La Crise ? Quelle crise ?
Coups médiatiques
Les médias, unanimes, ne cessent de le répéter depuis quelques mois : « Nous sommes en crise ». Après la trêve des fêtes de fin d’année, l’attention reste focalisée sur cette litanie lourde de sombres prémonitions.
Et pourtant… Où se cache-t-elle cette crise ? Et faut-il se soumettre au discours ambiant ?
Depuis cinq mois, la crise financière est dans toutes les dépêches, dans tous les JT, sur toutes les ondes. Les analystes sont mobilisés : les dossiers spéciaux et les débats se suivent. C’est que, depuis fin septembre 2008, les soubresauts financiers déstabilisent les économies aux quatre coins du monde.
On a ainsi appris que, depuis octobre 2008, le secteur automobile était en crise profonde. En France, des millions de voitures restent en rade chez les fabricants. En Belgique, en novembre 2008, le nombre d’immatriculations de voitures neuves a baissé de 16% par rapport au même mois de 2007. La cause à la crise financière qui a surgi un mois auparavant ? Les liquidités dont disposent les Belges ont-elles à ce point immédiatement fondu qu’il ne leur est plus possible d’acheter de voiture ? La question peut être posée, d’autant que, sur l’ensemble de l’année 2008, le nombre d’immatriculations est toujours en hausse par rapport à 2007.
Faillites et ralentissements
ArcelorMittal et d’autres acteurs du secteur de la métallurgie annoncent en novembre des semaines de chômage technique dans leurs usines belges en fin d’année et début 2009. La raison ne peut-elle en être que la crise du mois d’octobre ? Les soubresauts des bourses et des banques ce mois-là ont-ils eu un effet foudroyant sur la demande de tout bien au point de faire immédiatement baisser les commandes des aciéries du jour au lendemain ?
Quant aux achats de Noël, d’éminentes enquêtes, menées dans la plus grande urgence puisque publiées bien avant les fêtes, confirment que les consommateurs feront cette année davantage attention à leurs achats. La faute à la crise ? N’avait-on pas déjà réalisé les mêmes études, avec des conclusions identiques et des commentaires médiatiques de même nature, à propos des vacances d’été, voire des achats de fête de 2007 ?
Depuis octobre 2008, le nombre de licenciements de fermetures d’entreprises a-t-il été si élevé qu’il empêche un grand nombre de Belges de sacrifier au devoir de la consommation de luxe des « jours de fête » ?
Fin 2008, le nombre de faillites est, c’est vrai, en sensible augmentation (338 de plus entre janvier et novembre 2008 par rapport à l’année 2004, année record, soit ± 5% de hausse). Mais combien d’emplois ont-ils été perdus à cette occasion ? Combien y a-t-il eu de licenciements pour raisons économiques depuis la crise d’octobre 2008 ? De combien de milliers d’unités le chômage a-t-il crû depuis le mois d’octobre ? Selon l’Office national de l’emploi, le taux de chômage en Belgique avait reculé en octobre à 10,6% de la population active, alors qu’il était de 10,9% en septembre. Et, sur un an, le recul du taux de chômage atteignait 0,5%…
Combien de Belges sont-ils dès lors en train de vivre en décembre 2008 une situation plus grave financièrement qu’en septembre ou août de la même année ?
Début 2008, les médias ne cessaient de dénoncer la hausse du coût de la vie. Celle-ci, assurément, a eu une conséquence sur le pouvoir d’achat. Mais la hausse des prix de détail, provenant de la hausse du coût des matières premières lié à une plus forte demande de pays émergeants, a-t-elle un rapport avec la notion de « crise », ou n’est-elle pas, au contraire, signe de développement économique (et éventuellement de « surchauffe » potentielle) ?
Crise financière
Après la bulle financière Internet du début des années 2000, cette fois, c’est du sérieux ! Partie d’un monde financier déjà éprouvé par la crise des subprimes qui plombe le marché immobilier américain, la voilà qui s’attaque aux organismes financiers eux-mêmes.
Et le jeu de dominos fait frémir le monde entier. En Belgique,, l’intervention de l’État (notamment dans les dossiers Fortis et Dexia)illustre la hauteur des enjeux… et des risques. Dans le sauvetage d’urgence, des pompiers politiques y laisseront leur vie : fin décembre, le Premier Ministre Leterme cède sa place à Van Rompuy. La crise ne touchera donc pas que les épargnants, les actionnaires ou le personnel des banques…
Le tam-tam médiatique
Et les médias y vont fort… Une récente analyse publiée par AdVerbe [1] décortique par exemple le langage utilisé par 10 quotidiens en France. Comme si à événement exceptionnel, le vocabulaire devait aussi le devenir… « Dans le domaine des métaphores, les médias ont volontiers utilisé trois champs sémantiques : vocabulaire du chaos (désastre, catastrophe, tsunami…), du climat (bourrasque, tempête, cyclone…) et de la médecine (contamination, hémorragie, folie…) » explique l’étude.
Elle relève par ailleurs que dans la dimension psychologique, les médias ont exprimé huit émotions : « la peur et l’anxiété ; l’inquiétude ; la panique ; l’incertitude ; l’espoir ; le pessimisme ; le désespoir ; la colère ».
Enfin, sur le registre axiologique, l’étude estime que « les jugements de valeur sur le capitalisme ou le libéralisme restent assez rares, la description factuelle des événements prenant largement le pas sur une approche « idéologisée ». On note cependant une tendance à la qualification morale de la crise, ainsi qu’un recours à un lexique religieux ».
