Immigration et rhétorique émotionnelle
Le game design du jeu vidéo comme outil rhétorique
Le jeu vidéo est souvent considéré comme un média entièrement dédié au divertissement et à la détente. Au mieux, on le considère comme un bon outil d’éducation lorsqu’il s’accompagne du label « serious game ». Pourtant, le jeu vidéo est capable de véhiculer des revendications et des points de vue originaux portant sur des problématiques sociales. Des jeux comme Papers please ou North, par exemple, parviennent à traiter efficacement du sujet de l’immigration. L’intérêt qu’a suscité ces jeux dans l’espace public nous invite à réfléchir sur la façon dont ils stimulent notre réflexion et nos émotions.
Jeu vidéo et rhétorique
Un des angles les plus répandus pour analyser le jeu vidéo consiste à se pencher sur les représentations qu’il véhicule, c’est-à-dire la médiatisation de conceptions du monde qui peuvent être chargées par des points de vues socioculturels, idéologiques, des clichés ou des stéréotypes. Pourtant toute représentation vidéoludique passe par une étape de modélisation et de programmation [1] qui constitue ce qu’on appelle game design [2]. Un jeu vidéo peut se concevoir, entre autre, comme une série de règles qui vont permettre de simuler l’environnement ou l’objet qu’il tente de reproduire. Un jeu vidéo de tennis sera composé d’une succession de règles lui permettant de simuler le comportement de la balle, du joueur, de l’arbitre etc. Instaurer des règles permettant de modéliser la réalité signifie également choisir, consciemment ou non, parmi les différents paramètres qu’il sera possible de mettre en place. En simplifiant le monde, en nous permettant certaines choses et en nous en refusant d’autres, on attire notre attention sur certains éléments spécifiques. Ces choix sont autant personnels que culturels. Vecteurs d’idéologies, ils permettent de mieux comprendre la façon dont nos systèmes sociaux ou culturels fonctionnent.
Par la façon dont un game designer décidera de construire les différents systèmes de règles animant un jeu, allant d’un dragon féroce à un mécanisme de gestion hôtelière, il met en place une argumentation sur sa façon d’envisager l’objet qu’il s’attache à réaliser. C’est ce que Ian Boggost appelle de la rhétorique procédurale, un discours à visée persuasive qui repose sur un processus ou un système pour exprimer des idées [3].Autrement dit, la programmation (ici illustrée par le game design des jeux vidéo) incarne un autre mode de la rhétorique, une autre façon de produire un discours persuasif, à côté du mode écrit ou visuel. Utilisée consciemment, cette forme rhétorique devient un moyen d’expression entre les mains des développeurs.
Prenons un exemple sur lequel Bogost s’appuie, McDonald’s Videogame [4]. Il s’agit là d’un jeu de gestion dans lequel le joueur doit gérer l’entreprise McDonald à travers différentes mécaniques (allant de la restauration, à la gestion de la comptabilité en passant par la production de matières premières). Développé par la société Molleindustria [5], basée à Milan, McDonald’s Videogame [6] est un jeu satirique qui a pour but de dépeindre la multinationale de façon négative. Dès lors, les mécaniques de jeu reflèteront ce point de vue : le joueur doit décider si, oui ou non, il utilise des céréales génétiquement modifiées pour nourrir ses vaches, s’il détruit la forêt tropicale pour agrandir ses champs, s’il corrompt des institutions publiques etc. Le point de vue du développeur transparait ainsi par les libertés laissées aux joueurs, par les objectifs à remplir et par les moyens qu’il lui donne pour gagner le jeu. Par l’ensemble des règles établies par le game designer, le joueur est mis face à une argumentation qui développe une vision engagée de McDonald.
Le game design d’un jeu incarne donc une forme « d’écriture » capable de véhiculer une argumentation. Pour comprendre le message véhiculé par le jeu, il faut alors explorer l’espace délimité par les règles du jeu et qui comprend toutes les actions permises au joueur. Pour explorer cette espace de possibilité, il faut jouer. Mais encore faut-il que le joueur soit conscient d’une volonté de la part du développeur d’énoncer un argument qui dépasse le simple objectif de divertissement ludique.
Papers please et North, les feux faces de l’immigration
Papers, please [7] et North [8] sont deux jeux qui traitent de l’immigration mais sous deux angles différents. A travers leur game designs et leur perspective propre, ils mettent en place un argumentaire sur ce sujet d’actualité.
