L’altérité sous le voile des images
Cachons cet Iran que nous ne saurions voir
En 2007, le film d’animation Persepolis de Marjane Satrapi et de Vincent Paronnaud remporte le Grand Prix du festival de Cannes et suscite les éloges unanimes de la presse et l’adhésion du public. En juin 2009, les manipulations électorales des présidentielles iraniennes suscitent une vague de protestation sans précédent que la presse mondiale relaie massivement en se basant surtout sur les informations venues d’Internet. Sans lien direct, ces deux épisodes du rapport entre l’Iran et les médias présentent pourtant des points communs qui illustrent peut-être une manière défectueuse d’aborder la question iranienne.
Cet article est paru dans l’agenda interculturel, Discriminations : la marque médiatique, N° 275 de septembre 2009, édité par le Centre Bruxellois d’Action Interculturelle asbl (www.cbai.be).
En adaptant sur grand écran sa série de bande dessinée autobiographique, Marjane Satrapi voulait partager son expérience de l’exil et du déchirement entre deux cultures, tout en sensibilisant à la situation iranienne. Cette démarche a été saluée par une critique enthousiaste et fut largement relayée par les défenseurs des droits de l’homme. Les qualificatifs d’universel et d’humanisme sont fréquents dans les compliments adressés à l’œuvre [1] . Les critiques ont reconnu un film qui parle à tout le monde et qui dépasse les préjugés liés à l’Iran, ce qui était précisément la démarche de Satrapi. A plusieurs reprises, le film se détourne de l’histoire de Marjane, pour synthétiser les éléments clés qui vont de la chute du Shah à la chape de plomb des interdits, en passant par la révolution de 1979 et la guerre avec l’Irak. A la vision du film, le spectateur ressent une forte empathie pour les personnages et il est probable que la situation iranienne, plus spectaculaire, frappe d’avantage que le vécu intime de Marjane Satrapi. Malgré la volonté de son auteure de ne pas verser dans la polémique politique, Persepolis reste un film qui dénonce implicitement le pouvoir iranien [2].
Les Iraniens dans l’ombre
L’esthétique du film et de la bande dessinée est l’arme la plus efficace de Satrapi. Celle-ci a d’ailleurs volontairement refusé une adaptation hollywoodienne. Incarnés par de vrais acteurs, les personnages auraient été trop iraniens, le décor trop exotique, ce qui aurait fait obstacle à l’identification [3]. L’animation était une manière de lever cet obstacle et, qui plus est, un vrai défi d’adaptation. Mais le dessin lui-même est très particulier. Epurés, en noir et blanc, les personnages sont des icônes qui conviendraient presque à représenter tous les hommes. Ce procédé est poussé à son maximum dans les scènes sur les évènements historiques qui sont représentés par des ombres chinoises, découpées sur un paysage généralement urbain. Ils sont totalement abstraits du contexte iranien pour leur conférer la signification la plus large possible : ils valent pour toutes les dictatures, toutes les populations et tous les conflits. Puissant, ce procédé graphique invite le spectateur à projeter ce qu’il sait sur la toile et à s’identifier aux personnages et aux évènements. De la sorte, les émotions sont intenses. Rien ne fait obstacle à reconnaître l’histoire de Marjane comme étant potentiellement nôtre [4].
Ce procédé est cohérent avec la démarche mais n’en reste pas moins paradoxal, car il s’accompagne d’une disparition culturelle de l’Iran et des Iraniens. Si le film souligne les traits indispensables à la dénonciation du régime en place – les interdits qui pèsent sur l’alcool et la culture occidentale, et des obligations comme le port du voile ou la mise à l’écart des femmes – aucun élément culturel ne les explique. Par exemple, l’Islam n’est jamais évoqué, tandis que le processus historique qui a mené à la situation actuelle reste inévitablement schématique. Mais cela correspond à l’objectif de Satrapi qui veut éviter les amalgames culturels [5] .
Cette absence de « l’iranité » cohabite pourtant avec une occidentalisation palpable des faits. Rien ne distingue le quotidien de Satrapi de celui d’une famille européenne, si on excepte bien sûr les tensions du contexte qui motorisent le drame. L’idéologie marxiste, les goûts rock de l’héroïne, le rapport aux parents et à la grand-mère, les mœurs libérées sont des éléments que partagent les personnages avec la plupart des Occidentaux. En réalité, ces éléments ne sont pas typiquement occidentaux. Ce sont les traits d’une société urbaine et industrielle inhérents à un processus social et historique qui a démarré en Europe. Cette vision de la classe moyenne de l’Iran est précisément ce que voulait montrer Satrapi : ils sont « comme nous ». Mais des caractéristiques plus spécifiques à la société iranienne restent occultées. Finalement, on serait bien en peine de trouver dans ce film des éléments distinctifs et on pourrait effectivement penser que les Iraniens sont exactement comme nous.
