Trop de direct tue le traitement de l’info. Le CSA français a réagi

Les « attentats de Paris » perpétrés entre le 7 et le 9 janvier 2015, contre la rédaction de Charlie Hebdo, ont généré plus de 500 heures de reportages télévisés. Le CSA, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel français, a pris la peine de les visionner dans leur totalité, de sorte à argumenter ses remarques afin que certains manquements ne se reproduisent à l’avenir. Cela fait partie de sa mission, n’en déplaise aux directeurs de chaînes, pas très satisfaits d’avoir prêté ainsi le flanc à la critique publique.

On a beaucoup parlé de la liberté d’expression à l’occasion de l’affaire « Charlie Hebdo ». De la liberté d’expression des caricaturistes, bien sûr. Car à travers leurs dessins de presse, fussent-ils ironiques voire même irrespectueux, beaucoup trouvent légitime de réclamer le droit de tout dire et cette manière particulière de le faire. Voilà ce qui aura porté la vague des affichettes « Je suis Charlie ».

On a aussi parlé de la liberté d’expression de ceux qui, assez rapidement aussi, ont annoncé par voix de slogan inversé « Je ne suis pas Charlie ! ». Et les jeunes ont été largement du nombre ce qui a étonné certains de leurs aînés, notamment en milieu scolaire. Car malgré l’envie que l’on puisse aimer s’exprimer librement, plusieurs ne se sont pas reconnus dans une expression trop anarchiste ne reconnaissant plus finalement ni foi, ni loi.

Mais la troisième occasion de parler de liberté d’expression en cette affaire aura été la sanction reçue par les chaînes médiatiques au lendemain du traitement donné aux événements mis à l’antenne. Pas contents, les patrons des chaînes de l’audiovisuel, de se voir ainsi rappelés à l’ordre par le gendarme de l’audiovisuel français.

C’est pourtant dans la mission de cet organe officiel de «  veiller au respect de la personne et de la dignité humaine, à la lutte contre les discriminations, au maintien de l’ordre public et à l’honnêteté de l’information [1]  ». Pour se faire, il publie des recommandations et peut aller jusqu’à adresser des mises en demeure et même prendre certaines sanctions [2]. Quand il l’estime nécessaire, il engage aussi un processus de dialogue avec les professionnels du secteur sur des sujets fondamentaux comme la déontologie de l’information ou la responsabilisation des éditeurs. Ainsi par exemple, quand sont montées en puissance, les émissions dites de télé réalité [3] ».

Certes, lorsqu’un manquement est constaté, le Conseil procède souvent, avant toute intervention formelle, à l’audition de l’éditeur concerné pour mieux cerner les conditions dans lesquelles le manquement est survenu, et pour définir si une action du Conseil doit être envisagée. Pour l’Affaire Charlie Hebdo, on constatera que le CSA est intervenu en deux fois. Le vendredi d’abord, jour de l’attaque de la rédaction du journal, pour demander aux télévisions et aux radios d’ « agir avec le plus grand discernement pour assurer la sécurité de leurs équipes et ne pas gêner l’enquête, au moment où se déroulaient deux prises d’otages simultanées, l’une à Dammartin-en-Goële, en Seine-et-Marne, l’autre à la porte de Vincennes à Paris, après l’attentat contre Charlie Hebdo et la fusillade à Montrouge  » [4]. Puis le lundi, au lendemain de la Marche républicaine, en indiquant avoir mis en place « un suivi du traitement des médias audiovisuels suite aux événements tragiques que venait de subir le pays  ». Le CSA a expliqué « examiner dans le cadre de ses pouvoirs de contrôle, contradictoirement, les manquements qu’auraient pu commettre certains de ces médias [5] ».

