le face-à-face des cultures au cinéma
Le Clap des civilisations
En quelques années, l’idée du choc des civilisations a conquis les esprits. Elle se retrouve inévitablement invoquée lorsqu’il s’agit d’envisager le monde et les rapports interculturels. Comment le cinéma de fiction participe-t-il à la propagation ou à la banalisation de ce concept ? C’est la question à laquelle tente de répondre cette analyse en s’appuyant sur quelques productions récentes.
Le choc des civilisations fut conçu par un politologue américain, Samuel Huntington [1] et s’inscrivait dans le contexte de l’immédiat après-guerre froide. A l’époque de sa première rédaction en 1993, il prédisait que les sources prochaines de conflit seraient culturelles et laissait entrevoir une compétition majeure entre l’Occident mené par les Etats-Unis et la Chine, ainsi qu’une connexion « confucéno-islamique ». L’émergence du terrorisme islamiste dans l’actualité médiatique et, surtout, le 11 septembre et les guerres qui ont suivi ont réorienté le sens de l’expression « choc des civilisations » sur une opposition entre l’Occident et le monde musulman, ou l’Orient.
Largement combattue [2] cette thèse belliciste a pourtant fait son chemin et est aujourd’hui fréquemment utilisée dans les discours politiques ou dans les médias, non comme une idée qu’il faut décrier mais comme une perspective qu’il faut éviter. Par exemple, au niveau supranational, l’ONU, sur l’initiative des gouvernements espagnol et turc, anime un forum baptisé l’Alliance des civilisations [3]. Il vise à résoudre les conflits culturels, surtout celui qui opposerait Occident et Islam, en favorisant le dialogue et l’éducation.
En quelques années, l’idée d’un monde animé par les interactions entre des ères culturelles est devenue la grille de lecture dominante. La paix mondiale dépendrait de la résolution de tensions qui prennent leur source dans des différences culturelles entre des civilisations. Mais cette thèse qui accorde le primat aux cultures occulte, voire travestit, des dynamiques qui ont trait aux rapports économiques, sociaux et politiques, souvent asymétriques, qui animent tant les relations internationales que les histoires nationales.
Le choc des civilisations n’est, au fond, pas qu’une grille d’analyse des relations internationales. De manière plus diffuse, il s’agit aussi d’une perspective sur le monde, un point de vue sur les sociétés qui prend source dans ce qu’elles manifestent d’elles-mêmes, leur culture visible. Cette perspective n’est pas totalement neuve. Au-delà de la logique compétitive qui anime le concept de Samuel Huntington, l’articulation d’ensemble culturels cohérents, des civilisations, pour dresser la géopolitique du monde est depuis longtemps vivace [4]. La notion de civilisation est sujette à débat et est aussi alimentée par cet autre concept étrange et très occidental qu’est la modernité, lui-même imprégné de « l’esprit des Lumières » qui serait en quelque sorte l’âme du progrès occidental. Si l’Occident se reconnaît dans la raison et l’humanisme, il n’y reconnait pas toujours les autres. Ces deux critères fondent une véritable méthode de classification qui vise souvent à certifier la modernité occidentale et qui produit une réinterprétation de toute son histoire pour y déceler ses gênes, démocratie athénienne en tête. Cette quête identitaire de la modernité a besoin des autres pour s’identifier. L’Orient a longtemps fait les frais de ce rapport très particulier à l’altérité, mené sous couvert d’un empirisme très « moderne » qui consistait à établir scientifiquement l’essence archaïque de l’Orient [5].
Si les outrances de l’orientalisme ou de l’africanisme sont globalement des excès idéologiques du passé, le succès de Samuel Huntington illustre bien la réactualisation de cette dérive. Mais le cinéma, média populaire par excellence, relaie aussi cette lecture du monde et manifeste qu’il s’agit, parfois, d’une évidence contemporaine à ce point prégnante qu’elle peut sembler transparente au public.
