Hiérarchie de l’info
Quand l’abdication d’Albert II prime sur toute autre actualité
Il ne fait pas bon vouloir passer dans les médias quand, le jour même, un événement national jugé de la plus haute importance vous ravit la une. Et en Belgique, ce 3 juillet 2013, le cas s’est à nouveau présenté : le roi annonçant qu’il cèdera le trône au prince héritier le 21 juillet prochain, toute info passe dès lors au second plan. Analyse d’une non couverture médiatique du fait de l’incontournable « loi de proximité ».
Quand, en début de journée, la salle de rédaction d’un massmédia d’information [1] commence de s’activer, chacun des journalistes vient avec son lot de sujets à proposer à la sélection. Une foule d’informations susceptibles de fournir matière pour un numéro de plusieurs centaines de pages… si tout était traité. C’est que le métier de journaliste consiste d’abord à faire le tri parmi ce qui arrive via les agences de presse sous forme de dépêches, ce qui est adressé à la rédaction par voie de communiqué ou de dossiers de presse, ce dont vous, journaliste, avez envie de parler pour en avoir déjà vu le traitement dans les supports des médias concurrents et ce qui s’impose de façon saisonnière (les marronniers).
Et puis, il y a ce qui va tomber en journée et qui réclame une redistribution constante des priorités et des espaces… car chaque média a sa ligne éditoriale, laquelle définit une hiérarchie de l’info. Placer un sujet en une, dans la presse écrite ou démarrer une conduite de Journal (parlé ou télévisé) en mettant un sujet en tête des titres (et en définissant le nombre de caractères ou le temps de traitement à l’antenne) voilà des choix décisifs qui expriment une politique éditoriale, qui révèlent la prise en compte d’un public-cible spécifique…
J’abdique, tu éclipses…
Ce 3 juillet 2013, tous les médias papier et toutes les éditions radio et télé ont choisi l’abdication d’Albert II comme sujet principal, faisant parfois même le choix d’éditions spéciales, hors format quant à l’heure de démarrage, la durée d’antenne ou le nombre de pages…. Tout a été mis au service de cette information jugée prioritaire, conformément à la loi de proximité qui régit les pratiques médiatiques d’information. Celle-ci, appelée aussi « loi du mort/kilomètre » consiste à penser qu’une info se déroulant dans votre sphère de vie (géographique, sociale, culturelle…) a sans doute plus d’intérêt qu’un fait se passant à l’autre bout de la planète, concernerait-il même un plus grand nombre d’individus. Dit encore autrement, un mort dans votre rue est sans doute plus mobilisateur de votre curiosité que 100 morts dans l’hémisphère voisin.
La question méritait donc d’être posée de savoir ce que l’abdication d’Albert II avait éclipsé des médias [2]. Se demander donc aussi ce qui aurait figuré en une si Albert II n’avait pas choisi ce 3 juillet 2013 pour faire son annonce. En reconnaissant que chaque journal aurait répondu à cette question avec les spécificités de sa ligne éditoriale.
Un sujet majeur à l’international a été relégué : l’écartement du pouvoir de Mohamed Morsi, en Egypte. L’info est reprise certes par Le Soir, la Libre, la D.H. et l’Avenir, car elle est incontournable, mais a cédé la « tribune [3] » à Albert II. Le second sujet repris de façon systématique et qui aurait sans nul doute bénéficié d’un meilleur traitement –placé dans le ventre de la Une [4]- est une dépêche reprise de Belga (mais est-ce vraiment une info ou une anecdote… à moins que de connaître la personne évoquée) : elle concerne l’agression subie par une étudiante de 19 ans, en séjour au Pérou. Le car dans lequel elle avait pris place a été arrêté par des hommes armés qui ont fait main basse sur les objets de valeurs des passagers. L’intéressée en a été fortement choquée. Une info courte mais qui alimente la loi de proximité à l’heure des vacances estivales : il s’agit en effet d’une ressortissante belge. Une fois ces deux sujets unanimement admis en qualité d’info de première importance (le lecteur jugera tout de même de la différence d’impact des deux sujets évoqués), il faut constater que, pour la suite, chaque titre y va de son orientation éditoriale. Les sujets qui sont pointés sont assez différents les uns des autres.
Marine Le Pen intente un procès à l’association Bleu Marine. Elle conteste le droit d’usage de ce patronyme trop proche de son nom de famille. Le sujet est, en soi, assez banal… mais, à nouveau, il s’agit d’une association belge (région de Liège) et nous pouvons donc imaginer que la loi de proximité trouve là un nouveau cas d’application. Trois des quatre journaux analysés sont sensibles à cette affaire : L’Avenir, La Libre et la D.H. Les autres sujets, ensuite, révèlent des orientations spécifiques.
Actu sportive et sociale
L’actualité sportive s’est effacée devant le sujet royal, mais deux titres pouvaient prétendre à un podium. Le résultat de l’étape du Tour de France : Cavendish remporte la 5ème étape au sprint alors que l’on enregistre (une fois encore) de lourdes chutes à l’arrière du peloton. Trois des quatre journaux y sont à nouveau sensibles : Le Soir, L’Avenir et la D.H. Par ailleurs, en tennis à Wimbledon, Kirsten Flipkens (20ème WTA) accède aux demi-finales et rencontrera Marion Bartolli (15ème WTA). C’est déjà une belle victoire en soi et les quotidiens qui accordent une place importante à l’info sportive auraient pu mettre ce sujet en tribune.
