Réguler, protéger ou éduquer ?
Éducation aux médias : les controverses fécondes
La nécessité d’une éducation critique du citoyen [1] face à la société de la communication médiatisée fait aujourd’hui l’objet d’une large unanimité. Alors que la Communauté française s’est dotée d’un nouveau décret [2] (voté à l’unanimité) et que la déclaration de politique communautaire a pour objectif de « miser sur l’éducation aux médias » [3], les initiatives européennes se multiplient à un rythme soutenu. Tous les indicateurs montrent que ce projet éducatif est au centre de nombreux enjeux sur le plan politique. Entre régulation et protection, enjeux industriels et idéologiques, cette apparente unanimité reste traversée par un ensemble de controverses. Fécondes car leur compréhension permet la construction du projet politique qui sous-tend l’éducation aux médias.
Le décret du 5 juin 2008 définit l’éducation aux médias comme « l’éducation visant à donner la capacité à accéder aux médias, à comprendre et apprécier, avec un sens critique, les différents aspects des médias et de leur contenu et à communiquer dans divers contextes. Par messages médiatiques, on entend le contenu informatif et créatif des textes, sons et images véhiculés par divers moyens de communication y compris la publicité, dont la télévision, le cinéma, la vidéo, les sites web, la radio, les jeux vidéo et les communautés virtuelles ».
Cette définition est cohérente en regard des 5 composantes communes aux approches contemporaines de l’éducation aux médias (5 C) . La dimension « Connaissances ou Compréhension » du monde des médias ; la capacité d’expression ou la composante Créative, les capacités Critiques, la dimension Culturelle des médias et enfin la dimension de Citoyenneté.
La menace médiatique
La tradition chrétienne a toujours accordé à l’image une attention particulière. La personne de Jésus-Christ est pour les chrétiens une « image » de Dieu. L’image est à la fois vue comme une opportunité (un « chemin vers ») et un « piège » à la crédulité des opprimés (manipulation). Au huitième siècle, le débat entre iconodules (partisans de la représentation iconique de Dieu) et les iconoclastes faisait rage. Le concile de Nicée II (787) a tranché et autorisé et encouragé le culte des images. Ce n’est donc pas le fruit du hasard si l’intérêt pour une éducation critique face aux médias (et singulièrement l’image qui apparait comme le prototype des médias) s’ancre dans cette controverse issue de la tradition : les médias sont vus à la fois comme une formidable opportunité et comme une menace manipulatoire. Impossible aujourd’hui de considérer qu’exercer une citoyenneté active et responsable passe par un rejet de toutes formes de communication médiatisée. L’éducation critique aux médias se fonde à la fois sur la nécessité pour tous de pouvoir utiliser toutes les potentialités des médias et la nécessité de contenir ou réguler l’emprise de ceux-ci dans notre société.
Eduquer pour protéger
L’éducation aux médias reste fondamentalement confrontée à la question de la protection de l’enfance face aux dangers supposés des médias. Jusque dans les années 90, les politiques régulatoires étaient fondées sur l’idée qu’il était possible de protéger les enfants face aux contenus préjudiciables ou jugés comme « dangereux » pour lui. Violence, sexualité, manipulation de l’information,… les dérives potentielles sont nombreuses. Si dans un environnement médiatique traditionnel, l’idée de contrôler l’accès à certains contenus était plausible, la révolution des médias électroniques, et particulièrement d’Internet, a vite rendu cette illusion de la protection impossible. Comme le souligne Isabelle Stengers (philosophe à l’ULB) à propos d’Internet et des jeunes, « Aucun de nous, à mon avis, n’a la mesure de cela parce qu’il s’agit d’un véritable processus. Les enfants et les jeunes ont le droit vital de s’y aventurer parce que cela va être leur monde, beaucoup plus que le nôtre, parce que nous savons que cette génération va affronter et créer quelque chose dont nous n’avons aucune idée. » [4]
Logiciels de contrôle d’accès ou tentatives de régulation d’Internet ont montré leurs limites et leur inefficacité. Depuis presque 10 ans, la Commission Européenne a mis sur pied un « Safer Internet Action Plan ». Celui-ci reste en tension entre d’une part, la nécessité de contrôler l’accès à Internet pour les mineurs d’âge et l’éducation aux risques liés à l’usage d’Internet.
A moins de créer un environnement médiatique amputé de toutes ses possibilités, il est tout simplement impossible de maîtriser la circulation des contenus sur les réseaux. Même dans un environnement protégé ou filtré, un jour ou l’autre, l’enfant devenu adolescent sera confronté à la réalité du média, dans toutes ses potentialités mais aussi dans tous ses risques.
L’éducation aux médias fait donc le pari de l’éducation, dès le plus jeune âge, pour amener le jeune à adopter un comportement responsable, autonome et critique.
Eduquer et réguler
Le débat sur la régulation nécessaire des médias a trop souvent été associé aux enjeux de l’éducation aux médias. Il est urgent de répéter que la régulation n’est pas l’éducation. La régulation est indispensable et constitue en soi un projet politique complexe, dans une économie médiatique globalisée. Il faut en même temps reconnaitre toutes les limites à la capacité réelle de réguler. Il suffit d’observer les difficultés du CSA en Communauté française, contraint de réguler un espace médiatique qui échappe largement à son contrôle.