Pour explorer les représentations du choc des cultures, voici quelques exemples issus de productions récentes. Bien sûr, la lecture des moments qui semblent illustratifs de la problématique est tronquée : quelques secondes d’un film ne peuvent résumer l’ensemble de l’œuvre, et les interprétations proposées ici sont subjectives. Il ne s’agit pas non plus de traquer les intentions cachées de leurs auteurs ou un complot hollywoodien. Au contraire : la plupart de ces films sont animés par des démarches positives. Cependant, quelques motifs récurrents, quelques raccourcis dramatiques dénotent peut-être d’un état culturel ambiant qui se manifeste par le fait que ces clichés sont rarement remis en question : peut-être sont-ils profondément inscrits dans nos manières de voir le monde.
Cultures : moteurs dramatiques
Le film 300 [6] est sans doute un des exemples les plus frappants et transparents de la mise en conflit des cultures à des fins idéologiques. Si la finalité propagandiste de ce péplum reste un ingrédient rare dans le cinéma contemporain, d’autres films récents n’échappent pas aux prémisses de cette manière de dynamiser un récit, en voici quelques exemples.
Tout d’abord dans le domaine du péplum, on peut retenir le film Alexandre [7] d’Oliver Stone, sorti en 2004. Ici, c’est la Grèce qui passe à l’offensive et qui vainc définitivement les Perses. Bien que ne partageant pas l’agressivité de 300, Alexandre récite pourtant le même mantra : la Grèce était une civilisation progressiste, animée par des philosophes universalistes et prônait la liberté contre l’esclavagisme, notamment celui des Perses. Face à cette modernité conquérante, portée par le mythe de l’empereur Alexandre, tous les royaumes soumis partagent une même identité orientale et qui se manifeste à l’écran par un défilé de faciès et d’accoutrements qui évoquent à la fois les mille-et-une-nuits et les stéréotypes culturels à l’égard de l’Asie centrale. Plus généralement, l’ennemi qu’affronte Alexandre semble être l’Orient en général. Celui-ci est séducteur, féminin et animal en ceci qu’il s’adresse aux pulsions de l’homme et qu’il corrompt les belles ambitions de sa raison. Les gynécées que visite Alexandre et ses relations avec les femmes relèvent de ce rapport très influencé par l’esprit du romantisme du 19e siècle. L’Orient est vaste : le mâle occidental s’y perd, fasciné.
Les Croisades sont un autre moment critique de l’histoire mythique des relations entre Orient et Occident. En 2005, Ridley Scott propose avec Kingdom of Heaven [8] une vision progressiste du conflit des civilisations par une fiction où l’affrontement entre les deux camps porte en lui non un enjeu de victoire mais un drame. Saladin et Baudouin IV tentent de régler leurs différents à l’amiable tandis que ce sont les extrémistes religieux, les templiers, qui attisent l’affrontement. Le héros est un forgeron anobli dans des circonstances peu banales. Désenchanté, il ne manque pas de faire part de ses doutes sur les principes religieux qui attisent le conflit. Sa vision laïque du monde porte des promesses de coopération entre l’Occident et le Proche Orient comme l’illustre une séquence de creusement de puits dans une campagne asséchée, séquence que ne renieraient pas certaines ONG de développement Nord/Sud.
Kingdom of Heaven appelle une réconciliation profitable à tous et non un affrontement stérile. La tragédie de cette opposition est illustrée par le dernier plan de la bataille de Jérusalem qui synthétise bien la vision du réalisateur : une plongée verticale montre les cadavres des deux armées qui jonchent de part et d’autres la brèche des murailles de la ville sainte. Bien qu’inscrit sur un fonds de choc des civilisations, Ridley Scott appelle à une résolution universaliste du conflit qui passe par une cohabitation pacifique qu’incarne un Saladin victorieux mais tolérant et respectueux. Ce rejet de la confrontation est présent jusqu’au fait que le réalisateur répugne à montrer les batailles pour ce qu’elles auraient de fascinant. Obligé de tenir l’engagement divertissant d’un film à gros budget, il réalise pourtant de nombreuses ellipses pour se concentrer sur les conséquences des affrontements plutôt que de s’appuyer sur leur spectacularité.
