La pop culture se décolonise-t-elle ?
Depuis des décennies, les héritages coloniaux et les discriminations à caractère racial nichés dans la culture populaire ont été pointés du doigt et dénoncés. Des universitaires pionnier·ères comme Stuart Hall ou Angela Davis, des artistes engagé·es comme James Baldwin ont initié une remise en question, aujourd’hui poursuivie par de nombreuses associations ou par des militant·es racisé·es, libérant la parole et le regard des personnes concernées sur le champ culturel. La pop culture a-t-elle enfin atteint l’âge de raison ?
La publicité, la fiction ou les représentations folkloriques sont désormais publiquement questionnées pour le rôle social qu’elles jouent en matière de perpétuation des représentations problématiques. Le temps du prétexte de l’ignorance peut sembler révolu lorsqu’il s’agit de mobiliser un personnage ou une culture en les réduisant à un fantasme occidental. Du côté des fictions anglo-saxonnes, le message semble entendu : les productions contemporaines offrent dorénavant une diversité de personnages qui sapent la domination audiovisuelle du héros blanc et masculin qui caracolait invariablement en tête d’affiche des films de divertissement. La publicité a également retenu la leçon et démultiplie les représentations diverses pour promouvoir un abonnement téléphonique ou un frigo. En Belgique, difficile de perpétuer les pères fouettards ou les noirauds du folklore sans être conscient que ces personnages posent un problème à une partie de la population.
Des évolutions en trompe l’œil ?
Cette évolution de la culture populaire ne se fait pas sans heurts. Les réactions outrées à la décision de l’UNESCO sanctionnant le sauvage de la ducasse de Ath traduisent les résistances encore vivaces dans la société face aux efforts pour abolir les représentations problématiques [1]. Même constat pour ce qui concerne les séries grand public, à l’image des polémiques entourant la série d’Amazon Le Seigneur des anneaux, dans laquelle la présence d’acteurs noirs a provoqué le courroux de ceux ou celles qui pensaient leurs univers de prédilection comme des havres de blanchité intouchables [2]. Disney n’a pas moins essuyé l’aigreur des conservateurs de tous bords avec une bande-annonce montrant que la petite sirène sera noire dans la nouvelle adaptation du conte. Chacune de ces évolutions devient prétexte à une expression raciste décomplexée. Seraient-ce les ultimes lamentations d’une bataille réactionnaire déjà perdue ?
En dépit de ces initiatives, la majorité des rôles de la production américaine, dont le marché est mondial, reste aux mains des acteurs blancs [3]. En Belgique, les chiffres sont très loin d’être meilleurs : dans les fictions audiovisuelles diffusées à la télévision, les rôles perçus comme non blancs atteignent péniblement 17% [4]. Si évolution il y a, elle reste une étape sur un chemin qui semble bien long. Plus fondamentalement, même si un jour on peut espérer que les discriminations qui défavorisent les acteurs et actrices racisé·es s’évanouissent, l’enjeu est aussi ailleurs.
Diversifier n’est pas comprendre
Peut-on mesurer l’intérêt d’une société pour des évènements historiques à la mesure des fictions qui les prennent pour décor ? Si oui, les guerres mondiales, la Guerre froide ou celle du Vietnam sont certainement parmi les plus visités de la pop culture : elle contribue à en perpétuer la mémoire et éventuellement les leçons. Or, les discriminations que cette même culture a longtemps entretenues au sujet des populations racisé·es puisent leur origine dans des sources historiques diverses : l’histoire de l’esclavage, les dominations impérialistes, et bien sûr la colonisation. Les discours d’infériorisation à l’égard des populations colonisées étaient au cœur de l’entreprise coloniale et la décolonisation ne s’est pas accompagnée d’un examen de conscience culturel pour les métropoles. Au contraire, les idéologies raciales forgées dans ce processus ont conservé leur vigueur et influencent toujours les médias lorsqu’il s’agit d’aborder l’actualité des pays d’Afrique, de construire la communication d’une initiative humanitaire, ou de représenter ces régions dans des récits fictionnels [5].
Si cet héritage pèse sur les perspectives d’évolution sociétale, ce pan central de notre histoire est pourtant largement ignoré de la pop culture. Bien savant celui ou celle qui pourrait citer une création qui éclaire utilement les époques concernées. Aux USA, il aura fallu de longues décennies avant qu’Hollywood ne s’empare des drames de l’esclavage ou du génocide des Amérindiens [6]. Mais les films grand public existent désormais (comme Amistad, 12 Years a Slave ou Danse avec les loups) et appuient un travail éducatif de mémoire. C’est également du côté des USA qu’il faut chercher des films qui élaborent une critique du colonialisme. C’est d’une certaine manière l’esprit des blockbusters Black Panther 1 & 2 et même d’Avatar, où écologie et résistance s’opposent au colonialisme minier. Mais ces œuvres fantastiques situent leur action bien loin de l’histoire réelle.