Une mise en garde émise par le CSA n’a pas véritablement d’effet, c’est un simple rappel à l’ordre. Mais une mise en demeure constitue un véritable « carton jaune » : s’il y a récidive sur le même grief, les contrevenants encourent des sanctions qui peuvent aller de l’amende au retrait pur et simple de la licence d’exploitation d’une chaîne. En l’occurrence, que peut-on retenir du communiqué produit par le CSA après ce dérushage des nombreuses heures de diffusion ?

En fait, le gendarme de l’audiovisuel français a identifié 36 manquements, justifiant selon lui, l’envoi de 15 mises en garde et 21 mises en demeure [6]. Les décisions rendues ont été prises selon deux critères principaux : le respect de la dignité de la personne humaine et la sauvegarde de l’ordre public. On comprendra aisément que le traitement médiatique ne devait en aucun cas faire obstacle au bon déroulement de l’enquête et des interventions sur le terrain. Mais la perception des choses n’a peut-être pas été appréciée de la même façon par chacun des acteurs audiovisuels. Et donc, par exemple, la divulgation d’éléments permettant l’identification des terroristes a donné lieu à des sanctions. En effet, ces renseignements sont jugés confidentiels jusqu’à ce qu’éventuellement la chose soit établie, réduisant à rien la présomption d’innocence et permettant alors la publicité. Ce n’est pas aux médias à trancher de façon prématurée dans ce genre de situation. De plus, le fait de diffuser ces données non vérifiées à l’antenne renseignait les terroristes sur l’avancée de l’enquête les concernant. Leur comportement pouvait dès lors s’adapter et notamment justifier des actes encore plus extrêmes s’il leur apparaissait que l’étau des enquêteurs se resserrait tellement autour d’eux qu’ils n’avaient plus rien à perdre.

Cherchant aussi à faire respecter la dignité humaine, plusieurs chaînes se sont vu reprocher par le CSA, la mise à l’écran des images de l’exécution du policier Ahmed Merabet par les frères Kouachi. Des images qui furent floutées, plus tard dans la journée, lors des retransmissions, mais qui furent du « direct sans traitement » au moment où les faits se produisaient et que les médias étaient à la course poursuite du scoop et de l’exclusivité… de la fidélisation de l’audimat, en tout cas.

Le régulateur a également marqué sa désapprobation suite à la diffusion d’images et d’informations concernant le déroulement des opérations menées, alors que les terroristes étaient encore retranchés à Dammartin-en-Goële et à l’Hyper Casher de la porte de Vincennes. Principalement le fait de n’avoir pas gardé pour eux jusqu ‘au dénouement, la présence de personnes cachées dans les lieux de retranchement des terroristes. Lilian Lepère, 26 ans, le graphiste caché à l’étage de l’imprimerie de Dammartin et Lassana Bathily, le jeune magasinier malien qui a sauvé la vie de six personnes, en les cachant dans une chambre froide, lors de la prise d’otages de l’épicerie cacher de la Porte de Vincennes par Amedy Coulibaly.

Que dire de la diffusion en direct de l’assaut mené par les forces de l’ordre à Dammartin… des images qui auraient pu donner à penser au comparse de la Porte de Vincennes que tout était fini et que, dès lors, les otages encore sous sa menace pouvaient être éliminés sans plus attendre !

On le voit, au fur et à mesure de la tournure des événements, les médias se sont laissé embarquer… désireux de toujours plus en raconter… allant même, on l’apprendra plus tard, jusqu’à s’immiscer dans le drame en train de se jouer, en prenant contact à plusieurs reprises avec les terroristes par voie téléphonique [7]. Certes, ces conversations n’ont finalement pas été diffusées avant le dénouement des prises d’otages, mais on s’aperçoit bien là combien les médias ont cru bon de s’infiltrer dans le processus en cours. Un sommet étant atteint lors de l’assaut de la superette parisienne, lors duquel un cameraman de France 2 était « embarqué » au sein des forces de l’ordre [8], ses images révélant dès lors le dispositif policier que le terroriste retranché devait affronter. Même les réseaux sociaux s’en sont émus… Matteu Maestracci exprimant avec bon sens : « France 2 franchement je serais vous j’arrêterai de filmer, et je reviendrai au calme plus tard avec des infos, là c’est un peu grotesque  »