C’est également au Moyen Age, mais dans le registre du cinéma d’animation, que se situe le film d’animation Azur et Asmar [9] de Michel Ocelot (2006). Avec un esprit similaire à celui de Kingdom of Heaven, il exploite l’opposition de l’Orient et de l’Occident pour tenir un discours réconciliateur. S’appuyant sur le dessin, l’opposition entre les deux mondes est essentiellement esthétique et fondamentalement symétrique. Elle dynamise tant le développement du récit que l’image. Si le film postule une compétition entre les deux mondes, à travers la métaphore de la conquête d’une princesse qui oppose deux princes, l’un occidental, l’autre oriental, la morale du film avance que cette compétition ne peut résoudre que par la coopération et le métissage. Ce métissage ne fusionne pas les deux cultures dans une résolution dialectique mais les entrelace. Dans Azur et Asmar, les deux mondes se présentent comme des reflets inverses l’un de l’autre. La Méditerranée apparaît comme la surface d’un miroir qui fonde l’irréductibilité des deux univers mais dont l’auteur souhaite qu’il ne soit pas un obstacle.
Sorti en 2005, Syriana [10] de Stephen Gaghan est un film à la construction polyphonique. A la façon de Magnolia, Babel, Collision, on y suit parallèlement plusieurs personnages et plusieurs actions qui n’ont pas forcément de rapports entre eux. Cette méthode vise à produire un sentiment général, suggestif, sur une représentation plus complexe du monde. Syriana aborde frontalement les questions des rapports entre les Etats Unis, les lobbys pétroliers, les princes arabes, le terrorisme islamiste, les services secrets, etc. Cherchant le réalisme, il est un des rares films hollywoodiens qui traite la question autrement que par un dualisme épique, ou tragique, en cherchant sciemment à rendre compte de la complexité des choses.
Le pétrole et ses revenus sont les arguments explicatifs des tensions. Animées par une lutte pour ces richesses, les relations entre les belligérants semblent se situer sur les plans politiques et économiques, et non pas culturels. Cependant, cette tension dévastatrice empêcherait, au fond, l’émergence dans les pays producteurs de pétrole du Moyen orient d’un pouvoir progressiste qu’incarne le personnage du prince arabe éclairé. Cet idéal progressiste bute sur les intérêts des grandes puissances au risque de céder la place à un fondamentalisme rétrograde et violent. Finalement, dans Syriana, ce ne sont pas deux civilisations qui s’affrontent géographiquement, mais deux projets politiques, l’un libéral, l’autre islamiste. Derrière la complexité des intrigues, le scénario part de cette opposition pour montrer comment elle se manifeste à différents niveaux.
L’idée du choc des civilisations ne se retrouve pas que dans les fictions occidentales. En effet, elle est aussi bien présente dans des fictions issues de cinéma du Moyen Orient ou d’Afrique, également populaires. En 2006, le film turc Vallée des Loups – Irak [11] de Serdar Akar connait un succès phénoménal en Turquie [12] et dans le monde arabe. Il raconte l’histoire d’un agent secret turc, né sous le signe de Jack Bauer, qui infiltre le Kurdistan irakien occupé par les Américains pour venger son frère et exécuter le chef américain du district. Sur le mode du film de guerre façon Rambo, le film offre sa lecture inverse du conflit des civilisations et prête à l’envahisseur US un fanatisme chrétien de croisé et une voracité de richesses. Les Américains commettent atrocité sur atrocité, sans aucune morale.
En 2008, le réalisateur marocain Nabil Ayouch décroche le plus gros budget de l’histoire de son pays pour Whatever Lola Wants [13]. Ici, la rencontre entre les deux mondes s’opère par la grâce d’une Américaine ingénue partie au Caire sur un coup de tête pour rejoindre son amoureux égyptien. Elle y découvrira la danse orientale dont elle deviendra une artiste accomplie, couronnée de succès. La particularité du film est qu’il utilise son personnage principal, naïf, pour, d’une certaine manière, faire la leçon à la société arabe qui rejette les homosexuels et les femmes adultères. Pas de religion dans ce film mais plutôt une rencontre entre deux sociétés qui profiteront de leurs apports mutuels : le progrès des libertés individuelles occidental et la richesse culturelle orientale. Un peu à l’image d’Azur et Asmar, le réalisateur plaide pour un métissage pacifié qui se donne à voir dans la séquence finale où la jeune américaine triomphe en fusionnant la danse orientale et la danse de cabaret.
