Contre-attaque sur les clichés
Le Beur, le Juif, le Noir, le Gitan… sont autant de personnages récurrents du cinéma grand public. Véhiculant stéréotypes et outrances, ils endossent diverses fonctions qui, sans être forcément négatives, relèvent souvent de la caricature. Face aux clichés du cinéma populaire, quelles alternatives peuvent proposer des réalisateurs issus, de près ou de loin, de ces populations ? Réussissent-ils à s’affranchir du diktat de la culture dominante et à offrir des points de vue alternatifs ? A films ouverts propose de mettre à l’honneur ce cinéma et de le confronter aux représentations traditionnelles.
Le cinéma doit aller à l’essentiel : en quelques images il doit faire comprendre au public le sens de l’histoire, les caractéristiques des personnages, ce qu’ils pensent, ce qu’ils font, les tenants et les aboutissants de l’intrigue. Pour qu’une scène soit explicite, un réalisateur dispose de l’arsenal gigantesque du langage cinématographique : un plan serré sur un visage pour se plonger dans l’angoisse du personnage, un mouvement de caméra brusque et saccadé pour signifier que l’action se précipite, une lumière froide et pâle pour transmettre les difficultés d’une situation sociale, une musique mélancolique et l’héroïne est triste, etc.
Tous ces effets, nous les avons appris au contact des centaines d’œuvres audiovisuelles que nous consommons depuis que nous sommes en âge de les voir. Mais le cinéma ne s’appuie pas que sur son langage. Profondément ancré dans les sociétés dont il est issu, il puise dans son environnement culturel pour donner du sens à ses images. Stéréotypes, clichés et préjugés sont largement recyclés sur grand écran.
La fonction des stéréotypes
Les stéréotypes sont des raccourcis, des miniaturisations d’une idée large à une idée plus simple, qui facilitent la communication. Si je veux rapidement faire comprendre que je parle de l’Egypte, quoi de plus aisé que dessiner une pyramide (qui sera elle-même un triangle) ? Les stéréotypes sont produits par notre culture pour synthétiser l’univers, comme par un effet d’entonnoir, à des concepts brefs sans lesquels la complexité de la réalité la rendrait incompréhensible et incommunicable.
D’une certaine manière, les stéréotypes seraient comme une soupe en poudre : ils sont le produit d’une lyophilisation du monde qui nous entoure. Ainsi réduit, le savoir circule plus facilement. Il suffit alors à un film de non plus décrire une situation dans toute sa complexité, mais au contraire de proposer du réel en poudre, à charge pour l’imaginaire du spectateur de lui rendre tout sa substance. L’Egypte est réduite à une pyramide. Et lorsque celle-ci apparaît sur un écran, c’est l’Egypte qui se forme dans l’esprit du spectateur, du moins telle qu’elle y existe préalablement. Ce procédé est essentiel à la communication humaine et est bien utile au cinéma, car il lui permet d’aller rapidement à l’essentiel.
Cependant, les stéréotypes ne sont pas neutres et leur production dépend des sensibilités de leur culture. Si les pyramides disent l’Egypte, c’est que depuis Napoléon leur architecture fascine un Occident avide d’exotisme. Et lorsqu’elles apparaissent sur les écrans du septième art, c’est bien souvent avec le mythique désert comme arrière-plan. Jamais avec la banlieue cairote dont l’effervescence urbaine convient mal à cette Egypte rêvée par beaucoup.
