Polarisation en ligne : l’économie du discours ?

Accueil / Ressources en éducation au média / Polarisation en ligne : l’économie du discours ?
Illustration de deux parlophones avec des smileys de diverses expressions

Les réseaux sociaux ont fondé leur réputation sur l’opportunité qu’ils offrent à chacun et chacune d’exprimer son point de vue, et de faciliter l’échange. Avec en filigrane, l’ambition utopique qui accompagne toute innovation médiatique : qu’elle œuvre au rapprochement entre les peuples et facilite la compréhension mutuelle. 20 ans après leur naissance, les réseaux sociaux sont à l’inverse incriminés pour l’enfermement idéologique qu’ils faciliteraient, la promotion de contenus toxiques et la « polarisation des débats » qu’ils encourageraient. Sans les réseaux sociaux, nos sociétés redeviendraient-elles des havres de nuance ? Ou les tensions disparaitraient-elles juste de notre champ de vision ?

Il est ironique de constater qu’au moment d’écrire cet article en janvier 2025, ce qui « polarise » les débats sur les réseaux sociaux… sont les réseaux sociaux eux-mêmes. Pointés du doigt pour la « droitisation » (voire la « fascisation ») de leurs propriétaires, ils poussent de nombreux internautes à choisir leur camp : rester sur ceux d’Elon Musk ou Mark Zuckerberg, associés à la politique de Donald Trump ? Quitter X et Meta pour investir des réseaux sociaux imaginés comme plus démocratiques, comme Blue Sky ou Mastodon, avec le rêve fou d’expérimenter des interactions exemptes de disputes binaires, de harcèlement et de propagande d’extrême droite ?

Algorithmes, bulles de filtres et chambres d’échos sur la sellette

Mais tout bien considéré, cette perception de ce qui « polarise » les débats à un moment donné est peut-être tronquée. Les groupes sociaux auxquels nous – auteurs de cet article – appartenons, et le paramétrage algorithmique des grandes plateformes ne nous propose en effet qu’une vision étriquée de ce qui pose question en ligne. C’est d’ailleurs devenu un lieu commun : les réseaux sociaux réduisent notre champ de vision et facilitent les batailles rangées.

Le rôle joué par les algorithmes informatiques dans l’art de nous « recommander » des contenus qui nous plaisent n’est plus à démontrer : nous en expérimentons les effets dès lors que nous découvrons le fil d’actu de nos applis favorites. Ils sont la pierre angulaire de notre expérience d’internaute et ont pour fonction de nous encourager à rester connecté. Popularisé par le militant Eli Pariser, le concept de « bulle de filtre » mettait déjà en évidence dans les années 2010 « l’isolement intellectuel », l’enfermement dans des contenus reflétant nos manières de voir le monde, conséquent de nos usages numériques. La notion de « chambre d’écho » répète ce constat supposé. Est défendue, à travers ce concept, « l’idée qu’Internet nous permet de choisir ce que l’on souhaite consulter. Or (…) cette liberté nouvellement acquise nous amène à ne regarder que ce qui nous attire, et n’interagir qu’avec ceux qui pensent comme nous[1]. »

