Disco Elysium : jeu vidéo indépendant et arène politique
Comme toute production médiatique, le jeu vidéo peut s’avérer porteur de contenu politique : ausculter son scénario, son univers ou ses dynamiques de jeu permet d’identifier en regard de quels enjeux les joueur·euses doivent se positionner [1]. Pourtant, la dimension réflexive de leurs productions est souvent occultée par les studios qui produisent les jeux, plébiscitant leurs vertus strictement récréatives. Les joueur·euses s’en saisissent pourtant, au cœur de vastes communautés sur les réseaux sociaux. D’autant plus quand, à l’image du jeu estonien Disco Elysium, le jeu fait du champs politique un de ces moteurs ludiques principaux, et qu’il séduit une large audience. L’expérience politique d’un jeu vidéo facilite-t-elle la prise de position citoyenne ?
Avec la sortie de Disco Elysium, le jeu vidéo s’extirpe d’une certaine léthargie politique. Non que la question idéologique en ait toujours été absente ! Mais les acteurs – importants ou non – de ce secteur se positionnent systématiquement en dehors du prisme politique, suscitant parfois les sarcasmes de la critique et des communautés de joueur·euses. L’entreprise Ubisoft niait par exemple en mai 2021 la dimension politique du jeu Farcry 6 [2]… pourtant situé dans un Cuba « dystopique » secoué par des guérillas révolutionnaires. Elle semble également évidente dans des blockbusters de jeux de tir à la première personne (comme Call of Duty) ou dans des jeux de propagande de l’armée américaine (America’s Army). Ne serait-ce que par la distribution des rôles de bons et de vilains, le jeu entérine une certaine lecture des conflits armés. Mais l’implicite politique se glisse aussi dans d’autres types de productions. Incarner un gangster dans Grand Theft Auto, simuler la vie quotidienne dans Sims, gérer un parc d’attraction dans Roller Coaster Tycoon, ou sauver un monde (chaotique) dans Cyberpunk 2077, c’est faire de la politique autrement. Ces jeux articulent des règles avec un contexte, un univers et des dispositifs pour y faire intervenir les joueur·euses. Grand Theft Auto expose une vision cynique d’un certain libertarisme à la mode US ; les Sims incarne la conception du bonheur par l’accroissement du confort matériel et l’optimisation des relations humaines, et Roller Coaster Tycoon met à disposition des éléments techniques et financiers pour une gestion bénéficiaire d’un parc d’attractions. Jusque dans les dynamiques de gameplay, les jeux déploient une politique et, indéniablement, en font.
La politique caricaturée : trait d’union entre réel et imaginaire ?
Que peut-on observer quand le jeu donne sciemment l’opportunité aux joueur·euses de choisir des tendances idéologiques déterminées ? Dans les années 90, c’est souvent sur le ton de la blague que la politique est abordée. Dans la série Alerte Rouge, jeux de référence dans la catégorie « gestion militaire » à l’époque, les gamers peuvent incarner les armées soviétique ou atlantiste. Toutes deux sont caricaturées, et il est possible de remporter la partie avec chacune d’elle. L’humeur du jeu est à mi-chemin entre le pastiche et le réalisme pop. Un point de détail (mais, le diable n’y réside-t-il pas ?) : dans ce jeu, quand on utilise l’armée soviétique, les militaires tirent automatiquement à vue sur les civils. Ce n’est (évidemment) pas le cas des régiments atlantistes. Dans un autre style, la série des Civilization [3], où l’on gère le destin d’un peuple et son expansion au fil des siècles, l’orientation politique n’est autre qu’un choix-outil parmi un panel de doctrines que l’on peut adopter. Être fasciste, communiste ou libéral entraîne son lot d’avantages et de désavantages mais ne détermine en rien l’avènement ou l’effondrement d’une civilisation. Au fond, le questionnement sociétal n’est pas officiellement l’objet du jeu. Et si le jeu vidéo est imbibé d’orientations idéologiques, les producteurs évitent soigneusement de l’affirmer ouvertement. Ils lui préfèrent les questions de morale.