Pourquoi ces rappels à l’ordre, ces mises en demeure ? N’est-on pas en démocratie ? La presse écrite et les chaînes de radio télévision ne jouissent-elle pas du droit… du devoir même d’informer ? N’y a-t-il pas liberté d’expression pour tous ? Les médias ne jouissent-ils pas d’une liberté éditoriale ? Comment comprendre cette interpellation musclée et publique du CSA à l’égard d’une si grosse partie de la profession ?

Sans doute le respect de la déontologie réclame-t-il parfois de rappeler les principes sur lesquels cette déontologie s’appuie. Comme beaucoup d’événements chauds en émotion et chargés d’une signification politique lourde, on assiste de plus en plus à un emballement médiatique sans mesure. Le 11 septembre 2001 déjà, lors de l’attaque des Tours jumelles, et aujourd’hui encore (on a d’ailleurs parlé d’un 11 septembre français [9]), on doit bien constater que les caméras tournent et la diffusion prend la forme du direct, sans permettre la moindre prise de distance et sans garantir un traitement vraiment journalistique des faits qui s’imposent alors au spectateur. Nous avons d’ailleurs développé une autre analyse pour montrer comme la couverture médiatique du we des 7 au 10 septembre 2015 n’aura pas permis le pas de côté nécessaire à la construction d’un sens [10]. Le lundi 11, quand la France se réveille au lendemain de cette Marche républicaine sans doute bien légitime pour répondre avec dignité à cet acte qu’elle a pris pour un affront crapuleux, elle apprend que dans ses écoles et aussi ailleurs, tout le monde ne se sent pas pour autant Charlie… Ce n’est qu’à ce moment que l’on sent enfin que la réflexion de fond est loin d’être entamée… Les faits médiatisés ne parlaient donc pas d’eux-mêmes. Ils devaient être commentés et pas seulement paraphrasés de façon redondante. Il fallait encore que le sens émerge. Et ce travail journalistique, il n’a pu commencer à se faire que dans les jours qui ont suivi.

Sans doute, est-ce sur cela que le CSA voulait insister une semaine plus tard, après le visionnement à tête reposée de ces 500 heures de rushes… On ne fait sans doute pas cet exercice la tête dans le guidon… Mais justement… l’information de qualité n’est-elle sans doute pas une course contre la montre. Un rappel salutaire sans doute, dans une démocratie qui attend beaucoup de la qualité de ses médias d’information.

Michel Berhin, Chargé de mission en Education aux Médias

[3L’apparition, en France en 2001, de programmes de télé réalité consistant à enregistrer, 24 heures sur 24, la vie, le comportement et les relations d’un groupe de personnes isolées pendant plusieurs semaines d’affilée, a conduit le Conseil à émettre une recommandation, le 14 mai 2001, dont les principes ont été intégrés aux conventions, visant à ce que ne soit pas mis en avant de manière excessive l’esprit d’exclusion et que ne soient pas proférés des propos diffamatoires ou injurieux à l’encontre des participants. Mais le CSA est ainsi aussi intervenu préalablement à toute diffusion, pour éveiller la réflexion sur d’autres cas de figure où des valeurs de société sont aussi en jeu : l’exposition des produits du tabac, des boissons alcooliques et des drogues illicites à l’antenne, le port du préservatif dans les programmes pornographiques diffusés par des services de télévision, le traitement des conflits internationaux, des guerres civiles et des actes terroristes par les services de communication audiovisuelle, entre autres choses.

[9Un exemple choisi à l’international. Ici la presse anglaise : http://teleobs.nouvelobs.com/actualites/20150114.OBS9963/quelques-jours-en-france.html

[10Mettre ici la référence à l’autre analyse sur le site de Média Animation

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