Cette lecture des médias comme ayant un effet direct sur la pensée de leurs utilisateur·rices n’est pas neuve, tout comme la méfiance qu’il s’agit de développer en regard des personnalités propriétaires des médias de masse[1]. Le problème, en ce qui concerne les réseaux sociaux, c’est que la recherche se trouve dans une impasse méthodologique : aucune enquête n’offre une preuve infaillible de l’effet des bulles de filtres et chambres d’écho. Il y a une trop vaste quantité de facteurs qui conditionnent nos croyances, nos positionnements idéologiques, ou nos manières de voter : isoler l’impact précis des réseaux sociaux est périlleux. L’enquête belge Alg-Opinion[2] a par ailleurs pointé que nous évoluons dans une variété de bulles de filtres, notamment en regard de la diversité des plateformes que nous exploitons. Nous sommes en réalité exposé·es à une plus grande variété de points de vue en ligne que dans « la vraie vie », où nous stagnons dans des groupes sociaux exclusifs[3]. Par ailleurs, il a été mis en évidence que nous ne sommes pas si passifs que cela devant un contenu médiatique, quelle que soit la « bulle » idéologique dans laquelle il se manifeste[4]. Pour le chercheur américain Chris Bail, « la sagesse reçue en matière de réseaux sociaux, de chambres d’écho et de polarisation politique est non seulement erronée, mais contre-productive. (…) Comment pourrions-nous être sûrs que les chambres d’écho façonnent les convictions politiques, et non l’inverse ? Si nos convictions politiques guident notre façon de comprendre le monde, pourquoi y renoncerions-nous si facilement[5]. (…) Cette focalisation sur la Silicon Valley masque une vérité bien plus dérangeante : la source du tribalisme politique des réseaux sociaux réside en nous-mêmes[6]. » En effet, n’est-ce pas naïf de penser qu’il suffirait de modifier le fil d’actu d’un militant d’extrême droite pour le rendre plus tolérant ?

Responsabiliser les plateformes, les citoyen·nes ou les autorités ?

Si l’effet des « bulles de filtres » est à relativiser, il est malgré tout central de permettre à tout·e internaute d’avoir connaissance de leur existence et d’apprendre à se jouer d’elles afin de ré-enchanter le hasard et s’ouvrir à une variété de discours. On pourrait par ailleurs pointer d’autres problèmes de taille que posent les réseaux sociaux.

La survalorisation de contenus faux ou haineux pour « faire du clic » a été démontrée[7], et la pression doit être maintenue sur les géants du web pour qu’ils cessent de booster les contenus problématiques, clivants. Les débordements racistes ou sexistes ne sont, sur les réseaux sociaux les plus fréquentés, que rarement sanctionnés. La sacrosainte liberté d’expression, pierre angulaire de la culture nord-américaine reproduite dans les territoires en ligne, s’acclimate mal aux politiques européennes… et aux usages sauvages des internautes. Cette dérégulation des débats doit être prise en compte et combattue avec force, surtout lorsqu’elle constitue une stratégie délibérée d’un acteur privé pour visibiliser des courants d’extrême-droite, comme c’est le cas sur X depuis son rachat par Elon Musk en 2022[8].

Mais même si on pourrait trouver l’idée rassurante, les réseaux sociaux n’ont l’exclusivité d’aucune guerre de tranchée idéologique : chacune existe dans la société, et se voit transposée en ligne. Pointer uniquement les réseaux sociaux comme responsables, c’est oublier de confronter les actes problématiques de certains groupes politiques, et les racines de nos systèmes de domination.

Des contenus formatés pour cliver

Les réseaux sociaux offrent bel et bien des outils « clic sur porte » pour se positionner dans un débat. Un like, un cœur, un « ban », un commentaire cinglant écrit en quelques secondes pendant un trajet en tram : les mécaniques propres aux réseaux sociaux facilitent le choix d’un camp en opposition à un autre. Les réseaux sociaux sont aussi le terrain de jeu favori des trolls et polémistes de tout poil. Un pseudonyme, quelques posts agressifs ou images fallacieuses, et le combat de boxe est (re)lancé. Les positions extrêmes, exprimées dans des publications calibrées pour faire du clic, « plaisent » aux réseaux sociaux car elles suscitent plus de réactions et commentaires. Et les acteurs politiques qui souhaitent mettre leurs idées à l’agenda numérique l’ont bien compris : les débats sur l’avortement, le port du voile, l’accueil des réfugié·es ou le chômage sont systématiquement alimentés par des propos violents, et sont de nature à susciter une réaction émotionnelle forte, pro ou anti. Si les débats en ligne sont polarisés, c’est parce que les débats visibles sont ceux qui fâchent particulièrement la société (et ceci était déjà valable bien avant l’émergence des réseaux sociaux). Sur les thématiques évoquées ci-dessus, la nuance est-elle d’ailleurs souhaitable ? Attend-on des internautes qu’ils ou elles soient « modérément » pour l’avortement ou « un peu » antiracistes ? « Vaguement » de gauche ou de droite « selon les sujets » ? Se positionner avec détermination n’est pas problématique en soi. Le faire sur les réseaux sociaux a malgré tout une portée spécifique.    