Une culture qui se manifeste
La légitimité des stéréotypes pose question lorsqu’il s’agit de communiquer non plus un lieu mais une culture ou une communauté. L’accent belge du cinéma français est devenu le stéréotype le plus classique pour signifier le pays d’origine du personnage. Or, cet accent sera belge pour tout le monde, sauf pour les Belges, qui le trouvent bien éloigné des véritables accents du plat pays. Pourtant, difficile pour un réalisateur de faire autrement lorsqu’il veut simplement et rapidement présenter son personnage. Fondé sur une caricature ce stéréotype est dur à cuire. Et il en va de même pour l’ensemble des populations qui peuplent le septième art. Toutes ont droit à leurs stéréotypes qui, au-delà de la simple désignation, véhiculent aussi leur cortège de clichés culturels et de préjugés, qui suscitent non plus uniquement la compréhension (ceci est/ceci n’est pas) mais des jugements de valeurs (j’aime/je n’aime pas).
Les mêmes stéréotypes serviront indistinctement le film qui cherche simplement à planter un décor, comme celui qui explore les caricatures à des fins de comédie, ou développe un discours idéologique sur une catégorie de population. Ils en disent finalement long sur la culture qui les a produit et qui les utilisent, ils en disent long aussi sur la manière dont sont perçues les minorités : d’une part en montrant à quel raccourci peut être réduite une identité et de l’autre ce que cette identité charrie dans l’imaginaire des publics. Ce sont les deux fonctions de la stéréotypie au cinéma : permettre l’identification et convoquer un univers. Observé de la sorte, le cinéma est un reflet interpellant de la culture, et lui-même acte culturel, il la renforce et peut participer à son évolution.
Comment s’affranchir des codes ?
Le cinéma coûte cher, plusieurs millions d’euros sont souvent nécessaires pour qu’un film voit le jour et cet argent n’est pas gratuit. Un film doit est distribué, vu par le public et rentabilisé. Difficile alors de s’affranchir de la culture dominante qui impose des codes de communication qui conviennent au plus grand nombre. Quelle est la marge de manœuvre des réalisateurs qui cherchent à montrer autre chose ? Comment s’affranchir de la stéréotypie et des clichés tout en restant accessibles au public le plus large ?
Désormais, beaucoup de réalisateurs sont issus de la diversité culturelle et sont en mesure d’apporter des éclairages nouveaux sur leurs communautés. A travers la sélection « contre-attaque sur les clichés », A Films ouverts propose quelques œuvres qui, chacune dans un registre particulier, affrontent des stéréotypes et des clichés, jouent avec les codes du publics et tentent de faire évoluer les représentations pour contrer les préjugés.
Le chat du Rabbin
De l’usurier machiavélique et repoussant du Juif Süss (1940), étendard de la propagande antisémite nazie, au soldat patriote de la Grande Guerre de La Grande illusion (1937), le Juif a été le sujet non consentant d’une filmographie politique révélatrice des tensions racistes qui ont précédé l’Holocauste. Après la guerre, Les Aventures de Rabbi Jacob (1973), comédie antiraciste paradoxalement ultra-stéréotypée, montre la voie d’un cinéma humoristique, soucieux d’éviter le discours idéologique, qui explore les stéréotypes attachés aux minorités pour susciter le rire, comme l’illustre encore La vérité si je mens 3 (2012) qui ressasse sans fard les stéréotypes sur les Séfarades et les Chinois. Mais usurier, banquier, diamantaire ou commerçant du sentier, ces Juifs du cinéma brossent un portrait très étriqué et récurrent, dont l’exploration se limite précisément aux clichés inscrits dans la culture. Avec l’adaptation en film d’animation de sa bande dessinée Le Chat du Rabbin, Joann Sfar démontre avec finesse que les cultures juives peuvent s’explorer par l’humour sans rabâcher une stéréotypie fastidieuse. Bien au contraire, grâce aux traditions talmudiques, Sfar déporte subtilement les réflexions de ses personnages vers des préoccupations qui font fi des particularismes culturels.