Ce rapide parcours de films à vocation populaire, brosse un tableau très inégal et parcellaire de la question de la présence du Choc des civilisations au cinéma. Ces différents films ne disent pas tous la même chose sur le sujet qu’ils utilisent en toile de fond et qui est celui d’une interaction entre deux mondes bien distincts, l’Orient et l’Occident. On le voit, ce fonds permet l’expression de plusieurs perspectives, parfois bellicistes et crispantes, souvent pacifiques et réconciliatrices. Cette vision du monde est vraisemblablement partagée avec le public qui se positionnera volontiers sur la question du choc ou de l’alliance. Cependant, rares sont les films qui invitent à questionner la pertinence de ce dualisme.
Conclusion
La problématique exposée à travers ces quelques extraits doit être relativisée avec la nature narrative du cinéma. La constitution d’un scénario nécessite des personnages qui ont des traits complémentaires et qui peuvent se définir l’un par rapport à l’autre. La caractéristique des films évoqués dans ce texte sont que les cultures, ou les civilisations, sont utilisées comme des personnages, pour leur fonction narrative. Leurs caractéristiques sont constitutives de leur caractère et les opposer dynamise le drame. Il serait vain de faire le reproche au cinéma d’utiliser les stéréotypes culturels partagés par le public au sujet des cultures que les films présentent ou évoquent, à moins que comme dans 300 il le fasse à d’autres fins que celle de divertir. Le cinéma a besoin de stéréotypes pour parler au spectateur. Cette dimension fondamentalement narrative de la problématique se manifeste tout particulièrement dans Azur et Asmar où ces deux personnages stéréotypés que sont l’Occident et l’Orient constituent, par leur opposition complémentaire, le sens même du film et de son esthétique.
Au cinéma, le choc des civilisations est une manière de raconter une histoire épique et de plaire au public. Le Seigneur des Anneaux qui oppose une alliance de sociétés contre la nation du mal de Sauron tire sa force de ce genre de mise en récit et il serait absurde de le lui reprocher. Finalement, le problème est peut-être inverse : c’est l’idéologie qui utilise une narration dramatique pour justifier une politique. La manière de dire le monde qui est celle du choc des civilisations fait des cultures collectives des personnages autonomes qui s’opposent presque naturellement. Et proposer qu’au lieu de s’affronter, ces personnages culturels se réconcilient ou « s’allient » ne résout pas le problème originel qui est celui de penser les cultures ou les civilisations comme des personnages, faciles à raconter et dramatiques.
« Les civilisations sont comme des compartiments étanches dont les adeptes ont au fond pour principale préoccupation de parer les coups des autres . » [14]
Daniel Bonvoisin
Juin 2009
[1] Samuel Huntington, The Clash of Civilisations ?, Foreign Affairs, Summer 1993 http://history.club.fatih.edu.tr/103%20Huntington%20Clash%20of%20Civilizations%20full%20text.htm
[2] Parmi les ouvrages centraux : Claude Liauzu, Empire du mal contre grand Satan : Treize siècles de cultures de guerre entre l’islam et l’Occident, Armand Collin, Paris, 2005 ; Marc Crépon, L’imposture du choc des civilisations, Plein Feux, Nantes, 2002.
[4] Samuel Huntington se réfère d’ailleurs aux travaux de l’historien Français Ferdinand Braudel. Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, Coll. « Champs », 1987.
[5] Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Le Seuil, Paris, 2005.
[7] Alexander de Oliver Stone, 2004, USA, Warner Bros.
[8] Kingdom of Heaven de Ridley Scott, 2005, USA, 20th Century Fox.
[9] Azur et Asmar de Michel Ocelot, 2006, France, Nord-Ouest Prod.
[10] Syriana de Stephen Gaghan, 2005, USA, Warner Bros.
[11] Kurtlar vadisi - Irak de Serdar Akar, 2006, Turquie, Pana Film.
[12] En réalisant le score de 4 256 567 entrées en Turquie : http://lumiere.obs.coe.int/web/film_info/?id=26067
[13] Whatever Lola Wants de Nabil Ayouch, 2008, Maroc/France/Canada, Pathé.
[14] Edward Saïd, ibidem, p. 375.