Et maintenant on va où ?
Sorti en 2011 mais tourné avant l’éclosion du Printemps arabe, le second long métrage de Nadine Labaki (après Caramel, 2007) a trouvé un écho particulier dans l’actualité du Proche Orient. Et maintenant on va où ? raconte comment les femmes d’un petit village tentent d’empêcher que leur communauté ne sombre mortellement dans un conflit religieux entre musulmans et chrétiens.
En évitant de situer explicitement le récit dans un contexte désigné, la réalisatrice cherche à explorer ce qui serait le mécanisme moteur de tels déchirements et propose une hypothèse anthropologique qui fait la part belle au conflit de genre.
Nous sommes quelque part dans un petit village reculé dont les habitants chrétiens et musulmans vivent en bonne entente sous l’autorité bonhomme du maire, de l’imam et du curé. L’époque est imprécise : on installe le premier téléviseur avec antenne, il n’y a pas de gsm et il apparait qu’un conflit a déjà semé la mort car plusieurs femmes sont veuves. Tous ces indices concorderaient avec un Liban fraichement sorti de la guerre civile qui l’a dévasté dans les années 1980, mais rien ne viendra le confirmer. L’installation du téléviseur provoque l’irruption de l’actualité dans la vie paisible du village. Dans le reste du pays, des heurts confessionnels se multiplient, le spectre de la guerre civile plane à nouveau. Rapidement, les femmes du village comprennent la menace contagieuse que l’information fait peser sur leur communauté. Et de fait, les esprits s’échauffent. Des tensions entre les deux groupes religieux font surface. Face au risque de basculement dans un conflit ouvert et sanglant, les femmes du village s’unissent dans le dos des hommes pour démultiplier les stratagèmes destinés à apaiser les tensions. Elles trouveront d’ailleurs des alliés de choix en la personne des deux prêtres qui, eux aussi, veulent à tout prix préserver la paix.
De la triste guerre de religion au gai conflit de genre
Rapidement, le film opère un grand partage entre ses personnages. D’un côté, il y a les hommes, belliqueux et nerveux, et de l’autre, les femmes, pacifiques et inquiètes. Au fur et à mesure que les premiers durcissent leurs dissensions, les secondes approfondissent leur alliance et peaufinent leurs actions. Ce chassé-croisé entre hommes et femmes prend volontiers un tour comique qui participe beaucoup aux charmes du long-métrage. La drôlerie provient essentiellement des manœuvres des femmes pour détourner les hommes des sirènes de la guerre : faux-miracle, invitation de prostituées slaves, usage du cannabis,… Mais par-delà le ton léger, le drame souligne la dépendance des femmes à la fureur des hommes et insiste sur la souffrance de celles qui perdent maris et fils dans les conflits. C’est la peur du malheur qui s’abattrait sur leurs hommes qui motive leur action.
Le ton de comédie douce amère que revêt Et maintenant on va où ? s’appuie sur les stéréotypes de genre. Les hommes sont mus par l’orgueil. C’est l’opposition virile à leur homologues de la religion d’en face qui apparait comme la cause de l’escalade guerrière. L’argument idéologique n’est alors qu’un vernis justificatif de l’animosité, ce que souligne d’ailleurs le rôle des prêtres qui tentent pour leur part de faire appel aux dogmes religieux pour apaiser les rancœurs. Mais ils ne sont pas non plus indifférents aux plaisirs de la chair : leur attirance pour le sexe féminin sera la faiblesse que sauront efficacement exploiter leurs femmes pour manœuvrer à la réconciliation. Quant aux femmes précisément, elles sont enfermées dans leur rôle de mère et de compagne éplorée subalterne aux hommes. Si cette situation correspond aux représentations traditionnelles de la condition féminine dans le monde rural et arabe que le film explore, elle permet surtout de mettre en scène des interactions comiques qui sont plus documentées par les clichés de la comédie de mœurs que par une situation perçue comme réaliste [1].
Du conflit local au drame universel
La fiction de Nadine Labaki ne cherche pas à rentrer dans les détails spécifiques du conflit religieux et choisi de l’aborder sous l’angle du rapport homme/femme. Puisque l’opposition entre les deux groupes religieux n’apparaît motivée que par des penchants proprement masculins (et non politiques, idéologiques, sociaux ou économiques), la réalisatrice propose une grille de lecture qui pourrait s’appliquer à n’importe quelle situation, ce qu’elle revendique explicitement : « J’ai voulu donner à mon film une dimension universelle. Il parle d’un affrontement entre chrétiens et musulmans, mais ça aurait aussi bien pu être entre noirs et blancs, entre deux équipes de football ou deux voisins... C’est pour cette raison que je ne voulais pas le relier à des faits réels, à une situation géopolitique particulière [2] »
En somme, le conflit au cœur du film tiendrait plutôt de la dispute de voisinage, il fonctionnerait pareillement en opposant deux familles (à l’instar des O’Hara et O’Timmins de Lucky Luke). Le drame universel que veut raconter Labaki serait celui des femmes soumises aux malheurs causés par les affrontements entre « leurs » hommes. Derrière l’apparence libanaise et malgré la perspective humoristique, la cohérence du récit repose sur une thèse qui attribue aux deux sexes des positions sociales dont le déséquilibre serait explicatif de beaucoup de conflits. Il serait dans la nature de l’homme de se faire les guerres, à charge pour les femmes, naturellement aimantes, d’endosser le rôle historique qui consisterait à les éviter : « Autrefois, c’est l’homme qui allait chasser, qui se battait contre les autres pour protéger son territoire... tandis que la femme s’occupait des enfants. Donc c’est peut-être bien dans leur nature. C’est en tout cas mon impression [3].. »
Abstraction faite de l’histoire
Si la réalisatrice revendique l’utopie de son histoire, celle-ci n’a put émerger qu’au moyen d’une échappée des contraintes socio-historiques du contexte libanais qui est pourtant sous-entendu. Il ne semble possible d’avancer la thèse anthropologique qu’en faisant abstraction des paramètres qui pourraient compliquer sa mise en évidence. Cependant, cette épuration du récit pose question. S’il faut le dépouiller des autres facteurs explicatifs, ne devient-il pas à ce point fictionnel que sa thèse serait imaginaire et fondée uniquement sur des clichés de genre ?