Les hommes libres
En réalisant La Grande illusion, Jean Renoir voulait contredire la propagande antisémite qui disait des Juifs qu’ils ne s’étaient pas battus pour la France en 14-18. Associer une minorité au destin national d’un pays apparaît dès lors comme une manière de légitimer sa place dans la société qui se reconnait dans cette histoire collective. C’est le même esprit qui guide le film Indigènes (2006) de Rachid Bouchareb et qu’on retrouve avec Les Hommes libres d’Ismael Ferroukhi qui présente des Algériens engagés dans la Résistance. Finalement, la fiction historique répond à des problématiques contemporaines. En faisant d’une mosquée parisienne un espace de l’amitié arabo-juive (mâtiné d’homosexualité) et de l’engagement pour la liberté, le film s’engage contre les préjugés de la musulmanophobie ambiante.
Sweet Sweetback’s Baadasssss Song
Du cinéma par des Noirs pour des Noirs, voilà en quelque sorte l’esprit militant qui préside à l’ovni de Melvin Van Peebles. Revendiquant une fierté pour l’afro-américain, ce film fondateur de la Blaxploitation porte tout le problématique du genre : en inversant les mécanismes narratifs traditionnels d’Hollywood et en opposant le gigolo black aux policiers blancs et racistes, il retourne la stéréotypie comme un gant sans en affranchir ses personnages. Symptômes de la ségrégation raciale, les clichés sur les Noirs deviennent des symboles identitaires pour le cinéma qui s’adresse à cette communauté et qui les prolongera dans une cinématographie d’exploitation abondante et outrancière. Mais subversif jusqu’au montage et par la crudité sexuelle, Sweet Sweetback… reste une tentative radicale de contre-feu cinématographique et politique contre une culture dominante qui enferme une minorité dans un discours stigmatisant.
Liberté
Depuis trente ans, le réalisateur Tony Gatlif consacre sa filmographie à la communauté rom (Les princes, Latcho Drom, Swing, Gadjo Dilo,…) et propose une vision « interne » qui souligne les traditions, la culture et les valeurs d’une population souvent mal défendue. Liberté se plonge aussi dans l’histoire et commémore le génocide méconnu des roms lors de la Seconde Guerre mondiale. Comme le souligne le titre du film, Gatlif appuie à fond sur la carte « liberté » qui caractériserait les populations nomades pour souligner le drame et la violence qu’a constituée la sédentarisation forcée pour le regroupement dans des camps de concentration. La stéréotypie est ici détournée et amplifiée pour créer un écart insupportable avec le destin tragique de ses personnages.
Le Fil
Homosexualité et monde arabe sont des sujets difficiles qui subissent tout les deux la pression d’une stéréotypie qui peut rapidement faire glisser un sujet vers la simplification caricaturale. En situant son récit en Tunisie, le réalisateur Mehdi Ben Attia n’a pas choisi la simplicité et tente précisément d’articuler ces deux thèmes tout en maintenant l’orientation de son histoire qui est avant tout celle d’un amour contrarié entre deux hommes.
Viva Riva !
Les images de l’Afrique dans le cinéma occidental semblent globalement réparties entre deux visions : l’Afrique coloniale et l’Afrique dévastée. Dans l’une, le héros sera occidental et déambulera dans un cadre exotique, à la rencontre d’indigènes sympathiques mais primitifs, prompts à servir le Blanc respectable (de la fiction colonialiste Brazza ou l’épopée du Congo, 1940, à la comédie franchouillarde Léon l’Africain). Dans l’autre, plus récente, c’est une Afrique dévastée par les guerres, la corruption et la famine qui s’égrène à travers des tableaux sinistres et désespérés (Lord of War, Blood Diamonds, Si le vent soulève les sables…). Viva Riva ! rompt avec ces images occidentales d’une Afrique réduite à peu. Djo Tunda Wa Munga, le réalisateur congolais, offre ici une image urbaine inédite et un récit de gangster enlevé. Sans angélisme ni pessimisme, il démontre qu’une ville comme Kinshasa peut aussi accueillir les récits modernes du cinéma, sans être encombré par des particularismes appuyés.
Daniel BONVOISIN
Mars 2012