Les vertus émancipatrices du 7e art selon Mourad Boucif

Nombreux sont ceux qui recherchent de nouveaux moyens pour favoriser le vivre ensemble. Le cinéma, un des médias les plus populaires, constitue un outil efficace pour faire passer un message autour de thématiques telles que l’interculturalité et le racisme. Cependant, le milieu du cinéma professionnel reste un univers difficile d’accès aux réalisateurs issus des minorités qui peinent à s’émanciper des carcans scénaristiques auxquels sont cantonnées les personnes racisées [1]. Alors, le 7e art est-il réellement à la portée de tous ? Représente-t-il un moyen d’émancipation pour les personnes issues de la diversité ? Rencontre avec Mourad Boucif, réalisateur, scénariste autodidacte et éducateur en techniques cinématographiques.

Certains outils de communication donnent l’opportunité aux populations fragilisées et racisées de faire entendre leur voix. Le cinéma est l’un d’entre eux, un outil par lequel les acteurs de terrain parviennent à inciter la prise de parole de ces populations. Mourad Boucif est animateur dans le secteur associatif bruxellois. Par son expérience de terrain, il témoigne de l’efficacité du cinéma pour créer un espace d’échanges et de dialogues avec les personnes issues de minorités. « On se rend compte sur le terrain que nous sommes souvent démunis par rapport à notre champ social et par conséquent, il faut faire appel à d’autres outils, d’autres moyens nobles, comme le 7e art. C’est une chance et un immense privilège de pouvoir faire appel à cet outil pour aller un peu plus en profondeur. Et puis surtout de donner l’occasion à des personnes plus fragiles, plus vulnérables de pouvoir s’exprimer. Pour moi, c’est une des raisons pour laquelle j’ai prolongé mon travail d’éducateur, mon champ social, à travers le monde du cinéma et de l’audiovisuel parce que j’avais besoin d’aller un peu plus loin. Je suis vraiment convaincu que c’est un outil extraordinaire qui permet d’apporter sa modeste contribution dans ce monde complexe, voire de plus en plus difficile ».

Les ateliers et projets destinés à la création audiovisuelle contribuent, d’une certaine façon, à la cohésion sociale entre les individus en ouvrant les horizons culturels et médiatiques. « Ils déclenchent chez les participants de la curiosité, l’envie d’apporter une forme de contribution, de participer, c’est le point commun que l’on retrouve dans les quartiers populaires avec des personnes parfois plus vulnérables, plus fragiles. Elles sont en tout cas assoiffées de curiosité ! D’ailleurs, ça transcende un peu les clichés que l’on peut avoir sur ces publics-là, dont on dit qu’ils ne sont pas intéressés par ce genre d’activité. Au contraire, ces publics fréquentent le milieu associatif et culturel. Du coup, ils se réunissent souvent pour repenser le monde, pour créer des outils et élargir des champs d’action ».

Un apprentissage émancipé

Approcher le domaine de l’audiovisuel ne nécessite pas forcément d’apprentissage formel et scolaire au préalable. Mourad Boucif est lui-même autodidacte, d’autres cinéastes de renoms le sont aussi comme Taylan Barman et Nabil Ben Yadir. Ne pas avoir reçu de formation au cinéma serait-ce une force ? « Il y a des effets secondaires dans les écoles de cinéma qui se perçoivent au niveau de la créativité, de l’originalité et puis surtout des spécificités. Avoir une formation c’est intéressant pour avoir de la technicité, mais c’est à double tranchant, avec des effets secondaires, parce qu’on est formé selon des dogmes qui peuvent enfermer, tuer ou avorter toute forme de créativité. L’école peut également nous amener à avoir des représentations qui nous influencent. Je pense que la force d’un cinéaste, c’est d’avoir des choses à partager, c’est d’avoir à l’intérieur de soi et de son être une substance qui déborde, c’est à l’image de la plus belle création au monde, qui est la naissance d’un enfant, d’un être. À un moment donné, un artiste a besoin de faire naître sa création. C’est pour cela, que les personnes en première ligne, qui sont connectées avec le terrain, généralement ont de très belles choses à dire. En plus, le fait d’être dans ce que j’appelle les entre-deux, c’est-à-dire de ne pas faire partie d’ensembles qui ont tendance à nous magnétiser, permet d’avoir un plus grand recul sur la société et d’être plus proche de la pertinence. Ces ensembles, ce sont des formes de magnétismes qui peuvent nous faire plonger dans le nationalisme, le patriotisme, le territorialisme, le racisme, la xénophobie. Ce sont des représentations conscientes ou inconscientes desquelles il faut pouvoir s’éloigner. Par conséquent, je trouve qu’être un pur électron libre a des vertus immenses. On repousse toute forme de magnétisme et on a tendance à être beaucoup plus percutant, voire plus juste. Le fait d’être un autodidacte qui n’a pas été influencé et surtout qui garde une connexion avec le terrain a, je pense, une incidence positive sur les œuvres ».