Papers please est un jeu vidéo indépendant développé par Lucas Pope. Sorti en 2013, il place le joueur dans le rôle d’un agent de l’immigration dans le pays imaginaire d’Arstotzka. Chaque niveau simule une journée de travail. Le joueur voit défiler devant lui une série d’immigrants souhaitant rentrer dans le pays. Pour ce faire, ils doivent obtenir l’approbation du joueur. Le principe du jeu consiste à examiner les documents des immigrants à la recherche de la moindre contrefaçon. Le joueur décide ensuite, de façon binaire, si l’individu est accepté ou non. Au fur et à mesure que le jeu avance, de nouvelles règlementations viennent compliquer le travail du joueur (demande de nouveaux papiers, certaines informations spécifiques à surveiller etc.). Si une erreur se profile, le joueur est libre de refuser l’entrée dans le pays. A la fin de la journée, le joueur reçoit un salaire proportionnel au nombre d’immigrants traité. C’est aussi à ce moment-là qu’il est averti si jamais il a commis la moindre erreur. Erreur qui peut lui coûter de plus en plus cher au fur et à mesure que le jeu avance. Le niveau se termine quand le joueur se décide sur la façon dont il répartit son salaire afin d’assurer la survie de sa famille.
Malgré son apparence et son système de jeu à première vue simpliste, le joueur doit, au fur et à mesure que le jeu avance, faire face à plusieurs dilemmes moraux. Il se retrouve ainsi tiraillé entre l’obéissance à un Etat qui se révèle de plus en plus autoritaire et un quelconque sens moral qui l’inciterait à désobéir. Une femme se présente à l’entrée, son fils est malade, son mari a déjà passé la frontière. Il lui manque un document. Vous vous apprêtez à la refuser quand elle vous dit qu’elle risque de se faire tuer si elle retourne d’où elle vient. Que faire ? N’oubliez pas que vous risquez de perdre votre emploi si vous la laissez passer. Et sans emploi, vous n’aurez plus de quoi assurer la survie de votre famille.
Par un entremêlement de dilemmes, d’enjeux, d’objectifs et de questionnements éthiques, Papers Please tisse une toile qui masque la finalité du jeu. Que faut-il faire pour gagner ? Obéir à l’Etat ? Préserver sa famille ? Contribuer au renversement du pouvoir ? Fuir le pays ? Jusqu’au bout, le jeu, à travers son espace de possibilités, à travers les actions qu’il permet, demande au joueur de faire des choix moraux qui décideront de la clôture de l’histoire. 20 fins différentes sont ainsi permises. Pendant ce temps, et ce contrairement à d’autres jeux vidéo, rien n’indique au joueur si son choix était bon ou mauvais. Aucune interface ne lui donne d’indication sur la marche à suivre. Le joueur est seul avec sa conscience et ses choix.
A côté de Papers please, un autre jeu a décidé de se pencher sur la problématique de l’immigration. North est développé par Outland Games et place quant-à-lui le joueur de l’autre côté de la barrière. Le joueur incarne un immigrant cherchant asile dans une ville remplie d’étranges créatures, un environnement à la fois surréel et sombre à la croisée de Lovecraft et de Kafka. On en sait peu sur le personnage, si ce n’est qu’il vient du Sud, qu’il a traversé le désert et qu’il cherche refuge dans le Nord.
L’objectif des développeurs était le suivant : confronter les joueurs à la confusion, à l’ennui et à la frustration vécue par les immigrants cherchant asile tout en créant une expérience intéressante et engageante [9]]. En bref, réaliser un jeu sur l’ennui qui ne serait pas ennuyant. Et le game design du jeu semble bien traduire cette volonté. Lorsqu’il arrive, le joueur ne sait rien. Tout l’intérêt du jeu réside dans la nécessité de comprendre ce que l’on attend de nous pour pouvoir être accepté dans le pays. L’ensemble de l’univers fictionnel du jeu est inaccessible au joueur : les rares dialogues sont cryptés, aucune interface explicative, aucun texte. La seule solution pour comprendre le monde qui nous entoure est d’envoyer une lettre à la sœur du personnage. C’est à ce moment qu’il parvient à mettre en mot ce qui lui arrive et que le joueur comprend petit à petit ce qu’il doit faire. A l’image de Papers please, le jeu repose sur une série de tâches ennuyantes à réaliser mais ici afin de prouver que l’on est apte à être intégré dans la société : travailler dans la mine, réaliser des examens médicaux, passer sans encombre les enquêtes judiciaires etc.