La sortie du film en 2011 suit de quelques mois celle d’Incendies du canadien Denis Villeneuve (adapté de la pièce Les écorchés du metteur en scène libanais Wajdi Mouawad). Coïncidence, les deux fictions procèdent de la même manière au sujet du Liban en ne l’évoquant pas explicitement. Dans Incendies, une sœur et un frère partent sur les traces du passé de leur mère dans un pays marqué par un conflit entre chrétien et musulmans. Mais à la différence de Maintenant on va où ?, le récit d’Incendies se concentre sur l’intimité de ses personnages principaux pour spéculer sur l’impact tragique des guerres sur des destinées humaines à travers la condition féminine. L’abstraction du contexte historique sert ici à se concentrer sur l’échelle individuelle et les turpitudes existentielles, comme une tragédie grecque, et non à élargir le propos jusqu’à vouloir souligner un mécanisme fondamental et intemporel des conflits. Incendies se concentre sur leurs conséquences tandis que Et maintenant on va où ? s’intéresse à leurs causes.
Que ce soit pour imaginer une destinée individuelle ou collective, c’est le luxe de la fiction que de s’autoriser à négliger des éléments du réel sans que cela ne pose problème au public. Celui-ci souscrit bien volontiers au programme du récit quand bien même les péripéties seraient irréalistes (trop poétiques et comiques dans le film de Labaki, trop tragiques dans celui de Villeneuve). Le procédé ne poserait question que s’il prétend faire retour dans le réel pour fournir une explication qui fasse sens au-delà des frontières du monde fictionnel propre au film. Si les arguments fonctionnent au sein de la mécanique du récit, ils deviennent douteux dès lors qui le quittent et prétendent s’appliquer, comme semble le penser Nadine Labaki, à l’histoire humaine.
Mais cette thèse se transmet-elle automatiquement au public ? Si l’analyse du film met facilement en évidence l’intention de l’auteure, le public n’y souscrira sans doute que s’il la partage préalablement. Dans le cas contraire, la contradiction entre le récit et la conviction du spectateur se traduirait vraisemblablement par le rejet du thème. Si le film fonctionne c’est qu’il aura avant tout suscité des émotions qui jouent sur des sentiments qu’il partage avec le public : la tristesse face à la douleur de la mère qui perd son enfant, la révolte face à la bêtise, le rire face au grotesque, etc. Ce sont ces émotions qui constituent la trace que le film laisse et qui révèlent simplement, comme avec Incendies, que la guerre fait horreur et qu’il est admis que les femmes en souffrent particulièrement.
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La réalisatrice Née en 1974, Nadine Labaki est une actrice et réalisatrice libanaise. En 2007, elle réalise Caramel, son premier long métrage qui traite d’un salon de beauté à Beyrouth. Le film se consacre déjà à un groupe de femmes dont elle raconte les difficultés du quotidien dans une société multiculturelle où pèsent des traditions hostiles à l’émancipation des femmes. Cette thématique n’est pourtant pas au cœur du film qui se concentre plutôt sur les portraits individuels de chacune, sur les sentiments amoureux, pour finalement dresser le portrait d’un Beyrouth bien vivant et chatoyant (les couleurs sont particulièrement soignées), à cent lieues des images de désolation urbaine et de guerre civile généralement associée à cette ville dans l’imaginaire contemporain. Comme dans Caramel, Nadine Labaki tient le rôle principal de Et maintenant on va où ? Encore que « principal » est à relativiser dans la mesure où ses deux films tiennent plus du film chorale animé par plusieurs personnages importants |
Daniel Bonvoisin
Média Animation
Novembre 2012
[1] A la différence des femmes de Caramel qui donnaient l’impression d’être en prise avec des contradictions plus inscrites dans les réalités de la société libanaise
[2] Quentin Duverger, Nadine Labaki : "Si le film est projeté en classe, j’aurai atteint mon but", Vousnousils, 1er septembre 2011, http://www.vousnousils.fr/2011/09/01/nadine-labaki-si-le-film-est-projete-en-classe-jaurai-atteint-mon-but-511997, consulté le 18 juillet 2012.
[3] Op. Cit