Les moins de 13 ans : équipements et pratiques numériques
Les "clandestins du net". Ou encore les "Born social" : c’est ainsi qu’on les appelle, ces enfants de moins de 13 ans qui se promènent dans les réseaux sociaux numériques. Soustraits aux conditions d’utilisation des plateformes du Net qui ne prévoient pas qu’ils puissent y être, ils échappent aux observateurs et font l’objet de bien peu d’enquêtes. Et surtout, leurs pratiques sont parfois mal comprises par leurs parents. Nés après 2005, ils ont toujours connu les réseaux sociaux. Qui sont-ils, que font-ils, ces enfants de l’après-Facebook ?
Vous avez sans doute déjà vu la scène, dans le bus, en rue, ou même à la maison. Une gamine de dix ans à tout casser (ou un gamin, mais les « boys » sont moins nombreux à le faire) exécute au ralenti une chorégraphie pantomimée devant l’écran de son smartphone, une choré qu’elle s’empresse de diffuser et partager via son compte Musical.ly [1]. Soit. L’engouement est tel chez les moins de treize ans (un tiers d’entre eux s’y adonne) que cette activité doit bien être moins anodine qu’il n’y paraît. Elle est surtout caractéristique d’une génération, qui, comme celles qui l’ont précédée, éprouve des besoins juvéniles spécifiques et se trouve de nouveaux supports d’expression pour y répondre. Les outils de cette génération-là, ce sont les smartphones et les tablettes. Clap de fin sur le bon vieil ordinateur de maman et de papa. La nouvelle génération est mobile, sociale et numérique. Coup d’œil sur ses équipements.
G.G.G.T.
G. comme génération, G. comme geek, G. comme GSM, T. comme tablette. Selon une enquête très récente menée dans le nord du pays [2], ils sont suréquipés, les tout jeunes d’aujourd’hui. En effet, pour les moins de treize ans, les appareils mobiles ont vraiment la cote. Et cela commence de manière précoce, avec la tablette. En 2017, les 9-12 ans sont ainsi trois fois plus nombreux qu’hier à disposer d’une tablette personnelle : 56% d’entre eux, contre 18 % deux ans auparavant. C’est une vraie ruée sur le mobile. Car en même temps, l’ordinateur suit très exactement le chemin inverse : de 70% il y a deux ans à moins de 27% aujourd’hui (sans doute, les ordis qui fonctionnent encore).
Bref, beaucoup d’enfants ont échangé leur ordinateur contre une tablette, dont ils se servent essentiellement pour regarder des séquences de films ou des clips de Youtubeurs, jouer en ligne, écouter de la musique. L’engouement pour la tablette s’explique d’abord par la fonctionnalité de l’outil : elle est beaucoup plus mobile et légère que l’ordi, elle peut aller plus facilement de la chambre au salon, de la cuisine à l’auto, et même être emportée chez les copines et copains, ou en vacances.
Plus ludique aussi que l’ordi, dont l’image est désormais poussiéreuse si ce n’est rattachée au monde de l’école et des devoirs, la tablette permet à l’enfant de se sentir davantage seul maître de son appareil, de ses usages et de ses contenus, et d’échapper ainsi à l’intrusion parentale progressivement redoutée à cet âge de la vie. On observe également, dans les dernières années de l’école fondamentale, une diminution progressive du nombre de tablettes, face à la concurrence nette du smartphone, dont un enfant de moins de huit ans sur cinq est déjà équipé. Votre enfant passe pour un geek ? C’est statistiquement normal …
Des jeux, des films, de la musique
Les enfants apprécient les petits jeux en ligne, ceux qu’ils peuvent partager avec copines et copains. Ils regardent des films, ce pour quoi la tablette semble très appropriée : la taille de l’écran est idéale. En outre, six enfants sur dix écoutent de la musique avec leurs équipements.