Côté européen, le paysage médiatique est désertique. Çà et là, certains films abordent le sort des populations colonisées, à nouveau avec la guerre comme ancrage : les conscrits Africains ont droit à quelques récits [7] et la Guerre d’Algérie prend tout doucement consistance dans des films français critiques. À en croire une étude de l’AfricaMuseum, la population belge est largement ignorante du passé colonial du pays [8] et cette amnésie frappe aussi la production audiovisuelle, en particulier la fiction. Parmi les centaines de films produits depuis des décennies par la Fédération Wallonie-Bruxelles, dénicher ceux qui aborderaient de près ou de loin le passé colonial de la Belgique revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. Si on doit au réalisateur haïtien Raoul Peck le biopic Lumumba, coproduit par la Belgique en 2000, on ne trouvera le thème de la colonisation que dans Le Lion Belge (Nimetulla Parlaku, 2019), Ce magnifique gâteau (moyen métrage d’animation d’Emma de Swaef et Marc James Roels, 2018) et Pièces d’Identités (Mwezé Ngangura, 1999) : trois films aux sorties discrètes et méconnus du public belge [9]. S’il n’est pas exhaustif, le tableau est bien terne.
Pour Stuart Hall, il faut s’intéresser « aux stratégies culturelles qui peuvent faire la différence et changer la forme du pouvoir » et constater « que les espaces gagnés pour la différence sont rares [10] ». À ce jour, l’évolution de la culture populaire se traduit par une diversification et un respect des apparences. Mais l’éventuelle fin de la hiérarchie chromatique des personnages n’est peut-être que la partie émergée de l’iceberg des dominations historiques. Sur celles-ci, la pop culture européenne est largement muette. Peut-être préférons-nous dissimuler les drames qu’elles recèlent derrière une société multiculturelle de façade ?
Daniel Bonvoisin
Article publié en collaboration avec Coopération Éducation Culture.
Image de couverture : La princesse naine Disa, incarnée par Sophia Nomvete dans la série The rings of power (John D. Payne, Patrick McKay, 2022) (Crédit photo : Amazon Studios)
[1] Ducasse d’Ath : le « Sauvage » une nouvelle fois au cœur des débats, Bruxelles, Le Soir, 24/08/2022. https://www.lesoir.be/461368/article/2022-08-24/ducasse-dath-le-sauvage-une-nouvelle-fois-au-coeur-des-debats
[2] Sylvestre Picard, Le Seigneur des Anneaux : la production de la série réagit à la « polémique » du casting, Paris, Premiere, 11/02/2022. https://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Le-Seigneur-des-Anneaux--la-production-de-la-serie-reagit-a-la-polemique-du-casting
[3] Despite industry upheaval, the story is the same for women, people of color in leading roles, USC Annenberg Inclusion Initiative, 14/03/2022. https://annenberg.usc.edu/news/research-and-impact/despite-industry-upheaval-story-same-women-people-color-leading-roles
[4] Baromètre Diversité et Egalité 2017 : Synthèse de l’étude, CSA, 23/04/2018. https://www.csa.be/document/barometre-diversite-et-egalite-2017-synthese-de-letude/
[5] Racisme, médias et société, Média Animation, 2021. https://media-animation.be/RACISME-MEDIAS-ET-SOCIETE.html
[6] À ce terme inexact (généralement employé chez nous) est préféré aux États-Unis celui de « native americans » (littéralement « natifs américains »), au Canada ceux de « autochtones » ou issus des « premières nations ».
[7] Dont le film belge Les hommes d’Argile de Mourad Boucif (2015) objet d’une circulaire de l’enseignement de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour aborder la colonisation en classe. https://www.gallilex.cfwb.be/fr/cir_res_03.php?ncda=41616&referant=c04e&actesDesign=0
[8] La population belge connaît mal le passé colonial de la Belgique, d’après une étude de l’AfricaMuseum, RTBF, 24 octobre 2022. https://www.rtbf.be/article/la-population-belge-connait-mal-le-passe-colonial-de-la-belgique-dapres-une-etude-de-lafricamuseum-11091826
[9] En 2005, Juju Factory du réalisateur Balufu Bakupa-Kanyinda aborde aussi le rapport colonial. Il est tourné en Belgique sans soutien public.
[10] Stuart Hall, op. cit., p. 219