Dans la tradition du jeu de rôle, les joueur·euses sont régulièrement confronté·es à des choix moraux faisant basculer, avec plus ou moins d’incidences, du côté du bien ou du mal. Dans une articulation dont la genèse est à situer dans le jeu de rôle sur table incontournable Donjons et Dragons (très influencé par J.R.R. Tolkien et son Seigneur des Anneaux), les personnages sont définis par des alignements qui vont du Loyal Bon au Chaotique Mauvais, en passant par la posture de neutralité. Un schéma classique qui s’est vu réapproprié avec plus ou moins de finesse par des incontournables du jeu de rôle sur ordinateur : Mass Effect, Baldur’s Gate, Fallout ou encore The Witcher.
Si la militance ou la sensibilisation se sont immiscées dans la production vidéoludique de manière plus frontale (pour questionner les réalités migratoires ou les conditions de travail dans les fast food par exemple [4]), peu de jeux réussissent pourtant à mobiliser une vaste audience autour d’un défi réflexif, relevé par Disco Elysium avec une certaine espièglerie.
La politique dont vous êtes le héros
Disco Elysium [5] plonge les joueur·euses dans la cité fictive de Revachol, un monde parallèle désabusé, où toutes les recettes traditionnelles du récit d’anticipation sont exploitées. Cette ville sert de caisse de résonance aux enjeux de notre temps : affrontement social, immigration et racisme, accroissement des inégalités, emprise du supra-national sur la politique locale, épuisement des utopies politiques, ou amnésie quant à l’histoire des luttes sociales. Ce jeu de rôle propose d’incarner un enquêteur rendu amnésique par une monstrueuse soirée de débauche intoxiquée. Il s’éveille au cœur d’une ville dont l’économie est immobilisée par une grève de dockers, tandis qu’un pendu impose sa masse en décomposition dans l’arrière-cour de l’hôtel. Dans ce roman-noir fait jeu vidéo, chaque dialogue, chaque réponse aux injonctions des personnages rencontrés, détermine l’expérience ludique : ils ou elles conditionnent les réponses possibles dans de futures discussions, et offrent une lecture spécifique des dynamiques sociales qui animent Revachol (et nos sociétés ?).
Disco Elysium met la question politique au cœur de son dispositif. Le gameplay révèle d’emblée un choix audacieux : à l’écrasante tendance à la compétition et à la performance, le jeu oppose une sublimation de l’échec. Dans sa mécanique, Disco Elysium le considère non comme une impasse à éviter mais comme un possible, une voie malencontreuse au premier regard, mais qui n’entrave ni le plaisir, ni la réussite du jeu.
C’est l’évolution du personnage par les choix de jeu qui marque une véritable innovation. Si le jeu de rôle est un terrain privilégié pour une identification à l’avatar, Disco Elysium transcende les schémas moraux en proposant, par les mécanismes ludiques, de définir les tendances politiques du personnage en le confrontant à des dilemmes.
« Je pourrais t’aider en démantelant violemment l’économie libérale »
La ville de Revachol propose une multitude de rencontres incongrues. En face de l’hôtel où il soigne sa gueule de bois, une enfant attend par exemple l’enquêteur Harry Du Bois devant une lumineuse librairie. Du haut de ses dix ans, elle a pour mission d’attirer le chaland et de l’inviter à acheter des livres. Il neige, elle est frigorifiée, n’est pas à l’école et son employeur n’est autre que sa mère. À sa rencontre, ces choix de dialogue s’offrent aux joueurs·euses :
(1) « Tu es gelée, je peux t’aider ? »
(2) « Je devrais peut-être discuter avec la propriétaire de la boutique, non ? »
(3) « Tu fais un brave petit soldat, sans cesse en train d’apprendre la valeur du travail »
(4) « Je pourrais t’aider en démantelant violemment l’économie libérale »
Les joueurs·euses peuvent ainsi assumer, au choix, des postures moralistes (1), ultralibérales (3), communistes (4) … voire simplement détourner le regard (2). Ce paramétrage traverse l’écran pour refléter les sensibilités de l’utilisateur·ice. Dans le processus d’identification, les joueur·euses cherchent, en conscience ou non, un équilibre entre ce qui lui appartient et ce qui appartient au domaine du jeu. La cocasserie des situations rencontrées et des dialogues proposés entre en résonance avec les vies antérieures du héros, qui ponctuent les aventures.
