L’extimité : s’exposer pour se construire
L’engouement pour Internet s’est accompagné d’une forte augmentation de la visibilité de contenus intimes ou personnels. La diffusion de ces contenus, jusqu’alors largement invisibles ou circonscrits dans la sphère privée, a engendré beaucoup de questionnements et de craintes. Serge Tisseron décode le phénomène à l’aide du concept d’ « extimité ».
Le psychanalyste Serge Tisseron [1] a développé la notion d’ « extimité » lors de l’observation de Loft Story, le premier programme de télé-réalité français. Rapidement, ce concept s’est étendu à l’ensemble des pratiques de mise en scène de soi dont les pratiques nouvelles sur Internet et plus particulièrement, celles des jeunes. Le développement spectaculaire des blogs, assimilés dans un premier temps à des journaux intimes, a donné à l’extimité un terrain d’observation particulièrement favorable. Le développement de la plateforme Skyblog de la chaîne de radio Skyrock, qui a attiré une proportion importante de jeunes francophones, fut une manifestation spectaculaire de ce processus qui touche à la construction identitaire des adolescents. Depuis 2009, cette plateforme de blogging est toutefois en net repli au profit des réseaux sociaux et essentiellement de Facebook.
De l’intimité à l’extimité
L’intimité, c’est ce qu’on ne partage pas, ou alors rarement et dans des circonstances bien précises. Elle s’oppose à l’espace public où tout ce qui apparait l’est potentiellement au su de tous. L’intimité couvre aussi ce qu’on ignore de soi, l’identité en devenir ou en travail. Chacun doit disposer d’un espace intime qui soit au minimum l’intimité psychique : ce qu’on pense et ce qu’on garde pour soi. L’intimité est essentielle à l’équilibre et est à ce titre un droit fondamental. Les débats sur la vie privée et son respect par l’État, notamment, relève de cette défense d’un espace personnel où nous sommes seuls maîtres à bord.
L’extimité est ce processus par lequel on est amené à exposer un peu de son intimité vers l’extérieur en la communiquant. Ce processus s’accompagne d’une réappropriation de ces éléments de l’intimité après qu’ils aient été soumis à l’opinion des autres et évalué à l’occasion de cette circulation. C’est ce qu’on appelle « l’introjection » : un processus psychique par lequel on s’approprie le monde et on construit son identité en l’adaptant au monde (on étend son « moi », son identité).
Au service de la quête de soi
Une condition fondamentale à l’expression de l’intime est le fait de croire que l’interlocuteur partage le même système de valeur que soi. Il faut d’abord identifier l’autre à soi-même et évaluer qu’il fait bien partie du même groupe, puis s’identifier à lui pour accepter sa subjectivité et son jugement. On cherche donc une communauté de pairs auprès de laquelle l’identité se construira par « essais/erreurs ». Ce processus de quête de soi est tout particulièrement important à l’adolescence, âge où l’identité se construit, et très largement dans un rapport au groupe d’amis (sa « tribu »).
L’usage massif des outils de communication à l’adolescence est certainement motivé par les possibilités qu’ils offrent d’entretenir cette relation avec sa communauté de pairs (les amis, la tribu). L’usage du GSM et surtout du texto, l’usage intensif des systèmes de chat comme MSN, puis le développement du blogging adolescent et enfin, aujourd’hui, celui de Facebook,… tous ces succès peuvent s’envisager par le fait qu’ils sont favorables à l’exercice de l’extimité.
Deux medium se prêtent particulièrement bien au phénomène : l’écriture et l’image (photographique ou animée). A ce titre, les blogs ont permis le développement d’échanges qui étaient encore techniquement difficiles avec le téléphone portable et le chat.
L’écriture de soi à travers un portrait court ou long permet le travail de l’extimité en utilisant la richesse des sens multiples de la langue. « L’écriture […] consiste à jeter des mots à travers lesquels on tente de s’approcher de soi-même plus que de l’autre, et d’attendre de celui-ci, en retour, d’autres mots à travers lesquels on pourrait mieux encore se cerner et se connaître ». (Tisseron, p.68)
L’image, la photo ou la vidéo, permettent une mise en scène du corps et une expérimentation des attitudes, de l’habillement, etc. L’échange de photos, pour se montrer, montrer ses amis, ses proches ou ses animaux et objets préférés démultiplient les possibilités de l’expérience de son identité et présentent une facilité technologique prisée.