Les circuits fermés du cinéma belge

Ne pas emprunter la voie professionnalisante dans le secteur du cinéma, s’accompagne souvent de grandes difficultés à trouver des financements des boîtes de production et à bénéficier d’une large diffusion en salle. Le système de réseautage dans l’industrie cinématographique est utile pour mener à bien un projet filmique mais il peut également enfermer le scénario dans des thématiques stéréotypées souvent associées aux minorités. « Avoir été formé en dehors des réseaux élitistes apporte une plus-value, j’en suis convaincu, même si c’est très dur. Au quotidien ce sont de grandes difficultés, parce que vous n’appartenez à aucune structure, aucun ensemble. Vous êtes seul et vous êtes un peu marginalisé. Surtout si vous avez des préoccupations sociales, si vous voulez apporter une contribution, une pertinence, ça complexifie encore plus le processus. De tout temps, les plus grands artistes qui ont changé le monde ont refusés toutes formes de magnétismes (clichés). C’est très dur psychologiquement, c’est pour cela que j’encourage vraiment tous nos amis cinéastes qui ont des choses à dire, de se battre parce que je trouve que ça a beaucoup plus de mérite. »

Positionné politiquement et levant le voile sur un sujet encore tabou, le film « Les Hommes d’Argile », a mis du temps à voir le jour. Ce long-métrage réalisé par Mourad Boucif, raconte l’histoire de combattants marocains, enrôlés de force et arrachés à leur famille et pays afin de se battre pour la France lors de la Seconde Guerre Mondiale. « C’est un film qui n’a pas eu beaucoup de moyens, qui a été fait avec pas grand-chose, parce que c’est à la fois un sujet sensible et aussi parce qu’on n’appartenait pas à des ensembles qui donnent accès à tous ces fonds financiers, à ces réseaux de diffusion et à ces remises des prix aussi … »

L’enjeu de l’expression critique

Les minorités, peu visibles dans les médias traditionnels, peuvent s’ouvrir via le média cinéma et montrer que le monde de la diversité existe. « Le monde dans lequel on vit aujourd’hui est axé sur des inégalités, c’est la loi de la jungle. Le plus fort s’en sort en écrasant le plus faible. Pour nous, êtres sensibles, ce n’est pas évident de s’y retrouver. Peut-on avancer sans écraser l’autre ? Pour des êtres plus fragilisés, cela parait d’autant plus compliqué. C’est lorsqu’on est en contact avec ce public-là, en tant qu’animateur, qu’on prend conscience du champ d’action. Il y a une quinzaine d’années quand j’étais sur le terrain, on me demandait de faire de l’occupationnel et de distribuer des ballons de foot. J’ai très vite compris que ça ne me convenait pas. C’est pour cela que je suis devenu indépendant : pour travailler sur une réelle émancipation, sur un esprit critique, pour pouvoir aiguiser les regards, donner des outils à nos publics. S’il y a un outil qui permet à des êtres notamment plus fragiles, de retrouver une certaine dignité, c’est certainement le cinéma, ses vertus sont immenses, immenses, immenses… »

Un outil d’éducation à l’interculturalité

Par l’image et la parole, le cinéma atteint et touche de façon plus universelle et plus directement que d’autres médias. À l’heure où de nombreux immigrés sont menacés par un racisme et un nationalisme croissant, le 7e art est une voie à explorer pour aborder ces thématiques actuelles et faire émerger le désir d’interculturalité qui ressort de ces populations racisées. La question des avantages à proposer des projets, tel que le concours de courts métrages du festival À Films Ouverts, peut se poser. « Le fait que des films soient réalisés par des personnes qui sont concernées par ces questions, qui ont vécu ces discriminations, ou bien alors par ceux qui ont envie d’en témoigner, de partager ou d’en parler… donne encore plus de pertinence. Ce sont des outils qui pourront circuler dans l’interculturel, on en a besoin et c’est nécessaire. Le fait de pouvoir passer un court-métrage comme ça devant différents publics, dans des écoles, des associations, ou des projections grand public, ça vaut tous les discours, toutes les conférences, tous les séminaires. »

