Les moines de Thuin à l’heure du tourisme chinois : éléments d’exotisme inversé
Début du mois d’aout 2018, la presse belge francophone s’émeut : un car de touristes chinois a pénétré l’enceinte de l’abbaye d’Aulne à Thuin, non loin de Charleroi [1]. La région carolorégienne serait-elle devenue le nouveau hub touristique de l’immense marché chinois ? La proximité avec un aéroport important n’est pas la seule raison de ce nouvel attrait : le label « vu à la télé » aura été décisif. En effet, le charme pittoresque de l’abbaye est valorisé dans la série soap opéra populaire chinoise Mister Right et quelques plans ont su séduire le touriste chinois en quête de dépaysement.
Cet épiphénomène est une occasion unique de scruter de plus près les mécanismes à l’œuvre dans la mise en scène de l’exotisme quand nous nous retrouvons dans la position de personnages de cartes postales. Mister Right illustre l’effet d’un tel événement médiatique sur le terrain.
L’homme juste
Un peu de contexte avant tout : après To Be a Better Man – grand succès d’estime et d’audience –, Mister Right est la deuxième partie de la série de Soap Opera chinois dénommé Gentleman. La première partie de la série aurait été suivie par plus de 380 millions de spectateurs [2]. Autant dire que ce coup médiatique offre une grande visibilité aux différents lieux de tournage. Une aubaine à l’heure où l’énorme marché touristique que représente la classe moyenne chinoise est courtisée aux quatre coins du globe.
La série, une comédie romantique, suit les déboires amoureux de trois hommes dont Cheng Hao, un dentiste de haut rang qui se présente comme un maître de la séduction. Au cœur de la série, il est aux prises avec Luo Yue, une jeune femme malheureuse en amour qui travaille dans l’hôtel fastueux d’Anvers où Cheng Hao organise le mariage d’un de ses amis. Voilà pour l’idylle. Anvers, le voyage, la vieille Europe. Tout ça, et même plus si l’on s’attarde sur la place des hommes et des femmes, se trouvent condensés dans le générique : une suite de cartes postales sépia de territoires belges. Les petits pavés, des bus de Lijn et d’autres maisons communales gothiques côtoient les images d’un Cheng Hao mélancolique pour se terminer sur une scène de grand-place épanouie avec vendeur de ballons colorés.
Suite à ce générique, nous découvrons les archétypes du touriste parfait au cinéma : champagne, limousine et hôtel-palace, il domine la situation et tout doit être organisé en fonction de lui. Sauf que cette fois, le client est chinois et que c’est son désir qui est flatté. Plus qu’un détail, c’est une véritable inversion des rôles à laquelle on assiste : la posture exotique est bien celle d’une certaine exploitation par le regard d’une population par une autre. La domination traditionnelle du modèle occidental laisse pourtant des traces dans la constitution de ce nouveau point de vue. À de nombreux égards, la vision présentée dans la série se confond avec les éléments que les occidentaux mettent habituellement en avant pour faire de leurs territoires des destinations touristiques. Au-delà de certains aspects négatifs apportés pour alimenter le récit, Mister Right offre une vision proche de celle des campagnes de marketing touristiques belges.
Le premier épisode le confirme : le blanc est un élément du décor dépourvu de toute profondeur mais c’est le deuxième épisode de la série qui nous renseigne le mieux sur nos caractéristiques exotiques aux yeux de la production chinoise. Le premier quart d’heure est un modèle du genre : on y retrouve un condensé de ce que la Belgique aurait de mieux à offrir. Première étape : le magasin de bagues serties de diamants. Ensuite, direction l’abbaye « médiévale », sa brasserie tout aussi traditionnelle et son bar branché. Et enfin, troisième étape incontournable : la chocolaterie. La productrice de la série, qui a vécu 2 ans à Anvers, estime par ailleurs que « Le chocolat, la bière et les diamants peuvent être des symboles parfaits pour le côté sucré, amer et éternel de l’amour ».3 Dans l’univers de la série, les personnages ne quittent d’ailleurs pas Anvers.
Mais l’abbaye d’Aulne alors ? Simple, nous sommes au cinéma et le lieu du tournage ne correspond pas forcément à celui de l’intrigue. L’abbaye d’Aulne à Thuin accueille donc l’instant brassicole de l’épisode avec son lot de déformations exotiques. Dans l’univers de Mister Right, les visiteurs sont accueillis non pas par un bureau d’accueil ou un magasin de produits de l’abbaye mais bien par une poignée de moines en toge noire, large capuche et très épaisse barbe blanche. L’abbaye n’est pourtant qu’un décor. Ce que le spectateur-touriste souhaite, c’est qu’on lui parle de bière. La première discussion entre un moine désormais sans capuche et à la barbe taillée, se tient sur la boisson et la brasserie moderne qui fournit plus de vingt bières différentes à découvrir au bar, des bières d’abbaye toute estampillées Vedett. On retrouve des fûts de Vedett pils, de blanche et d’autres étiquettes colorées Vedett avec, en arrière-plan, l’une ou l’autre évocation de la Duvel. Bref, la brasserie Moortgat place ses produits pour la Chine et les présente par la magie de la fiction et du marketing comme des bières d’abbaye typiques du terroir belge.