Pour les enfants, YouTube est de ce fait la plateforme la plus populaire. 82% d’entre eux la consultent, et cela très tôt, puisque, à l’âge de huit ans, trois enfants sur quatre disposant d’une tablette vont régulièrement sur la plateforme de vidéos en ligne. Un score impressionnant, quand on sait que deux ans plus tôt, ils étaient moins de la moitié à s’intéresser à Youtube. Cet attrait spécifique peut s’expliquer par la disponibilité de contenus en phase avec leurs centres d’intérêts et par la proximité des Youtubeurs, perçus comme des grands frères ou des grandes sœurs, et dont il est facile de commenter les productions.
Réseaux sociaux
La caractéristique la plus significative des usages enfantins et sans doute la plus surprenante reste la fréquentation des médias sociaux, d’ailleurs de manière plus précoce, intense et populaire chez les filles que chez les garçons. Une fréquentation encouragée par la volonté de cohésion dans les groupes d’ami.e.s et par l’exemple des parents, souvent connectés à leurs propres comptes Facebook.
Réseaux sociaux ? Il ne s’agit pas vraiment d’un intérêt neuf et spécifique pour Facebook, qui, aux yeux des parents est bien souvent l’épouvantail technologique sur lequel on met la pression et qui focalise bien des rejets. Facebook est parfois sévèrement scruté, contrôlé ou accompagné, au point que la plateforme constitue de plus en plus une simple interface de communication et de partage honorable et symbolique entre les enfants et leurs parents. Les ados se servent de Facebook comme d’une vitrine sociale qu’ils acceptent de mettre à la disposition des adultes, et qu’ils contournent de plus en plus.
Dès lors, les grandes manœuvres adolescentes s’initient ailleurs. Dès la première et deuxième année de l’école fondamentale, Musical.ly, Roblox, Instagram, Snapchat ou d’autres encore, commencent à être mobilisés. En troisième année, Instagram et Snapchat occupent plus d’un tiers des jeunes utilisateurs de tablettes ou smartphone [3].
L’importance de l’image
Selon une récente enquête française [4], Snapchat, Musical.ly et Instagram forment d’ailleurs le trio de tête des usages sociaux juvéniles. Ce plébiscite n’a rien d’étonnant. D’abord parce les trois plateformes fonctionnent essentiellement sur l’image, et non sur l’écrit, un solide handicap pour Facebook qui requière une bonne maitrise de l’écriture. Ensuite, parce que les plateformes citées sont toutes des applications que l’on trouve exclusivement sur smartphone, signe supplémentaire d’un basculement générationnel vers le numérique mobile.
Enfin, et surtout, ces différents usages sociaux de la tablette ou du smartphone préfigurent le grand début des manœuvres identitaires adolescentes, auxquelles les plus petits commencent à prendre goût…
Quoi, si jeune ?
La question de l’image de soi, liée à l’importance des groupes d’amis et d’amies devient une préoccupation grandissante, dès l’âge de 10 ans. Et les médias sociaux qui permettent de se raconter, de se mettre en scène (même à travers la danse comme avec Musical.ly et de partager ses propres explorations à l’abri de ses parents sont plébiscités. Il s’agit pour eux de se livrer aux prémisses d’un bricolage identitaire, mêlant partages culturels et productions de soi de manière très imbriquée.
Mieux même, la fréquentation de ces réseaux sociaux permet d’aller voir comment les plus grands se comportent, de les imiter, d’intégrer leurs codes et de ce fait, de se livrer à un premier apprentissage de l’adolescence.
Les médias sociaux ne sont pas forcément mobilisés en première ligne pour ce faire. Nombre d’applis de jeux sont partagées par les petits, mais elles servent en quelque sorte de point de départ, de prétexte à de longues discussions postérieures en ligne avec les pairs de la classe et de l’école. Ou encore, les enfants dessinent mutuellement leurs propres avatars, dans une sorte de gratification symétrique. Choisir son avatar dans un réseau social ébauché, le faire dessiner par d’autres, c’est déjà se poser une série de questions sur qui on est, comment on veut apparaître aux yeux des autres, et de faire la lumière sur la manière dont on se perçoit, et est perçu quand on a dix ans.