Pour certains les médias en on fait un peu trop, en grossissant le trait et l’émotion, et en « épargnant » la dimension de critique systémique. Ce sont les acteurs qui ont fauté, pas le système… Pour trouver les pointes plus critiques ou idéologiques, celles-ci se retrouvent plutôt dans les pages « opinions » et « débats », ouvertes aux lecteurs et chroniqueurs.
Tous touchés ?
Serait-ce le caractère diffus de la crise qui la rendrait si peu réelle ? Pourtant, pour nombre de personnes, elle n’est sans doute pas nouvelle… Que l’on songe au débat sur les chèques-mazout, à l’augmentation du nombre de personne sous le seuil de pauvreté, ou encore aux licenciements vécus à longueur d’année…
Mais si elle est diffuse, elle est aussi confuse. Sans doute n’a-t-elle pas encore (assez) touché les personnes dans leur statut de travailleur, comme lors de crises précédentes ou l’emploi était plus immédiatement en jeu et fédérait les réactions. Ici, la crise est d’abord financière, avant d’être économique… L’emploi trinquera sans doute ensuite, comme un effet-retard. Dans les médias, le mot récession est susurré en octobre et reconnu par les officiels en novembre…
L’effet-immédiat, ce sont donc des personnes (avec des statuts particuliers - parfois cumulatifs - et des intérêts de prime abord contradictoires) qui l’ont d’abord vécue : personnel des banques, épargnants (qu’ils soient travailleurs encore actifs ou pensionnés), actionnaires, …
Les actionnaires de Fortis, assurément, sont aujourd’hui moins riches qu’hier. Mais tous les Belges ont-ils placé leurs économies dans le capital de cette banque ? La bourse se porte actuellement moins bien que lors de ses heures folles d’il y a quelques mois. Mais ne pas faire de plantureux bénéfices spéculatifs entraîne-t-il la perte de son patrimoine ? La grande majorité des Belges, qui ne joue pas en Bourse et cherche seulement à boucler ses fins des mois, reçoit toujours fin 2008 un salaire au moins équivalent à celui qui lui était accordé début 2008 (indexations automatiques en sus) [2] .
Avaler la pilule
Les indicateurs économiques l’affirment : nous entrons en récession. Il va falloir se préparer à la crise économique. Mais s’y préparer n’est pas équivalent au fait de la vivre, comme si la misère noire s’était abattue sur le pays en l’espace de huit semaines après une crise financière.
Alors, la Belgique est-elle vraiment en crise ? Ou la vit-elle déjà par anticipation médiatique, suite à la conjonction d’événements d’actualité ? Tous les événements se déroulant au même moment, ils finissent par s’inscrire dans un amalgame médiatique de nature traumatique visant à dramatiser la situation et à l’expliquer par la spirale de la crise économique. Or, coïncidence temporelle signifie-t-elle corrélation ?
Une collision d’événements dans l’actualité a ébloui les médias et leur a fait perdre quelque peu le sens de la relativité. Agissant dans l’hic et nunc, les moyens de communication sont assez coutumiers de ce fait. Mais celui-ci revêt en l’occurrence une importance particulière, car cette collision a certainement une utilité : celle de préparer les populations à des lendemains moins heureux. Les plans de restructuration de demain ont déjà aujourd’hui leurs raisons d’être, puisque les médias l’ont dit : « nous sommes en crise » [3]. Catapulter la crise dans un réel en devenir permet d’amortir toute velléité de future révolte populaire. La crise étant là, tout devient inéluctable et irrémédiable. Plus personne n’y peut rien. Seuls restent les yeux pour pleurer… et participer, ensemble, à un naufrage émotionnel.
Afin de savoir pourquoi presse, radio et télévision enfoncent chaque jour le public dans la spirale de la crise, il est bon de revenir à une éternelle question : celle de savoir qui a intérêt à ce qu’un climat de morosité et de fatalisme s’installe sur la Belgique. Qui organise vraiment l’agenda des médias ? Qui distille les informations qu’ils relaient ? Et, face à une déferlante d’événements qui semblent si parfaitement s’expliquer l’un l’autre, de quelle liberté les médias disposent-ils, hormis celle de remplir une fonction d’amplificateur social de messages qui leur sont transmis ?
Frédéric ANTOINE et Stephan GRAWEZ
Une version plus courte de cette analyse a été publiée dans le magazine mensuel « L’Appel » de février 2009.
[1] Les Études d’Adverbe, Les mots de la crise, Novembre 2008. http://web.lerelaisinternet.com/ad-verbe/
[2] Selon l’étude de l’Institut du développement durable (janvier 2009), la plupart des travailleurs disposeront en janvier 2009 d’un pouvoir d’achat d’environ 3 % plus élevé qu’en janvier 2008. [email protected]
[3] Ce qui a fait dire à plusieurs analystes que la crise financière venait à point nommé pour certaines entreprises qui préparaient des plans de restructuration et de licenciements depuis plusieurs mois, bien avant la crise. L’argument de la crise financière renforçait le caractère inéluctable de ces mesures. Poussons encore plus loin le raisonnement : les métaphores climatiques renforçaient aussi le caractère incontrôlable et irrationnel de la crise… Raison de plus pour agir … rationnellement.