Persepolis n’instaure pas un dialogue interculturel entre l’Iran et l’Europe malgré le fait que son personnage soit déchiré entre ces deux espaces. Les turpitudes autrichiennes de l’héroïne soulignent bien des traits spécifiques à la vie sociale européenne. Le nihilisme, l’individualisme et la solitude urbaine exercent sur le personnage de Marjane une influence qu’on peut également reconnaître comme universelle. Mais ils ne tracent pas forcément une contradiction entre un mode de vie européen et une autre culture. Ces traits illustrent plutôt la condition humaine propre aux sociétés industrielles. Et dans ces sociétés, il se peut que tant les étrangers que les autochtones souffrent des mêmes conditions de vie.
Le problème n’est pas à trouver dans le film ou dans la démarche, très transparente de son auteure. Il se situe plutôt au niveau de la réception de ce dessin animé, d’abord par les médias, puis par le public, lui-même influencé par le contexte médiatique autour de l’Iran. L’abstraction de la réalité iranienne conduit in fine à opposer deux choses : l’archaïsme des mesures qui pèsent sur la population iranienne et la modernité laïque européenne. Les premières ne s’entendent que relativement à la seconde. C’est précisément la fonction qu’entretient le mouvement de balancier incarné par le personnage de Marjane entre la dictature iranienne et la liberté occidentale. Mais en réduisant la situation iranienne à sa négation de la modernité, on ne lui accorde rien de spécifique, sinon une fonction répulsive.
L’Iran vu par Twitter
Cette manière d’aborder les problèmes des autres les simplifient à outrance et peine à les expliquer. En filigrane, il suffirait d’appliquer les principes de notre modernité pour les résoudre. Cette perspective est à l’œuvre lorsque les médias envisagent Persepolis et lui trouvent effectivement une essence universelle sans relever que cette essence est sans doute la seule vision occidentale du progrès. La même approche a atteint un point culminant à l’occasion des élections présidentielles de juin 2009. L’opacité médiatique propre à un régime fermé comme celui de l’Iran semble s’être fissurée à la faveur des nouvelles technologies. Blogs, Youtube, Facebook et Twitter furent les relais entre une situation réelle et sa représentation dans les médias mondiaux.
Ces médias, surtout Twitter, ce qui n’est pas anodin, fonctionnent sur base de messages télégraphiques qui réduisent l’information à ce qui serait essentiel [6]. Soudain, les journalistes se sont trouvés confrontés à une myriade d’éléments factuels synthétiques, voire microscopiques, forcément partisans, sur base desquels ils ont représenté les évènements [7]. Ces éléments témoignent essentiellement de la vigueur de la contestation mais disent très peu sur les dynamiques qui sont derrière elle. Cette dépendance des médias [8] à une information diffuse a été renforcée par le fait que les Iraniens mobilisés ont à cœur de s’allier l’opinion mondiale et choisissent souvent l’anglais pour communiquer dans ces espaces.
Ce processus a inévitablement abstrait la contestation de son contexte pour soudain convenir à l’image idéale de la modernité démocratique (image qui anime certainement une partie des manifestants). La légitimité du mouvement n’est pas contestée et il est souvent résumé à un mouvement de masse opprimé qui revendique le respect de son vote. Mais si on peut supposer que cette dynamique est bien réelle, les médias occidentaux ont prolongé cette interprétation dans un fantasme de la contestation du régime. Ce n’est plus l’élection d’Ahmadinejad qui est contestée, mais le principe même d’une dictature des mollahs [9]. Or, cette lecture des évènements occulte la structure très particulière du système iranien et problématise peu le fait que l’opposant Moussavi soit un membre du régime, qu’il fut premier ministre pendant huit ans et donc acteur de la dictature. Si de nombreux médias ont gardé une réserve face au candidat réformateur, l’image de Moussavi est généralement embellie [10].
La question n’est pas d’évaluer les perspectives politiques qu’incarne le camp réformateur. Mais plutôt de constater que les informations en provenance d’Iran ont très peu dit sur les contradictions propres au régime et beaucoup sur la contestation démocratique. Sur base de cette seule contestation, les médias occidentaux ont massivement projeté leur fantasme sur les évènements pour les expliquer [11]. Souvent réduit à un manifestant qui utilise Twitter, l’Iranien convient à l’image qu’on se fait d’un homme moderne [12]. Dès lors, sa souffrance nous parle, il nous est proche.
Le hors champ iranien
Persepolis et le traitement médiatique des évènements iraniens ont quelque chose en commun. L’un et l’autre s’adressent au public occidental et représentent les faits en les « dégraissant » des éléments qui pourraient troubler leur réception. Reste que dans les deux cas, une masse sombre continue d’exister : un hors champ, pour reprendre cette notion cinématographique. Un lieu qui inclut aussi une réalité mais qui n’est perceptible que de ceux qui le soupçonnent déjà. Sans ce savoir préalable sur l’Iran, sur les structures de sa société, sur la complexité de sa culture, sur les rapports politiques qui y sont à l’œuvre, la vision qu’on nous offre de lui se fonde sur notre expérience du monde et néglige la sensibilité iranienne. L’altérité est voilée.