L’éducation aux médias relève avant tout d’un projet éducatif qui, pour se développer sereinement ne doit pas être instrumentalisé dans les questions de régulation. Certains pays européens [5] et, en partie, la vision de la commission européenne, se positionnent en faveur d’un rôle accru des organes de régulation pour coordonner et piloter une politique d’éducation aux médias. Cette posture inquiète les acteurs éducatifs qui se voient ainsi substitués dans leurs missions par les instances de régulation. Au sein même de la commission, le point de convergence de l’éducation aux médias s’est déplacé de la division « Education » vers la division « société de l’information » ( programme « MEDIA »), en charge des politiques audiovisuelles en Europe. Loin d’être anodin, ce déplacement montre a quel point cette controverse semble stratégique. Il faut souligner que, par le décret de 2008, la Communauté française a, quant à elle, mit en place un dispositif particulier et distinct du CSA pour coordonner les acteurs. Car éduquer, ce n’est pas réguler.
Des médias qui éduquent
Les grandes industries médiatiques ont bien compris tout l’intérêt de l’éducation aux médias. Tenter de contenir les législations régulatoires est, pour une partie d’entre elles, un avantage réel. Une population éduquée aux médias, capable d’agir en consommateurs ou usagers avertis est en effet souvent jugée préférable à une régulation trop insistante (et contraignante).
Des alliances intelligentes entre industries médiatiques et acteurs éducatifs existent. A titre d’exemple, le secteur de la presse quotidienne a depuis longtemps initié des programmes d’éducation à la presse quotidienne, en partenariat étroit avec les acteurs éducatifs et les pouvoirs publics. [6] Cet investissement n’est pas complètement innocent, puisqu’en favorisant le contact des plus jeunes avec la presse quotidienne, cette action prépare aussi son futur lectorat…à une lecture critique de la presse.
Mais les dérives sont aussi présentes. A l’inverse, le secteur publicitaire [7] a choisi de se positionner comme acteur éducatif à travers le projet « Mediasmart ». Ce programme a (heureusement) été largement critiqué et déconseillé aux établissements scolaires. L’analyse détaillée du programme montrait en effet que, sous couvert d’éducation aux médias, Mediasmart se révélait constituer un programme de promotion de la publicité auprès des plus jeunes…un comble ! Médiasmart est cependant identifié par la commission européenne comme une « bonne pratique » d’éducation aux médias et a été beaucoup moins critiqué dans sa version anglaise.
Si les médias ont un rôle important à jouer dans une politique d’éducation aux médias, il doit rester cadré par les acteurs éducatifs dans une alliance intelligente avec les acteurs médiatiques.
Des controverses au projet politique
L’éducation aux médias se trouve aujourd’hui au cœur des controverses qu’il est nécessaire de comprendre pour engager l’action politique responsable et bien pensée.
Après avoir mis en place un nouveau cadre décrétal, le gouvernement s’est engagé à « miser sur l’éducation aux médias ». L’enjeu est de faire fonctionner ce nouveau dispositif et de lui permettre de répondre réellement aux attentes, parfois contradictoires, auxquels il doit répondre.
Mais d’autres niveaux de pouvoir sont aussi mobilisés. Conseil de l’Europe, Comité des régions, Unesco… autant d’institutions qui développent aujourd‘hui des recommandations et des programmes d’éducation aux médias. La Commission Européenne intègre dans sa directive concernant les services audiovisuels [8], la nécessité de faire rapport sur les niveaux d’éducation aux médias de leurs populations en 2011. Petite phrase anodine, mais qui dans un cadre règlementaire, mobilise déjà les acteurs médiatiques, éducatifs et politiques. Les critères choisi pour établir ces niveaux ne seront pas neutres et ne sont qu’une première étape qui fondera une politique européenne en la matière. Ils concrétiseront aussi la vision politique de l’éducation aux médias, qui doit se penser au regard de ses propres controverses.
Patrick Verniers
août 2009
[1] Ce titre est emprunté à Jacques Gonnet in « Les controverses fécondes » - Paris, 2001 , éditions l’harmattan. M. Gonnet est professeur à Paris III et a dirigé le CLEMI (Centre de liaison de l’enseignement et des moyens d’information). Centre national de documentation pédagogique, Hachette Éducation, Paris, 2001, 142 p.
[2] Décret du 5 Juin 2008 portant création du Conseil supérieur de l’Education aux Médias et assurant le développement d’initiatives et de moyens particuliers en la matière en Communauté française
[3] Déclaration de politique communautaire 2009-2014, point 1.1 du chapitre 1 « Des nouveaux défis pour l’audiovisuel et les médias »
[4] Actes du colloque « cliquer futé », collection « Apprendre les médias », Média Animation asbl, 2003
[5] En Grande Bretagne par exemple, OFCOM, le régulateur des télécommunications et des médias a créé une unité spécialisée en éducation aux médias, considérant ainsi qu’elle est partie intégrante de son rôle de régulateur.
[6] Il s’agit de l’opération « ouvrir mon quotidien » aujourd’hui inscrite dans le cadre décrétal.
[7] Par le biais du Conseil de la Publicité
[8] La directive services de médias audiovisuels (SMA) Article 26