Par le jeu, on se positionne face à une articulation de courants politiques. On ne peut, au fond, éluder la confrontation idéologique. Mais cette expérience vidéoludique ancre-t-elle une volonté de poursuivre, ailleurs, les questionnements proposés ?
Toi aussi, deviens un flic fasciste
Lors de la ressortie augmentée du jeu en mars 2021, les discussions se sont multipliées entre joueur·euses averti·es sur les fils Facebook et Reddit. Dans le groupe Facebook officiel du jeu, à la question What kind of Asshole Are You ?, posée par une internaute, répondent les orientations identitaires posées par les joueur·euses. Au sein du jeu, utilisateur·rices se définissent comme communiste radical ou flic superstar ultra-libéral. Mais ces présentations succinctes engendrent aussi des débats pointus sur le traitement offert à chacun des courants politiques par les auteur·rices du jeu.
Un autre phénomène émerge de ces discussions. Pour leurs seconds tours de jeu, plusieurs joueur·euses annoncent vouloir jouer un personnage contre-nature, en façonnant une grosse brute fasciste, par exemple. Signe d’un investissement personnel certain, cette mission s’avère très compliquée, voire impossible, pour les joueur·euses qui témoignent de cette tentative. « Pour ma nouvelle partie, je joue un connard raciste. C’est tellement difficile que ça m’a rendu malade de devoir être en accord avec le camionneur raciste. Quelqu’un d’autre ressent ça ? » Certain·es répondent que jouer le flic fasciste leur est impossible, que cette idée les rend dingue. Un internaute ajoute que c’est comme avec tout jeu de rôle : on joue comme on vit.
L’histoire et l’Histoire en miroir
Si le jeu ouvre des pistes d’identification et d’appropriation de courants politiques en s’appuyant sur la finesse de ses textes, il est aussi orienté politiquement, et le studio ne s’en cache pas. Le fond de la pensée est rouge et renvoie à une certaine utopie sociale portée par des luttes ouvrières ou des insurrections populaires comme la Commune de Paris (1871) qui n’est autre que la référence principale à la constitution de l’histoire de la ville de Revachol. Le siècle d’expériences de « communismes réels » en prend pour son grade et l’idée communiste est traitée comme un rêve jamais réalisé ; la perspective fasciste est à l’évidence présentée comme l’idéologie raciste, vouée au culte du corps et à l’agressivité ; la pensée néo-libérale comme à l’origine de la pauvreté dans le territoire désœuvré du jeu et le moralisme comme l’option qui, sous couvert de centrisme, soutient la logique économique du libre marché.
C’est aussi cette quête de l’identification exacte des références politiques ancrées dans le jeu qui animent les communautés de joueurs et joueuses. Par Disco Elysium, le champ de la pensée s’étend à des considérations historiques. Ces conversations politiques sont tantôt les sujets principaux des publications, tantôt elles s’immiscent dans des posts centrés sur d’autres dimensions du jeu. La médiation quant à la nature des courants politiques se fait par l’expérience ludique et la volonté de partager ses trouvailles sur les réseaux sociaux au même titre qu’on y fait part du plaisir (ou déplaisir) que l’on a pris. On y partage aussi des échos directs à l’actualité, telle la mise en résonance entre la grève des dockers du Havre (France) et celle de Revachol, ou encore la substitution d’un militant communiste issu du jeu par l’image d’un Bernie Sanders boudeur (candidat socialiste malheureux au primaires démocrates de 2016 et 2020 aux États-Unis).
Distribution de (mauvais) rôles
Dans un échange animé sur Facebook, un internaute propose de positionner des personnages du jeu sur une grille en suivant la typologie morale traditionnelle des jeux de rôle. Dans cette interprétation, la ligne du bas – le Mal – est exclusivement habitée par des représentant·es de l’ordre capitaliste dans le jeu.