Les papas Noël locaux s’éclatent bière en main en compagnie des hôtes chinois et de quelques femmes – métis et blanches – de passage : la convivialité belge incarnée. Clou de ce moment de joie : le chant paillard ! Une histoire de tigre sans oreille et sans queue en chinois chantée sur l’air de la comptine « Frère Jacques ». Il est midi, la bière coule à flot, c’est la fête à l’abbaye et nos moines gesticulent pour célébrer le départ de leurs nouveaux amis. À nos yeux, tout sonne faux, nous voilà dans la position de l’exotisé : celui qui voit ce qu’il est réduit à quelques apparences stéréotypées qui coïncident avec l’imaginaire qu’un Autre cherche à satisfaire et à conforter.
Charmant venin
L’autre constante du voyage à l’étranger est qu’il comporte des risques : l’étranger peut s’avérer aussi terrifiant qu’attirant. L’une des terreurs culturelles est le régime alimentaire à l’origine d’incommodantes touristas. Ici, c’est le duo chocolat-bière qui est à l’origine d’une intoxication alimentaire qui mène directement sa victime à l’hôpital. Autre risque causé par l’étrangeté du territoire : l’incompréhension mutuelle et les hommes armés. Terrifiés par le malaise de leur ami, le groupe appuie sur l’accélérateur et dépasse les limitations de vitesse pour se rendre à l’hôpital. En résumé, pour un excès de vitesse, deux policiers arrêtent le véhicule, ne parviennent pas à se faire comprendre par les touristes et l’un d’eux finit par dégainer son arme quand Cheng Hao veut directement payer l’amende. La suite : un passage par le cachot et une amende démesurée de 1000€ pour un excès de vitesse. Quand on vous dit que c’est dangereux de partir loin ! Notons encore que dans Mister Right, les policiers de la province d’Anvers s’expriment en français ou en anglais, qu’un très vieux tram de la STIB, depuis longtemps rangé au musée, circule en ville et vous obtiendrez une Belgique fantasmée, cliché suranné de la vieille Europe où flottent des parfums de bières et de chocolat.
Ces reconstitutions permettent au spectateur de s’accrocher à une idée qu’il se fait du territoire [3].4 Les maladresses par contre, sont le résultat d’une méconnaissance manifeste pour nous mais invisible certainement pour le spectateur chinois. Si l’usage du français par la police anversoise est cocasse dans le contexte belge, arrêtons-nous sur deux éléments du passage à l’abbaye : l’accueil par les moines et le placement de produits de la brasserie Moortgat – propriétaire du lieu de tournage, la brasserie De Konninck.
À l’accueil farfelu de l’abbaye anversoise de Mister Right répond sur le site internet de l’abbaye d’Aulne une présentation plus moderne. Nous y apprenons que le dernier moine de l’abbaye est décédé en 1849. Un siècle plus tard, ce sont des laïcs qui reprendront en main la tradition brassicole. La vidéo de présentation – une publicité destinée à un tourisme plus local – nous replonge par la musique dans la période ancienne mais c’est bien un ouvrier brassicole en t-shirt, jeans et tablier qui évoque les bières brassées à Aulne : les cinq breuvages d’abbaye ont pour positionnement d’être la marque officielle de Charleroi [4].
Avec la Vedett d’abbaye, on touche à un autre sujet qu’est celui du placement de produit. Avant tout, une clarification : l’histoire de la brasserie Moortgat est une histoire industrielle qui démarre dans une ferme-brasserie en 1871 [5]. Cette série est l’occasion pour Moortgat de célébrer les 10 ans de l’exportation de ses bières vers la Chine. Une aubaine pour renforcer son positionnement en tant que bière belge traditionnelle pour une nouvelle distorsion de réalité absolument impossible à déceler pour le commun des spectateurs chinois.
Rêve(s) de touristes
Si l’on omet les erreurs linguistiques et autre dangers de la vie belge, cette mise en scène correspond en tous points au cahier des charges des offices du tourisme belges [6].