« L’engagement » : la matière première de l’économie numérique

Du point de vue des réseaux sociaux, toute forme d’engagement se vaut. Un like, un partage, une protestation, un commentaire haineux, le fact-checking d’une info ou le « débunkage » d’une théorie complotiste : tout fait farine au moulin. Une contribution est une contribution, indépendamment du fond ou du débat qu’elle génère. Chaque acte en ligne constitue une forme d’engagement et donc une unité économique pour les plateformes. Les clashs en ligne et l’engagement qu’ils permettent nourrissent idéalement leur modèle économique, bien plus que l’accord mutuel et le consensus[9]. Pire, le débat argumenté et constructif est invisibilisé, tout comme l’ensemble des personnes qui y contribuent.

L’éducation aux médias invite les publics à identifier les forces idéologiques en présence dans l’environnement médiatique et numérique, et questionner le rôle qu’elles y jouent : cherchent-elles à exacerber les tensions sociales au profit de leur agenda politique ou contribuent-elles à les résoudre ? L’occasion est aussi à saisir de questionner, avec ces publics, le modèle économique des réseaux sociaux, et la manière dont on peut consciemment exploiter cette injonction à « l’engagement ».

Cette analyse a été rédigée à l’initiative du Mundaneum, dans le cadre du projet On a que l’info qu’on se donne. Découvrez l’ensemble du dossier Polarisation & nuance.

social
logo

[1] Fox News est ainsi tenu pour responsable de la première élection de Donald Trump. Ruppert Murdoch (propriétaire du Sun et du Times au Royaume-Uni) est souvent identifié pour le rôle déterminant qu’il aurait joué dans l’élection de Tony Blair. En France, C’est le groupe d’armement Dassault qui détient le journal Le Figaro (avec le risque de conflits d’intérêt lorsqu’il s’agit pour les journalistes de questionner les enjeux militaires). En Belgique, l’ensemble de la presse est aux mains de quelques entreprises, cfr. L’offre de médias et le pluralisme en Fédération Wallonie-Bruxelles, CSA, https://www.csa.be/pluralisme/

[2] https://www.algopinion.brussels/videos-de-vulgarisation/

[3] Ibid. p11

[4] Dès 1970, le chercheur Richard Hoggart pointait que « contrairement à une illusion qui a pour origine la méconnaissance de la capacité des classes populaires à maintenir une séparation entre “la vie réelle et sérieuse” et le monde du divertissement, de nombreux domaines de l’idéologie et de la pratique (…) et plus généralement des sentiments, ne sont guère affectés par l’influence des médias de masse. »

(Hoggart : 1970, p. 21, cité par Emmanuel Ethis, Sociologie du cinéma et de ses publics, Armand Colin, 2014, p15.)

[5] Chris Bail, Le prisme des réseaux sociaux – Polarisation politique sur Internet, Paris : Presses Universitaires de France, 2021, p25.

[6] Ibid. p30.

[7] Brieuc Guffens, Les algorithmes au crible des 6 dimensions de l’éducation aux médias, Bruxelles, Média Animation, 2021. https://media-animation.be/Les-algorithmes-au-crible-des-6-thematiques-de-l-education-aux-medias.html

[8] Au point d’alerter l’UE au nom du DSA adopté en 2022, Fake news, manipulation… l’UE va approfondir son enquête sur X après des provocations de Musk, Le Soir, 17 janvier 2025. https://www.lesoir.be/649050/article/2025-01-17/fake-news-manipulation-lue-va-approfondir-son-enquete-sur-x-apres-des

[9] C’est notamment ce qu’ont montré les enquêtes du Wall Street Journal sur base des documents internes de l’entreprise, révélés par la lanceuse d’alerte Frances Haugen, The Facebook Files, Wall Street Journal, https://www.wsj.com/articles/the-facebook-files-11631713039

2 septembre 2025  ·  Dernière mise à jour le 9 septembre 2025