Le tamis médiatique et idéologique masque des choses que rien ne devrait pourtant disqualifier car elles ont une influence réelle, souvent déterminante. Sans elles, l’évolution des évènements s’avère incompréhensible, voire absurde. Largement à l’œuvre dans le traitement médiatique de l’Iran, ce réductionnisme ne lui est pas spécifique. On peut raisonnablement penser qu’il convient en partie pour comprendre le malaise croissant face à l’Afghanistan où on finirait par croire que, mû par des raisons irrationnelles, c’est le pays lui-même qui s’oppose à la modernité.
Daniel Bonvoisin
Septembre 2009
[1] « […] ce film témoigne de qualités humaines et artistiques qui le destinent, bien au-delà de la trame historique et du drame intime, à un public universel. » Jacques Mandelbaum, Persepolis ou la douleur intime de l’exil , Le Monde, 25 mai 2007. « Cette histoire de petite fille venue d’Iran parle à chacun en partant du particulier pour tendre vers l’universel. » M. M., Délicieuse Persepolis , L’Humanité, 24 mai 2007. « Mais Au-delà de la trame historique, le drame intime de Marjane a une ampleur universelle qui touche. » Fabienne Bradfer, Marjane Satrapi est une hippie , Le Soir, 27 juin 2007.
[2] Suite aux évènements de juin 2009, des fans iraniens de la BD originale ont produit leur propre version et espèrent par ce moyen original dénoncer le régime et prolonger la démarche de Satrapi. http://www.spreadpersepolis.com
[3] « Je pense qu’avec un film en images réelles, on aurait perdu l’universalité de l’histoire. Ca devient tout de suite l’histoire de gens qui vivent loin, dans un pays étranger, qui ne sont pas comme nous. C’est au mieux une histoire exotique, et au pire une histoire de " tiers-mondiste " ! » Entretien avec Marjane Satrapi, dossier de presse de la distribution, Cinéart, 2007.
[4] « La plus grande espérance, avec ce film, c’est qu’en sortant de la salle, des gens se disent : " C’aurait pu être moi ". » Propos de Marjane Satrapi recueillis par Marcus Rothe, Marjane Satrapi – « La culture est un vocabulaire mondial » , Courrier international, 11 juillet 2007.
[5] « Nous avons aussi fait très attention à ne pas tomber dans l’orientalisme. » Propos recueillis par Anne Feuillère, Interview avec Marjane Satrapi, Vincent Paronnaud, réalisateurs , 15 juin 2007, Cineeuropa, disponible sur http://cineuropa.org
[6] Un message sur Twitter ne peut excéder 140 caractères.
[7] Sylvain Mouillard, Iran, la révolution Twitter ? , Libération, 15 juin 2009, consultable sur http://www.liberation.fr .
[8] La difficulté de vérifier les évènements a été reconnue par l’essentiel des médias au point de devenir un sujet en soi, ce qui a profité au site Twitter dont on pourrait avoir l’impression qu’il est un acteur essentiel de la contestation. On retiendra d’ailleurs l’information selon laquelle la Présidence américaine aurait demandé à l’entreprise de reporter une maintenance qui aurait privé les internautes iraniens de leur moyen d’expression. Washington intervient auprès de Twitter pour les Iraniens , dépêche AFP, 17 juin 2009, Lalibre.be .
[9] Cette idée est généralement présente dans les éditoriaux publiés dans la presse aux premiers jours de la contestation et dont plusieurs extraits peuvent être consultés sur la revue de presse du Nouvel Observateur relativement aux dates qui suivirent les élections (du 15 au 25 juin 2009) : http://tempsreel.nouvelobs.com/search/revues . Certaines caricatures de la presse occidentale manifestent le même sentiment. Plusieurs exemples sont disponibles sur le site du Courrier International : Iran : lendemains d’élection… sur http://cartoons.courrierinternational.com
[10] Le portrait du Nouvel observateur est représentatif du traitement bienveillant généralement accordé à Mousavi : Sara Daniel, Les trois vies de Moussavi, 25 juin 2009, Le Nouvel Observateur, disponible sur http://www.nouvelobs.com
[11] Projection qui, poussée à l’extrême, est parfaitement illustrée par l’intervention hallucinante de l’éditorialiste Bernard-Henri Lévy à l’adresse des jeunes iraniens, disponible sur Dailymotion.fr http://www.dailymotion.com/video/x9o0mf_exclusifadresse-a-la-jeunesse-irani_news
[12] Les valeurs démocratiques que semblent porter les manifestants sont d’autant plus renforcées qu’elles contrastent avec l’image archaïque souvent accolée au pouvoir iranien, d’inspiration religieuse.