Le jeu navigue à la frontière du réel et du surréalisme, de l’absurde et du sensé. Une fois que l’on s’habitue au vernis abstrait du jeu, il parvient à révéler son ancrage dans l’actualité. Si le jeu est né, c’est parce que les développeurs n’ont pas pu finaliser le web documentaire qu’ils avaient entamé à propos des politiques migratoires en Europe [10]]. C’est avec une base de données riche de deux ans d’interviews et d’enquêtes que le développement du jeu se met en marche.
Contrairement à Papers please, le joueur n’est pas amené à réaliser des choix éthiques ou à résoudre des dilemmes moraux. Il n’y aussi qu’une seule fin disponible. La force argumentative du jeu réside dans les actions que le joueur doit réaliser et le sens que le jeu leur accorde.
Au bout du chemin, le joueur peut se rendre compte que toutes les actions réalisées n’avaient pour but que de démontrer 3 choses : qu’il est apte à travailler, qu’il a bien été persécuté dans son pays d’origine et qu’il n’est pas un terroriste.
Selon les développeurs du jeu, l’intérêt principal du jeu était de provoquer les émotions que les réfugiés peuvent ressentir afin d’inciter les joueurs à prendre du recul et à envisager la problématique de l’immigration autrement [11].
Emotion et immersion
A l’image de McDonald’s Videogame, les modélisations au sein des jeux Papers, please et North s’articulent au sein d’une rhétorique procédurale visant à argumenter, ici, sur la thématique de l’immigration. Si la rhétorique peut, de façon générale, passer autant par la raison que par l’émotion, c’est également le cas avec la rhétorique procédurale des jeux vidéo. Ce qui différence le jeu satirique sur la chaîne de fast food aux deux jeux présentés, c’est un recours plus prononcé (et plus revendiqué dans le cas de North ) au pathos, à l’émotion.
Depuis quelques années, notamment depuis le développement de la scène indépendante du jeu vidéo et du financement participatif, plusieurs jeux vidéo se retrouvent qualifiés de « jeux empathiques ». Le concept est mis au point par, Vander Caballero, le développeur de Papo & Yo, un jeu mettant en scène un fils et son père alcoolique transformé en monstre. Il s’agit d’un terme un peu fourre-tout qui, au fil des mois, s’est propagé pour finir par désigner des jeux très différents les uns des autres, allant de la simulation à visée journalistique (Project Syria) à la gestion d’un poste frontalier (Papers, please). L’intérêt de ce terme réside surtout dans sa tentative d’attirer l’attention sur un modèle de création vidéoludique récent.
A l’image des jeux sur l’immigration, ces jeux vidéo construisent un discours argumentatif qui repose principalement sur les émotions que le média pourra engendrer chez le joueur. Souvent, l’objectif est de permettre la compréhension d’une situation qui lui serait autrement étrangère. En d’autres termes, le mettre dans la peau de quelqu’un d’autre. C’est l’immigré dans North et l’agent de l’immigration dans Papers, please. Avec That Dragon, Cancer, le joueur découvre le drame d’avoir un jeune enfant atteint du cancer. Le jeu Dys4ria quant à lui interroge la problématique des transgenres. Loin des jeux classiques où le héros à pour devoir de sauver le monde, le joueur est ici dans une situation précaire, que cela soit pour des raisons économiques, sociales ou physiques. En résulte une expérience qui se veut émotionnellement lourde. En plaçant le joueur face à ces problèmes contemporains, le jeu vidéo tente de devenir une plateforme de médiation pour des thématiques sociales. Pour Rommel Romero, membre de l’équipe de réalisation de Papo & Yo, « il ne s’agit pas d’un jeu éducatif ou d’un récit édifiant. Nous n’essayons pas d’enseigner. A la place, ce jeu raconte une histoire émotionnelle que nous n’avions jamais exploré avant dans un jeu vidéo » [12]]. On s’éloigne ici du serious game et d’une dynamique didactique pour rentrer dans le domaine de l’émotion et de l’argumentation.
Les jeux vidéo ne sont pourtant pas les seuls moyens d’expression employés pour aborder ce genre de thématiques ou pour tenter de provoquer une empathie à l’adresse des personnages représentés. Qu’est-ce qui différencie le medium vidéodulique d’autres médias comme le cinéma ou la photographie et incite un nombre croissant de créateurs à s’y intéresser ? Selon Ryan Green, c’est la capacité immersive du jeu vidéo qui lui donne tout son intérêt. C’est parce que les joueurs parlent en « je » lorsqu’ils décrivent leurs expériences de jeu que l’on peut atteindre un certain niveau d’empathie [13]. Cela correspond à l’ambition des dévelopeurs de North qui souhaitaient faire vivre aux joueurs les mêmes sensations ressenties par les réfugiés.
