âge. Faut-il, en-dessous de huit ans, les interdire, les limiter, les encadrer, en accompagner les usages ? Peuvent-elles se trouver au cœur des usages familiaux partagés ?

Les tablettes numériques font figure de cadeau à la mode pour les enfants en âge scolaire ou même préscolaire, et ceux-ci les apprécient beaucoup. Ils voient leurs frères et sœurs plus âgées y passer du temps et elles font désormais partie du paysage écranique habituel des ménages : même si le marché est en crise, il s’en sont vendues près de 200 millions l’an dernier, de par le monde. Elles représentent aussi un cadeau idéal pour les adultes. C’est d’ailleurs en voulant imiter leurs parents que les enfants s’y intéressent : l’attrait des adultes pour la petite lucarne éveille l’intérêt des enfants pour celle-ci. Par imitation de ses parents ou des membres de la fratrie plus âgés, un tout-petit peut marquer son intérêt précoce vis à vis des tablettes tactiles. La curiosité des 12-30 mois s’exprime surtout envers l’objet et ses caractéristiques (lumière, son, stimulus-réponse) davantage que pour les fonctionnalités interactives de communication et d’expression. A partir de trois ans, l’attrait pour les contenus et pour l’aspect interactif commence à se manifester.

D’un point de vue statistique, les enfants disposent très tôt d’une tablette numérique : une étude publiée en 2014 sur 800 foyers équipés d’au moins une tablette [1] relève tout d’abord l’équipement précoce des enfants. Près d’un enfant sur dix, dans un foyer équipé, dispose d’une tablette à l’âge de moins de trois ans. Ce taux d’équipement explose à partir de l’âge de huit ans : entre huit et douze ans, ils sont non moins de 41,1% à être équipés d’une tablette.

Tablette, baby-sitter idéal ?

Une fois entre leurs mains, les enfants ont vite la capacité de se servir sans grande peine d’une tablette tactile. Au fond, l’expérience est analogue à celle de l’enfant qui découvre la trace de ses pas dans le sable, ou le dessin qu’il imprime sur une feuille de papier : il domine le monde en transformant celui-ci. Il découvre le pouvoir qu’il peut exercer sur son environnement, source de conquêtes et de bonheurs actifs et infinis. Pour autant, la tablette requiert, comme tous les autres écrans, et même, toutes les activités infantiles génératrices de plaisirs, un usage encadré, dans une perspective éducative.

Le garde-fou le plus important est d’éviter l’usage exclusivement baby-sitter de l’outil numérique, ce qui ne signifie pas que la tablette doit être proscrite dans cette fonction : la réalité sociale des ménages, la situation du marché du travail, la composition monoparentale de nombreux foyers peut contraindre les parents à lâcher du lest, et dans ce cadre, la tablette n’est certainement pas un outil diabolique. Elle est aussi utile pour occuper un moment à la maison, dans la salle d’attente du pédiatre, lors d’un voyage en train ou en voiture. D’autant que ses usages peuvent être variés, de la recherche documentaire à la création de reportages photos, en passant par les « petits jeux ».

Tablette, entre utilité et réserves

Parmi d’autres capacités, la tablette numérique développe l’intelligence intuitive. Un de ses intérêts principaux est de mobiliser chez l’enfant un ensemble de compétences cognitives prélogiques. Il doit résoudre une série de micro-problèmes liés à l’usage de la tablette, ce qui développe chez lui des mécanismes de logique hypothético-déductive. La tablette permettrait aussi de diversifier les sources de stimulation des plus petits, éveillant et exerçant leur capacité d’attention visuelle. Le côté interactif des jeux peut également développer leur sens de l’observation et leur mémoire.