« En deux-trois minutes, certains films peuvent bouleverser un individu, un être. C’est là que l’on voit la force et la puissance de l’art. Un individu qui a des préjugés, peut visionner un film qui dure trois minutes et être complètement bouleversé. Ses préjugés peuvent diminuer voire même disparaître. Parce que la mémoire est liée à l’émotion et le fait d’avoir eu une sorte de choc, de secousse émotionnelle qui provienne du 7e art, peut amener un changement chez la personne. La preuve c’est qu’il y a des films qui nous ont hantés, qui nous ont bouleversés dans le passé et qui nous bouleversent encore aujourd’hui… C’est dans ce genre de projet qu’on voit que ces artistes, peuvent vraiment contribuer à nous rapprocher d’un monde plus juste et égalitaire. Un monde où les dérives populistes, xénophobes, sont de plus en plus importantes et légitimées. Des dérives, qui proviennent du monde politique et d’un peu partout d’ailleurs, outre-Atlantique et en Belgique. Le fait que l’on ait des artistes qui surgissent un peu partout dans les quartiers de Bruxelles, de Liège, des plus grandes villes belges, d’Europe, c’est extraordinaire. Et là, on est à des années lumières des clichés que l’on peut avoir sur ces réalisateurs issus de la diversité. Je pense qu’un cinéma fort et puissant vient toujours d’en bas ».

À travers son dernier long-métrage, Les Hommes d’Argile, Mourad Boucif nous montre que la réalisation d’un film est en soi un moment d’interculturalité, de partage et de rencontre. « Faire un film c’est puissant. Il y a vraiment une forme de pureté dans la subjectivité, dans les personnes qui participent au film… Le concept était de ne pas avoir d’ingérences et de résister à certains magnétismes (clichés), et ça a été respecté. Ce qui est important en tant qu’auteur et pour tous les partenaires, techniciens et comédiens qui ont travaillé sur le film, c’est cette dimension universelle. C’est-à-dire de pouvoir apporter modestement une plus-value à l’œuvre, sans être dans une guerre des mémoires, une forme de communautarisme, de racisme et de xénophobie. La plus-value, c’est d’apporter quelque chose de positif à travers la réalisation du film. C’est le fait de fédérer, d’unir des gens de différentes confessions et couleurs, c’est d’ailleurs le propos essentiel du film ».

De plus en plus accessibles grâce aux nouvelles technologies, le cinéma est un média populaire et émancipant. Que l’on soit autodidacte ou formé au métier, cet art nécessite d’être actif, d’oser sortir de sa zone de confort et d’exercer son esprit critique tout en tenant compte des mécanismes et filtres qui peuvent nous influencer. À travers le témoignage de Mourad Boucif, on se rend compte que sortir un film dans l’industrie du cinéma belge c’est avant tout une question de connaissances techniques, de contenu vendeur, de réseaux et de financements. Ces facteurs peuvent accélérer la réalisation d’un film tout comme ils peuvent la freiner. Avec un contexte médiatique et politique qui n’hésite pas à surfer sur la peur de l’autre pour créer de l’audience ou obtenir de nouveaux sympathisants, il est important d’analyser et de produire du contenu nuancé afin de maximiser les points de vue et perspectives, motivées par autre chose que par l’appât du gain.

Anne-Sophie Casteels et Daniel Bonvoisin

Propos recueillis par Anne-Sophie Casteels en février 2017

[1Comme en témoigne les difficultés pour les acteurs de la diversité de s’extraire des rôles qui leur semblent prédestinés, L’acteur belge Mourade Zeguendi refuse de jouer un terroriste pour Brian De Palma, Le Soir, 27 avril 2017, www.lesoir.be/archive/recup%3A%252F1491446%252Farticle%252Fsoirmag%252Factu-stars%252F2017-04-27%252Fl-acteur-belge-mourade-zeguendi-refuse-jouer-un-terroriste-pour-brian-palma

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