« D’abord être soi » : être d’origine marocaine dans le cinéma belge
Le cinéma belge est-il « trop blanc » ? C’est ce qu’affirment les artistes issus de la diversité. Acteur des Barons, Mourade Zeguendi [1] déplore leur faible représentation dans des espaces comme celui des Magritte supposé célébrer la richesse du cinéma belge francophone. Pour les réalisateurs d’Image et de Black, Adil El Arbi et Bilall Fallah, c’est la profession tout entière qui compte peu d’acteurs non-blancs et qui nécessite parfois d’aller directement dans la rue pour trouver des comédiens [2]. Mais au-delà de la multiculturalité du milieu du cinéma, c’est aussi l’enfermement des artistes dans des rôles convenus qui constitue un obstacle qu’il leur faut contourner comme en témoigne l’acteur Reda Chechoubi le réalisateur Mourad Boucif que nous avons interviewés.
En 2005 se déroulait la première édition du Festival à Films Ouverts [3]. C’est Reda Chechoubi, aujourd’hui comédien et réalisateur, qui fut récompensé par le public pour son court métrage Coeurs Brisés. Devant ou derrière la caméra, son engagement dans l’associatif et dans le domaine artistique en tant que belge d’origine marocaine interpelle sur le rapport entre l’appartenance à une communauté et les opportunités qu’offre le milieu du cinéma. Comme il l’explique lui-même, son parcours personnel est atypique :
Je faisais des études d’assistant social et suis devenu comédien en 1998. En 2004, j’ai eu un déclic sur un plateau de tournage ; je ne connaissais rien au langage cinématographique. J’ai donc décidé de suivre une formation d’initiation. Comme exercice, on nous a demandé de réaliser un court métrage sur le thème du racisme. Je me disais « Oh non, le racisme, ce truc saoulant ! Je suis belge d’origine marocaine, faire de la victimisation, non merci ». J’ai tenté de faire quelque chose d’original et j’ai réalisé Coeurs Brisés, mon premier court métrage [4]. On nous a ensuite demandé de l’inscrire à la Semaine Contre le Racisme. Lors du festival, j’ai pu voir d’autres projets, mais aussi d’autres types de budgets. J’avais réalisé le mien avec 300 euros, et en voyant celui des autres, je me disais « Oh la honte ! ». Et puis est venu le moment de la remise des prix, Coeurs Brisés avait remporté le Prix du Public !
Dans la foulée, le Maroc est venu vers moi en me mettant à l’honneur et en me demandant de réaliser des émissions pour la télévision. Entre 2005 et 2007, j’ai joué avec Hicham Slaoui et Mohamed Ouachen dans la première websérie marocaine, Yah Biladi d’Ismaël Saidi. Je suis rentré en Belgique et j’ai continué à réaliser des émissions dont L’Atlas est ouvert pour Télé Bruxelles, ou encore Arabesques.
Avec le prix du Concours A Films Ouverts, j’ai créé l’asbl Arts Universels. On a, disons, « planté la graine », et on a demandé aux jeunes de venir l’arroser avec leur talent ! Être derrière la caméra m’avait permis de voir les erreurs et les qualités des comédiens, les postures, les lumières et les expressions. J’ai donc voulu recommencer à jouer en 2007. Mais dans ce métier, on vous oublie très vite. Je suis repassé par la « petite porte », en faisant quelques courts et longs métrages avec des amis, sans budget. J’ai ensuite recommencé à jouer dans des registres assez différents, avec des pièces classiques et plus modernes comme aujourd’hui avec Djihad d’Ismaël Saidi.
Quand vous avez commencé votre carrière dans le cinéma, avez-vous choisi de revendiquer votre appartenance à une communauté ou est-ce que le monde des médias l’impose ?
Je pense que c’est une question de genre cinématographique. Aujourd’hui, en Flandre, tu peux encore faire des films d’action, des comédies ou des films d’horreur, des films de genre. En Wallonie ou ici à Bruxelles, on préfère le drame social, les films d’auteur, c’est ce qui fait la vraie empreinte. Mais les problèmes sociaux, on nous en montre assez au journal télévisé. Avant, en France, on pouvait jouer un gars qui s’appelle « Léon », ça ne dérangeait pas. En Belgique, on devait jouer Mohammed ou Rachid, surtout pas « Luc », ou « Max ». Ici, quand on regarde les films, on dirait que l’immigration n’a jamais eu lieu, que la Belgique n’est pas métissée. Du coup, il y a plein de rôles pour lesquels on ne t’appelle pas.
A l’époque, la VRT m’avait appelé pour jouer le rôle d’un jeune boxeur délinquant. Mais tous les Belges d’origine maghrébine sont-ils des voyous ? J’aimerais voir un film avec un père de famille d’origine maghrébine, marié à une européenne pour représenter les couples mixtes, presser les oranges pour ses enfants et aller les déposer à l’école. En choisissant de me battre pour ces rôles-là, j’ai fermé beaucoup de portes. Je dis toujours que je ne représente que moi-même, pas une communauté. Ce sont des choix. Tu acceptes ou non jouer les rôles qu’on te propose mais pour moi, quand tu fais un film, tu dois pouvoir le montrer à tout le monde, pas à une seule communauté.