Dès lors, certains usages surprennent, comme le test de l’amitié par l’envoi des photos de soi peu flatteuses sur Snapchat pour mesurer la loyauté de ses amis. A bien des égards, les usages des réseaux sociaux par les jeunes « clandestins » préfigurent ce qui se produira chez eux, au moment de l’adolescence …
S’approprier son image
Typique de l’adolescence, l’egocentration commence à se faire jour. Cette nouvelle personnalité que l’enfant s’apprête à construire autour de ses dix ans s’élabore dans les activités numériques de production de soi : selfies dans Instagram ou ailleurs, mise en ligne de ses prestations chorégraphiques dans Musical.ly. Les enfants s’y adonnent en y entamant un processus d’identification narrative pour s’y raconter d’une manière cohérente et compréhensible par eux.
Le sens commun pousse les adultes à estimer qu’ils se mettent en scène de façon très narcissique, multiplient les poses et les autoportraits de manière inflatoire. Les petits commencent à éprouver le besoin de prendre la mesure de cette centration sur eux-mêmes à travers l’expérience du regard espéré bienveillant de leurs amies ou amis. C’est ce que Serge Tisseron nomme l’extimité, une manière de rendre publique son image pour qu’elle compte vraiment aux yeux des autres [5]. Cette propension aux grandes manœuvres extimes vise à obtenir la validation de la part d’autrui, en sollicitant sa reconnaissance. Une pratique destinée avant tout à consolider et s’approprier sa propre image. Les réseaux sociaux aident les plus jeunes, car les commentaires appréciatifs assortis aux publications sont la plupart du temps positifs…
Pleine propriété
Ce besoin de renforcement par les pairs se double de la volonté d’être à l’origine de soi-même, ce que l’on désigne par auto-engendrement. Les enfants qui se livrent aux pratiques sociales numériques entament ce chemin vers la pleine propriété de leur image, elle qui appartenait jusque-là à leurs parents. Ce mécanisme est normal à l’adolescence, il se manifeste en sourdine dans l’enfance. Pour les plus jeunes, cette prise de possession de soi-même ne se fait pas sans crainte. Faisant le deuil de leurs attachements infantiles, ils quittent petit-à-petit la sphère familiale mais cet exil, bien que délibéré, est anxiogène. Les enfants éprouvent la nécessité de s’intégrer à un autre groupe, hors de la scène familiale, tout en ayant besoin d’être rassuré par la présence adulte. Qui n’a jamais observé son enfant, tout à la fois ailleurs devant son écran, et ici, au milieu de ses parents ?
Yves Collard
Illustration @ Juggler1234
Une version un peu plus courte de cet article est publié dans le guide 2018-2019 Pocketje édité par Badje asbl.
[1] Grâce à l’application, les utilisateurs peuvent créer des vidéos courtes, et choisir des musiques pour les accompagner, en utilisant différentes options de vitesse, de filtres, d’effets et de montage. Les utilisateurs peuvent se livrer à des duos à distance, ou des battles. L’application permet également aux utilisateurs de parcourir les musers (utilisateurs) les plus populaires, et de s’y abonner en ligne.
Vu comme cela, c’est bien drôle et sympa, mais cette pratique échappe à la compréhension de beaucoup de parents, voire suscite l’inquiétude récurrente face à toute nouvelle technologie ou contenu médiatiques[[A titre d’illustration, voir l’article « Musical.ly, le réseau social des 8-15 ans, comment protéger les plus jeunes utilisateurs ? », https://www.lavenir.net/cnt/dmf20170223_00964417/musical-ly-le-reseau-social-des-8-15-ans-comment-proteger-les-plus-jeunes-utilisateurs
[2] “Apestaartjaren, de digitale leefwereld van kinderen en jongeren, Mediawijs-Mediaraven », mai 2018.
[3] Source : “Apestaartjaren, de digitale leefwereld van kinderen en jongeren, Mediawijs-Mediaraven », mai 2018.
[4] Source : https://heaven.fr/fr/work/born-social/
[5] Daniel Bonvoisin et Paul de Theux, L’extimité : s’exposer pour se construire, Média Animation, 29 décembre 2012, https://media-animation.be/L-extimite-s-exposer-pour-se.html