Cependant, Pour Serge Tissseron [2], la tablette numérique peut être problématique à deux égards. D’abord, sur le plan de la notion du temps réversible : « Le propre des technologies numériques est de nous immerger dans un monde où la réversibilité est la règle. La question est dès lors de savoir comment intégrer les comportements adaptés au monde quotidien et ceux adaptés au monde numérique ». Les adultes n’ont pas trop de peine à le faire : ils savent, que dans la vie physique, on ne reproduit jamais une expérience à l’identique : nos actions sont intégrées comme irréversibles. Dans les mondes numériques, une même action déclenchera généralement le même résultat, ce qui doit pousser les parents à varier les usages productifs, expressifs et créatifs de la tablette.

Selon l’étude déjà citée [3], La pratique de la tablette par les enfants augmente avec leur âge. Plus l’enfant est âgé, plus son temps global d’usage de la tablette croît, et plus le pourcentage d’utilisation sans limitation horaire est important : « Cela ne signifie pas pour autant que les parents laissent leurs enfants seuls devant l’écran de la tablette : même chez les plus de 8 ans, la tablette est toujours fortement utilisée en duo avec les parents. La croissance du temps d’utilisation de la tablette suit celle de l’âge des enfants. On note cependant une rupture pour la catégorie des 8/12 ans : les plus grands sont plus nombreux à utiliser la tablette tous les jours, en particulier sans qu’il n’y ait de limite de temps imposée par la famille. C’est ainsi que 13% des 8/12 ans utilisent tous les jours et librement la tablette ». Dès lors, il convient de trouver un bon équilibre entre les temps d’usage de la tablette, réserver celle-ci à des périodes exclusives (pas au moment des repas).

Outre la notion du temps, il s’agit de prendre en compte la matérialité. Pour Serge Tisseron [4], toujours, « lier la création de formes à l’utilisation exclusive du doigt, voire de la main, comme c’est le cas avec une tablette tactile, c’est amputer l’expérience corporelle de dimensions qui lui sont indispensables. Et proposer que cette activité se déroule dans des moments où des activités corporelles fondamentales sont engagées, comme l’alimentation, […] c’est empêcher que se constitue un rapport au temps et à l’espace où l’existence s’appréhende comme totalité à travers un corps totalement engagé dans une activité. »

Il faut donc privilégier les activités numériques en lien avec l’une ou l’autre facette de la vie réelle, pour les situer dans une expérience globale du monde. Dessiner sur papier, puis dessiner avec la tablette ; faire un reportage vidéo sur son animal domestique ; faire une recherche documentaire sur la disparition des dinosaures via Youtube et confronter les résultats de la recherche à la connaissance de ses parents ou ce qu’un livre peut apprendre sur ce sujet ; partir à la recherche de soluces expérimentées par une communauté de joueurs à propos des jeux vidéos que l’on pratique ; communiquer à distance avec son entourage ; prendre en compte les dimensions physiques de la tablette ; jouer à un jeu de société sur table, puis dans sa version numérique : ce sont-là quelques exemples de porosités possibles entre le monde physique et le monde numérique.

Tablette et convergence familiale

Dans ce contexte, les possibilités de va-et-vient actif entre la tablette numérique sont très largement supérieures à ce que la télévision peut offrir. Avec celle-ci, les enfants ne savent pas vraiment sur quel élément se concentrer, ni s’arrêter. La tablette, elle, autorise l’interaction avec l’écran, permet aux enfants de se fixer de manière active sur une action.
Elle autorise aussi, bien davantage que la télévision, un rôle parental actif et mutualisé, pour peu que les parents participent à l’apprentissage et l’utilisation de ces nouveaux écrans. Les interactions entre adultes et enfants pendant l’utilisation de la tablette permettent aux petits d’apprendre plus facilement. Les parents ne doivent pas être passifs et laisser les enfants se débrouiller seuls. Tout au contraire, les tablettes autorisent un nombre très varié d’usages familiaux. « Jeux, éducation, création de vidéo sont les activités les plus récurrentes sur tablette, au détriment des réseaux sociaux et de la lecture ». [5]

Un outil multi-éducatif

La tablette tactile prend ainsi sa place dans la famille comme un outil multi-usages, à la fois ludique et éducatif. Elle est également mobilisée comme un écran partagé. Si la part des enfants utilisant la tablette en solitaire augmente tout naturellement avec l’âge, elle continue à être utilisée en famille chez les plus grands.