Réalisateur, scénariste et éducateur dans le milieu associatif bruxellois, Mourad Boucif vient de sortir son troisième long métrage sur un sujet absent des manuels scolaires : le rôle des combattants marocains pendant la Seconde Guerre mondiale. Après son court métrage Kamel, son film Au-delà de Gibraltar et son documentaire La Couleur du sacrifice, il repart à la rencontre de l’histoire oubliée de ces hommes arrachés à leur pays, le Maroc ou l’Algérie, appelés à venir s’impliquer dans une bataille qui ne les concernait que de très loin. Lors de notre rencontre, Mourad exprime les difficultés liées aux préjugés et les chemins qui l’ont mené à la réalisation de son film, dix ans après le début de sa réflexion :
En 2004, j’ai commencé à réfléchir sur le type de film que je voulais réaliser. Très vite, les producteurs que je rencontrais m’ont ramené à l’image que je dégageais pour eux : le gars des quartiers, le travailleur social qui a peu d’ambition et qui ne doit pas sortir de la bulle dans laquelle on l’avait enfermée. Évidemment, si vous mettez un peu de cliché, ça rapporte généralement beaucoup plus, parce qu’on surfe sur les peurs. C’est plus croustillant que si on veut nuancer. On le voit avec le traitement médiatique aujourd’hui… Les producteurs que je rencontrais ont essayé de me décourager : « Non, on ne veut pas encore un petit film de quartier », ou encore « Il n’y a jamais eu de films de guerre en Belgique ». Les producteurs veulent investir peu, gagner beaucoup mais sans faire trop de vagues avec le politique ou les affaires diplomatiques.
Sortir un film, c’est avant tout une question de réseaux, de connaissances, de financements et de contenu aussi. Tout ça nous a ramenés à une réalité qui nous a vite freinés. Au fur et à mesure de nos recherches, on s’est retrouvé avec un matériau dense et assez fort qui devait nous servir d’inspiration, et avec lequel on a réalisé le documentaire La Couleur du Sacrifice, sorti en 2006. Ça nous a permis d’aller rechercher des munitions tout en gardant nos positions. C’est pour cette raison que le processus de création du film Les Hommes d’Argile a duré 10 ans.
Arrivés au moment de la distribution, on s’est rendu compte que ce n’était pas évident de sortir un film. Les mécanismes dominants mis en place sont très hermétiques et même le service public, qui devrait être enthousiaste par rapport à ce type de sujet, y prête peu attention. Vous ne pouvez pas arriver avec votre propre film et l’introduire dans la cour des grands, avec en plus une position politique engagée qui peut déranger. Il faut dire qu’il est sorti le 18 novembre en plein dans une actualité lourde dont toute la culture a souffert, puisque tout a été paralysé. Voilà pourquoi le film est pratiquement passé inaperçu. Aujourd’hui, il est toujours à l’affiche sur une salle en Belgique, mais n’a pas bénéficié de la couverture médiatique que ce type de sujet mérite. Encore plus dans le contexte actuel, où la rencontre interculturelle est perturbée, voire menacée.
Les témoignages de Mourad Boucif et de Reda Chechoubi rejoignent le « coup de gueule » de Mourad Zeguendi : « Avant, on demandait aux Arabes comme moi de jouer les voyous et maintenant on est passé aux terroristes [5]. » Dans le cinéma belge, l’origine des artistes constitue à la fois une difficulté sociale – évoluer dans une profession difficile d’accès aux minorités issues de l’immigration – et un marqueur qui limite les opportunités à des thèmes bien précis. Pour les acteurs, sortir des personnages stéréotypes liés à leur faciès nécessite de prendre distance avec les attentes du système et de tracer sa propre voie, au risque de manquer des opportunités alléchantes en termes de notoriété. Pour les réalisateurs, comme en témoigne Mourad Boucif mais aussi les filmographies d’Adil El Arbi et Bilall Fallah ou même de Nabil Ben Yadir, qui, jusqu’ici, se sont consacrées à la mise en scènes des minorités et de leur difficulté, il est tout aussi difficile de s’extirper des préjugés de cette industrie. Si tous ces auteurs ont réalisé des films dont ils revendiquent la singularité, auraient-ils pu trouver le financement pour porter à l’écran des récits sans rapport immédiats avec leur origine ? Après Les Barons (2009) et La Marche (2012), Nabil Ben Yadir sortira en 2017 un polar policier financé en Flandre : Dode Hoek. Sera-t-il le premier long métrage à s’extirper de la voie qui semble tracée par la profession aux artistes Belges d’origine marocaine ?
Charline Herman et Daniel Bonvoisin
Mars 2016
[1] Le coup de gueule de l’acteur bruxellois Mourade Zeguendi : "le cinéma belge est trop blanc", La Dernière Heure, le 6 septembre 2016, www.dhnet.be/medias/cinema/le-coup-de-gueule-de-l-acteur-bruxellois-mourade-zeguendi-le-cinema-belge-est-trop-blanc-57cd95443570cbdd8866069a
[2] Elsa Fralon, Black : Adil El Arbi et Bilall Fallah se confient sur le film, Elle, 10 novembre 2015, www.elle.be/fr/102669-black-adil-el-arbi-et-bilall-fallah-se-confient-sur-le-film.html
[3] Organisé par Média Animation, le festival À Films ouverts est dédié à la lutte contre le racisme et la promotion de l’interculturalité : www.afilmsouverts.be
[4] Cœurs Brisés, premier film de Reda Chebchoubi, page Myspace de l’auteur : https://myspace.com/redachebchoubi/video/coeurs-bris-s/26513266
[5] Le coup de gueule de l’acteur bruxellois Mourade Zeguendi : "le cinéma belge est trop blanc", op. cit.