L’actualité sociale belge est aussi secouée, ce 3 juillet : Une femme a été violée par quatre individus en pleine rue, à Charleroi. Outre que cette info est locale (loi de proximité à nouveau), elle autorise une identification aisée du lecteur (comme l’agression de l’étudiante belge en déplacement au Pérou, on l’aura remarqué), ce qui constitue un facteur de curiosité supplémentaire. En effet, le citoyen lambda pourrait craindre que ce fait-divers se déroule aussi à l’avenir dans sa ville, qu’il en soit la victime ! Fait-divers et fait de société développent une info de proximité dans laquelle le lecteur se projette. Des raisons pour informer. Des raisons de vendre aussi… le journal étant aussi une entreprise commerciale. Ce sont les titres de presse locale (Sudpresse et L’Avenir) qui couvrent cette affaire de mœurs et qui s’intéressent aussi à la découverte du corps d’Alexandre Dullekens à Bois d’Haine, dans cette autre affaire sordide : celle de la disparition de Zoé (14 ans). L’abdication royale -de façon involontaire- est l’occasion de mettre ainsi un voile sur cette info dont la médiatisation excessive (on l’a vu avec l’affaire Dutroux) risquerait de donner à cet événement - aussi grave soit-il - une ampleur médiatique qui serait inappropriée.
Affaires à suivre
Il reste aussi qu’un quotidien, c’est de l’info distillée en continu, au jour le jour. Un sujet n’est jamais épuisé en une édition. Le lendemain et les jours qui suivent justifient pleinement que l’on y revienne. Quelles sont les affaires laissées pendantes ? L’affaire Edward Snowden, du nom de cet américain ayant révélé l’existence d’un système d’écoute mis en place par les services américains, crée un imbroglio politique sans précédent. L’homme se cherche toujours un pays d’asile politique. Le sujet est repris au travers d’un article de la D.H. qui, dans la foulée, prétend que Bruxelles est la ville la plus espionnée au monde. L’état de santé de Nelson Mandela est toujours inquiétant et sa mort prochaine, on le sait, a déjà justifié dans la plupart des rédactions qu’un dossier biographique soit anticipé. Enfin, le Président sortant du Standard, Roland Duchatelet est toujours l’objet de pressions de la part des actionnaires et supporters. Ces infos sont traitées en ordre dispersé selon les titres. Quant à l’affaire Trullemans [5], on apprend dans l’Avenir et Le Soir que son avocat Me Modrikamen demande la relaxe de son client.
Finalement, c’est un dernier lot d’infos que l’on jugera de relative importance qui aurait pu être mieux traité. On retrouve dans cette catégorie, des infos au rubricage hétéroclite : Le décès de Douglas Engelbart, l’inventeur de la souris d’ordinateur, sujet développé dans la D.H., lequel journal fait aussi dans l’info de proximité en étant le seul à pointer ce jour que les écoles malinoises font payer 0,5 euro aux enfants qui apportent leurs tartines. L’Avenir, de son côté relèvera que Marcourt réfute tout massacre d’étudiants en première année de médecine, alors que Nabila fait son show au défilé de Jean-Paul Gauthier. C’est dans la Libre –et seulement là- que l’on parle d’un sujet qui aurait pourtant lieu de réjouir tous les francophones lecteurs des cinq quotidiens consultés. L’article est intitulé : La Wallonie grandit plus vite que la Flandre.
Sélections dans le réel
Certes, en faisant le relevé des infos passées au second ou au troisième plan nous portons un regard relatif sur « ce qui s’est passé dans le monde » en date du 3 juillet 2013. Nous n’en savons qu’une part, puisqu’en consultant les supports médiatiques d’informations, nous cautionnons un système global de sélection et de transmission du récit de ce qui se passe à l’échelle planétaire. Comme le fait dire volontiers, Philippe Geluck à son chat dans une caricature restée célèbre : « Quand je lis le journal, je n’apprends pas ce qui s’est passé dans le monde… Tout au plus, j’apprends ce qui s’est passé dans mon journal ». Et quand ce jour, un événement majeur emporte la décision des journalistes et de leur rédacteur en chef de traiter principalement et massivement de ce fait… il y a fort à parier que plus d’un arrive à la conclusion qu’en dehors de cette abdication d’Albert II, il ne s’est guère passé d’événements importants dans le monde. Ce dont l’éducateur aux médias devra dissuader le commun lecteur de presse écrite, par ailleurs aussi auditeur radiophonique et spectateur télévisuel. Les représentations médiatiques sont en effet toujours en deçà de la réalité, c’est pourquoi nous les nommons dans notre jargon « représentations du réel ».
Michel Berhin
Média Animation
Septembre 2013
[1] Tant en presse écrite qu’en radio ou en télé, lesquelles ont toutes maintenant aussi un pupitre « nouveaux médias en ligne »
[2] La présente analyse s’appuiera sur le traitement numérique donné aux infos du jour (3 juillet 2013), en consultant les sites respectifs des 4 journaux francophones que sont Le Soir, La Libre, la D.H. et L’Avenir. En ligne, la hiérarchie des infos s’établit par la prise en compte d’une mise à l’écran qui transfère online les principes d’une Une. Positionnement des sujets sur la page d’accueil, surface à l’écran et taille des titrailles constituent des éléments d’objectivation semblables à ceux que l’on utilise pour le traitement analytique d’une Une papier.
[3] Espace central d’une Une, réservé au (gros) titre principal. Lire : http://www.francomania.ru/culture/tele-radio-et-presse/comprendre-dun-journal
[4] Espace second par ordre d’importance, réservé à un sujet important (Même source)
[5] Lire nos précédentes analyses sur cette question qui connaît ici un nouvel épisode médiatique.