Durée de validité limitée
Cependant, les contenus « extimes » n’aspirent pas à une vie dans la durée, contrairement à un récit autobiographique ou un contenu journalistique. Le propre de ces messages et d’avoir une vocation immédiate, particulière à l’état d’esprit de celui qui le poste. Si l’échange autour de ce contenu fait évoluer la vision qu’on peut avoir de soi, il devient obsolète.
Ainsi, les blogs des jeunes adolescents ont une durée de vie limitée. Après avoir partagé sa passion pour les chatons, les dauphins, ses parents et ses frères et sœurs, vient l’âge où l’on préfère la tribu des amis, les musiques identitaires et les looks originaux. L’amoureuse des poneys se métamorphose en gothique. Et ainsi de suite au fil de la vie. C’est sans doute le problème principal de ces contenus aux limites de l’intime : ils survivent parfois malgré l’hostilité rétroactive de leur auteur, et il n’est pas simple d’effacer ses traces sur Internet.
Par ailleurs, la communauté de valeur nécessaire à l’échange autour de soi peut être solidement menacée par les lecteurs ou les spectateurs indésirables que charrie l’hypertextualité. A en croire les témoignages et les avertissements récurrents sur ces blogs, rien n’est plus irritant, voire blessant, que l’intrusion agressive d’un commentaire insultant ou d’une moquerie. L’extimité évolue dans un espace fragile et s’ouvrir un peu aux autres, c’est exposer l’intimité à d’éventuels coups, au risque de troubler gravement la construction de l’identité. Choisir l’espace de publication d’un contenu extime est déterminant pour l’impact de l’expérience et peut s’avérer parfois particulièrement peu judicieux comme l’illustre la mode des vidéos sur Youtube où des jeunes adolescents sollicitent l’avis des internautes pour évaluer s’ils sont beaux ou pas. En résulte souvent une déferlante de commentaires qui vont de la haine gratuite à l’encouragement chaleureux, plus susceptibles sans doute d’affecter psychologiquement le jeune que de le rassurer [2].
Le risque de cyberharcèlement
L’exposition de soi adolescente sur Internet est particulièrement vulnérable au cyberharcèlement. Bien souvent, les réactions des internautes poseront problème lorsqu’elles ne sont pas attendues par l’auteur qui, malgré l’aspect public de son site, n’a pas saisi que tout le monde accédait à ses publications. Certains assument cette dimension de large audience en s’adressant à l’ensemble des visiteurs et peuvent s’enivrer de statistiques de fréquentation favorables. Toutefois, il suffit d’une conjonction de réactions négatives pour briser l’enthousiasme et blesser la psychologie de ceux qui s’exposent de la sorte. Le cas de « Jessica Slaughter » est spectaculaire : cette fillette de 12 ans a attiré des centaines de milliers de visiteurs sur ses vidéo Youtube (provocantes et vantardes) et surtout l’hostilité gratuite d’internautes mal intentionnés qui ont organisé une destruction en règle et un harcèlement presque physique de la fillette, notamment en envoyant des pizzas à son domicile, provoquant l’irruption de son père dans ses vidéos, soulignant d’autant plus la mauvaise maîtrise de la communication. Le cas arriva jusqu’aux médias et aux politiciens nationaux américains et reste exemplaire de la problématique. Cet exemple est exceptionnel, le cyberharcèlement se développe généralement entre des connaissances, comme les compagnons d’école d’un élève, ciblé sur son blog.
Le déclin des plateformes de blogging adolescent au profit de Facebook [3] peut dès lors se comprendre par la possibilité de contrôler ses lecteurs, encore qu’on peut supposer que la maîtrise des paramètres privatifs est à la lutte avec l’envie d’être ami de tous. Quoiqu’il en soit, Facebook prolonge les avantages des blogs, avec toutefois une grosse différence : un profil Facebook est bien moins personnalisable que ne l’étaient les blogs.
Daniel Bonvoisin et Paul de Theux
Média Animation
Décembre 2012
[1] Serge Tisseron, L’intimité surexposée, Ramasay, Paris, 2001.
[2] Emma Gray, ’Am I Ugly ?’ Videos : Young Teens Ask YouTube Users Whether They’re Pretty Or Not , The Hunftington Post, 22 février 2012, http://www.huffingtonpost.com/2012/02/21/am-i-ugly-or-pretty-videos-youtube-teens_n_1292113.html
[3] Skyrock est passé du 11ème rang au 77ème rang dans le top 100 des sites français les plus consultés (www.alexa.com)