Désignée comme « Neutre Mauvais », on découvre Joyce Messier. Cette femme distinguée est l’incarnation de la multinationale qui subit la grève. Elle est officiellement présente pour négocier la sortie de grève avec le syndicat et faire valoir les intérêts de la multinationale. Le personnage est nuancé et, par exemple, regrette vivement la violence des mercenaires engagés pour briser la grève. Le regret est d’autant plus grand que le pendu est l’un d’eux et qu’elle s’attend à de violentes représailles. À aucun moment le jeu ne la présente comme maléfique, à moins de considérer que la défense des intérêts de son employeur puisse être malfaisante.
Grille des alignements :
Kim Kitsuragi – Loyal Bon
le camionneur mélancolique – Neutre Bon
un ouvrier – Chaotique Bon
un collègue de l’enquêteur – Loyal neutre
le cuistot de l’hôtel – Neutre
Harry Du Bois - Chaotique neutre
le bureaucrate – Loyal Mauvais
la PDG de la multinational, Joyce Messier – Neutre Mauvais
le mercenaire pendu – Chaotique Mauvais
C’est bien là une posture politique affirmée et le point de départ de la discussion qui suit la publication de cette grille. L’un des internautes ne cerne pas du tout pourquoi ce personnage se trouve rangé dans cette case. Les interpellations argumentées basées sur des expériences de jeu singulières se succèdent sur une variété de sujets politiques connexes. Une autre interpellation concerne le bureaucrate présenté comme Loyal Mauvais dans cette grille. Il représente le Moralintern – l’entité supranationale qui administre cette ville – qui est à l’origine de la destruction de Revachol lors de la répression de la révolte populaire. D’autres internautes négocient les termes de cette grille et argumentent dans un sens qui soustrait Joyce Messier et le bureaucrate des mauvais.
En puisant dans les codes qui leur sont familiers (la balance morale héritée des jeux de rôle populaires), les joueur·euses déploient leurs propres grilles de lecture sur celles, politiques, qui leur sont soumises par les créateur·rices du jeu et enclenchent des conversations qui vont bien au-delà de l’expérience ludique.
Jouer à la politique pour se l’approprier
Disco Elysium n’a rien d’un « serious game ». Si son contenu réflexif est évident, il offre ce que les joueur·euses attendent a priori : une expérience ludique excitante. Ce jeu dévoile aux studios et à l’industrie vidéoludique dans son ensemble qu’intégrer « la chose politique » à la mécanique d’une production n’est pas automatiquement voué à l’échec. Il entérine également l’importance de considérer la manière dont les publics s’approprient un jeu : il s’accompagne d’échanges sociaux et de connexions avec le réel. En réponse au lieu commun pointant le désinvestissement citoyen dans le débat politique, le jeu vidéo peut-il répondre en mobilisant des questionnements idéologiques ? Pour les secteurs éducatifs et associatifs, l’opportunité se présente de favoriser le décryptage du jeu vidéo au même titre que d’autres médias, et de dévoiler le potentiel de l’expérience vidéoludique pour enrichir le débat sociétal.
Nicolas Bras
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[1] Daniel Bonvoisin, Martin Culot, Catherine Geeroms, Éducation aux médias & jeux vidéo – Des ressorts ludiques à l’approche critique, Bruxelles, Média Animation, 2015. https://media-animation.be/Education-aux-medias-jeux-video-912.html
[2] Jade King, Ubisoft Doesn’t « Want To Make A Political Statement » Specifically About Cuba With Far Cry, The Gamer, 28/05/2021. https://www.thegamer.com/ubisoft-spoke-to-actual-guerilla-fighters-but-doesnt-want-to-make-a-political-statement-with-far-cry-6/
[3] Daniel Bonvoisin, Les jeux de stratégie : comment gagner l’Histoire du point de vue de l’Occident ?, Bruxelles, Média Animation, 2014. https://media-animation.be/Les-jeux-de-strategie-une-lecture.html
[4] Arnaud Claes et Daniel Bonvoisin, Le game design du jeu vidéo comme outil rhétorique, Bruxelles, Média Animation, 2016, https://media-animation.be/Le-game-design-du-jeu-video-comme-outil-rhetorique.html .
[5] Ce jeu, créé par le studio estonien Za/Um en 2019, fut particulièrement bien accueilli, tant par le public que par la critique, et salué pour sa pertinence et son incroyable qualité d’écriture.