Cela représente une belle opportunité pour les parents, complices de leurs enfants sur le plan des usages numériques. Il est utile de faire des heures consacrées à la tablette un temps de partage et de stimulation familiale, ne serait-ce qu’en mettant les enfants à contribution pour y mener des recherches sur des sujets intéressant la famille, ou pour consigner par l’image les meilleurs moment d’une excursion, en rejetant l’idée que la tablette numérique ne peut qu’être source de conflits.

Accompagner l’enfant dans sa découverte numérique, c’est l’orienter et le soutenir dans l’appropriation de ces outils. L’aspect intuitif des outils mobiles et l’émerveillement des progrès rapides des petits ne doivent pas laisser de côté l’accompagnement parental mais aussi plus largement familial, scolaire, etc. Selon l’âge et la personnalité de l’enfant, cet encadrement prendra tantôt la forme d’une régulation des usages, tantôt celle du soutien à l’apprentissage, tantôt celle de la complicité dans le jeu.

Yves Collard

Cet article a été publié dans le Pocketje 2017-2018 édité par l’asbl badje.

Un site web pour partager en famille : www.123clic.be

Le site www.123clic.be est conçu pour les parents (ou même grands-parents) d’enfants de 3 à 6 ans, et même jusque huit ans. Il présente une série d’activités que les parents peuvent mettre en place pour et avec leurs petits à propos et à travers la tablette. Pourquoi ? Pour favoriser une compréhension de ces médias mobiles et surtout leur utilisation critique et créative ! Le tout avec modération et au sein d’une relation parents-enfants. L’objectif est de favoriser pas à pas l’autonomie de l’enfant. Pour ce faire, les activités proposées se pratiquent au moins à deux : parent-enfant. Parfois d’autres membres de la famille peuvent être associés à l’activité. Cet aspect de duo « parent-enfant » vise à favoriser le lien intrafamilial. En d’autres mots, à contrer les usages individuels de ces médias qui consistent à jouer sur la tablette dans son coin.

Concrètement, 20 activités familiales sont proposées en ligne, permettant à l’enfant de moins de huit ans, de Découvrir, Comprendre, S’exprimer, Créer et Partager, en famille, à partir de l’ensemble des ressources proposées sur sa tablette. La plupart des activités sont ludiques et peuvent être menées hors-connexion. Des zones de réflexion permettent aux parents de se poser les bonnes questions sur la tablette numérique (http://www.123clic.be/-Des-questions-pour-reflechir-.html), et fournissent des liens utiles pour aller plus loin.

Il ne s’agit donc pas d’un outil pour initier l’enfant aux médias digitaux mais plutôt une ressource à l’attention des parents pour les soutenir dans l’accompagnement de ces pratiques. Le développement de l’enfant ne passe pas nécessairement par l’acquisition de compétences sur les tablettes numériques et les téléphones portables. Mais s’il les utilise, c’est l’occasion de développer des pratiques intéressantes. Le tout, en famille.

[1L. Deschamps, El. Eon, « Les usages des enfants sur tablette » , La Souris Grise, http://www.souris-grise.fr/wp-content/uploads/downloads/2015/02/Etude-Souris-Grise-Les-usages-des-enfants-sur-tablettes-20141.pdf

[2S. Tisseron, L’enfant, la tablette, le temps et le corps, http://www.sergetisseron.com/blog/l-enfant-la-tablette-le-temps-et-le-corps

[3L. Deschamps, El. Eon, « Les usages des enfants sur tablette », La Souris Grise, http://www.souris-grise.fr/wp-content/uploads/downloads/2015/02/Etude-Souris-Grise-Les-usages-des-enfants-sur-tablettes-20141.pdf

[4S. Tisseron, L’enfant, la tablette, le temps et le corps, http://www.sergetisseron.com/blog/l-enfant-la-tablette-le-temps-et-le-corps

[5L. Deschamps, El. Eon, op.cit.

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