L’image d’une terre conviviale où la bière et les gaufres côtoient les diamants et un patrimoine architectural unique. Un spot publicitaire indirect vu par des dizaines de millions de personnes et qu’importe si le reste ne colle pas ou même si il sombre dans le ridicule : le pays et ses attraits sont perçus et les acteurs touristiques s’en réjouissent. Un effet d’aubaine relayé par la presse en aout 2018 mais dont on retrouve les traces en d’autres lieux : la brasserie anversoise De Konninck se félicite sur son site internet d’avoir accueilli la fête de l’équipe de tournage [7] ; l’abbaye d’Aulne propose désormais une traduction chinoise de son site internet ou encore le site bruxello-flamand destiné à un public chinois « Hey Belgium » propose désormais un tour Mister Right… qui exclut l’abbaye d’Aulne [8]. On retrouve même la trace d’une interpellation du collège de la ville de Charleroi au sujet de l’opportunité de traduire le site de l’office du tourisme carolo en chinois pour profiter de cette dynamique et la renforcer [9] ou encore d’un Bart de Wever qui se félicite publiquement de la publicité qu’une telle opportunité représente pour la ville (et tant pis pour les policiers à l’accent wallon).
Au niveau de l’analyse du discours médiatique, cet exemple nous permet de nous confronter sans détour au renversement de la construction exotique. Si un discours qui se veut authentique s’habille de tant de biais, que racontent nos productions culturelles quotidiennes des lieux parcourus lors d’intrigues banales en quête de perspectives exotiques ? Que perçoivent les populations indigènes des plages tunisiennes type Club Med dépourvues d’arrière-pays, d’une ville de Naples résumée à l’odeur de ses pizzas, des portraits nostalgiques de la Chine des empereurs ou encore de la spiritualité éternelle des tibétains – les moines asiatiques du cinéma occidental font-ils là-bas le même effet que nos gais lurons en toge noire ? Cet extrait met en abîme nos représentations des territoires étrangers : le cinéma est toujours factice. Se retrouver de l’autre côté de la barrière affine cette perspective dès lors que nous acceptons que nous ne sommes pas forcément plus fins qu’ils ne le sont avec nous.
Nicolas Bras
Références :
Yao Xiaofeng (2018), Mister Right (episode 2) by Yida Media Changjiang. https://www.viki.com/videos/1124780v-mr-right-episode-2
Xu Fan (2018, 24 janvier), Tv series with scenes shot in Belgium gets mixed reviews in China Daily. http://www.chinadaily.com.cn/a/201801/24/WS5a67c4bba3106e7dcc1361de.html
Jean-François Sacré (2018, 27 aout), Wallonie, Bruxelles, terres de tournages in L’Echo. https://www.lecho.be/culture/cinema/wallonie-bruxelles-terres-de-tournages/10043049.html
[1] Luciano Arcangeli (2018, 06 aout), L’abbaye d’Aulne, décor d’une série et superstar en Chine ! in rtbf.be. https://www.rtbf.be/info/regions/detail_l-abbaye-d-aulne-decor-d-une-serie-et-super-star-en-chine?id=9989139
[2] Difficile d’être précis à ce sujet, les coupures de presse relatent depuis l’annonce du tournage en 2017 que telle est l’audience avant même la diffusion du premier épisode de la deuxième partie. Difficile de tracer ces chiffres qui seront repris à l’identique en 2018. (https://businessinantwerp.eu/news/chinese-television-series-over-380-million-viewers-films-antwerp)
[3] Cfr. Nicolas Bras, Voyage sur l´eau sacrée d´un fleuve indien : cinéma, tourisme et exotisme, Média Animation, 7 décembre 2018, https://media-animation.be/Voyage-sur-l%C2%B4eau-sacree-d%C2%B4un-fleuve-indien-cinema-tourisme-et-exotisme.html
[4] Brasserie de l’Abbaye d’Aulne (2014), L’abbaye. http://abbayedaulne.com/fr/
[5] Duvel Moortgat (consulté le 31 octobre 2018), Histoire 1871-1923, http://www.duvelmoortgat.be/fr/sur-nous/histoire/1871-1923
[6] Les offices du tourisme wallon, bruxellois et flamand, le tourisme étant une compétence régionalisée.
[7] Brasserie De Koninck (2018), Les acteurs et l’équipe de production chinois fêtent la fin des prises de vue à la Brasserie De Koninck. http://www.dekoninck.be/fr/actualite/les-acteurs-et-l%E2%80%99%C3%A9quipe-de-production-chinois-f%C3%AAtent-la-fin-des-prises-de-vue-%C3%A0-la
[8] Hey ! Belgium (2018), Following Mr. Right. https://www.heybelgium.com/en/packages/following-mr-right-2
[9] Anon (2017, 01 aout), Anvers sert de décor à une série TV chinoise très populaire in vrt.be. https://www.vrt.be/vrtnws/fr/2017/08/01/anvers_sert_de_decorauneserietvchinoisetrespopulaire-1-3037054/