Le joueur n’est plus simple observateur externe face à un écran, il est impliqué dans les choix et les décisions qu’il prend face à la crise à laquelle il se retrouve confronté. Comme nous l’avons déjà abordé plus haut, Papers Please met en évidence cette caractéristique en plaçant le joueur face à des choix éthiques. Aider certains immigrants en crise au risque de perdre son emploi et sa famille ou respecter les consignes de l’Etat malgré les conflits moraux qui sont en jeu ? A travers son game design, le jeu vidéo peut parvenir à placer le joueur en position de dissonance cognitive, c’est-à-dire dans une position où ses actions vont à l’encontre de valeurs qu’il promeut. Papers please se permet d’ailleurs de ne prendre aucune position sur le sujet de l’immigration. Aucune morale ne vient clôturer le récit. Aucune interface ne vient dire au joueur qu’il est « bon » ou « mauvais ». C’est au joueur de tirer les conclusions de ses actes.
Pour une lecture critique des jeux vidéos
Il est encore difficile de savoir si ces jeux parviennent réellement à influencer à long terme notre façon de nous rapporter à certains évènements ou à certaines problématiques. De plus, lorsqu’ils visent à mettre le joueur dans les chaussures de quelqu’un d’autre, ces jeux ne peuvent donner qu’un avant-goût de la situation à laquelle ils font face, une compréhension intuitive et fugace. Mais peut-être suffisante pour initier un changement de perspective ou un début de questionnement de la part du joueur. Cela reste encore à juger d’autant plus que rien ne prouve que placer un joueur face à des choix éthiques au sein d’un univers vidéoludique l’amène à reconsidérer ses propres représentations.
Néanmoins, nous pencher rapidement sur le cas de ces jeux à visée sociale ou politique permet de mettre en évidence la capacité du média vidéoludique à véhiculer des arguments à travers son propre système de représentation. Cette constatation renforce l’idée que les jeux vidéo incarnent des supports médiatiques qui dépassent le simple statut de moyen de divertissement. Au même titre qu’un film ou qu’une émission télévisée, ils sont vecteurs d’idées, de prises de positions et d’émotions qui prennent forme à travers les logiques de modélisations du média. Etre un consommateur actif et critique de jeux vidéo demande donc d’être capable de repérer ces arguments lorsqu’ils prennent formes afin de pouvoir se positionner par rapport aux déclarations faites. Jouer à un jeu vidéo signifie également être capable de décoder cette rhétorique procédurale, qu’elle passe par un processus logique ou empathique. C’est ici qu’une éducation au média s’avère cruciale pour permettre à tout utilisateur de lire, comprendre et critiquer ces modèles.
Arnaud Claes et Daniel Bonvoisin
[1] Pour approfondir : http://www.media-animation.be/Les-jeux-de-strategie-une-lecture.html
[2] Le game design désigne le processus de création et d’articulations des composantes du jeu (et notamment ses règles) de sorte à assurer une cohérence interne au media.
[3] Bogost I. (2008). “The Rhetoric of Video Games." The Ecology of Games : Connecting Youth, Games, and Learning. Edited by Katie Salen. The John D. and Catherine T. MacArthur Foundation Series on Digital Media and Learning. Cambridge, MA : The MIT Press. 117–140. doi : 10.1162/dmal.9780262693646.117
[4] Ibid.
[6] Le jeu est disponible gratuitement ici : http://www.mcvideogame.com/index-fra.html
[7] Plus d’informations sur le jeu ici : http://papersplea.se/
[8] Le jeu est disponible ici gratuitement ou en échange d’un don au montant libre : https://outlands.itch.io/north
[9] http://motherboard.vice.com/read/north-is-a-dark-surreal-game-about-being-a-refugee [Consulté le 04/08/2016
[10] http://www.sbs.com.au/news/article/2016/05/25/asylum-seeker-game-aims-provoke-thought-refugee-plight [Consulté le 04/08/2016
[11] Ibid.
[12] http://www.telegraph.co.uk/men/the-filter/the-surprising-rise-of-empathy-video-games/ [Consulté le 04/08/2016
[13] Ibid.