Tradition orale et contes merveilleux : une rupture de la transmission ?
Avec Toutes ces histoires qui nous racontent, Pierre Chemin et Laura Dachelet proposent une réflexion sur l’oralité et la place qu’elle occupe dans nos sociétés. L’omniprésence des technologies numériques nous fait-elle oublier l’importance de la transmission « in real life » des récits familiaux et des contes traditionnels ? Ces derniers contribuent pourtant à ancrer une culture et à l’ouvrir au dialogue avec les autres. Mais les récits merveilleux n’ont pas pour autant disparu des radars : ils inspirent le cinéma populaire, quitte parfois à être vidés de leur sens premier pour satisfaire aux exigences de production.
Au-delà de balises contraignantes qui définiraient la « transmission orale », c’est une délimitation géographique que les auteur·es se sont imposée : Laura et Pierre ont arpenté le kilomètre carré du territoire de Saint-Josse-Ten-Noode, caméra au poing. Leur ambition : s’immiscer au plus près des habitant·es, engager la conversation sur leur pas de porte ou lors d’un petit déjeuner de quartier, les encourager à confier quelques mots. Pour Pierre, « vivre dans un quartier multiculturel, ou bien tu le subis, ou bien tu trouves ça passionnant… Tu fais des rencontres comme tu n’en ferais nulle part ailleurs. Certains ne parlent pas ta langue, d’autres ont un parcours surprenant et viennent d’une famille qui vivait très loin de nos standards de vie… On a un brassage extraordinaire dans ce quartier. Il y a plus de 150 langues. En tant que voisin et en tant que citoyen, ça m’intéresse de connaître les histoires que chacun raconte aux enfants, les histoires de famille qui se transmettent. » Dès 2015, c’est en effet un travail de fourmi qui s’est engagé afin de « colporter toutes les richesses [1] » de l’oralité.
L’oralité, pour revaloriser notre histoire
Au-delà des habitant·es, ce sont aussi des conteur·euses professionnel·les qui témoignent des vertus de l’oralité et prennent du recul par rapport à leur pratique. Ils et elles mettent en évidence la complémentarité des apprentissages « livresques » et ceux permis par la transmission de personne à personne. Pour Pierre, « en Belgique il y a dix pour cent des gens qui sont considérés comme ne sachant ni lire ni écrire. Mais dans les quartiers où on est d’origine populaire et étrangère, le pourcentage est bien plus élevé. Pourtant, ces gens sont cultivés, connaissent plein de choses, mais ont une autre vision de la vie que ceux qui sont passés par la lecture, l’écriture, l’école ». Pour Pierre et Laura, ce « collectage » de récits de vie, d’histoires traditionnelles et de contes anciens est aussi et surtout une opportunité de revaloriser l’expérience humaine qui les accompagne. « Dans la tradition orale, il y a un lien affectif très important. Quand ta grand-mère te raconte le passé, c’est très différent d’un livre d’histoire ». Plus encore, cette pratique revêt une dimension politique : ce que les gens se racontent, ce n’est pas l’histoire avec un grand H. C’est l’histoire du peuple, qui permet de le resituer dans les événements qui nourrissent l’actu et structurent les grands changements sociétaux. « Par la tradition orale, on revalorise notre histoire ».
On crée du lien, aussi, entre toutes les cultures qui cohabitent sur un si petit territoire. « Le dialogue commence avec les gens quand on les connaît et qu’on les reconnaît. Quand on connaît, on juge moins. Quand on écoute des récits, des manières de voir le monde, on se rend compte des similitudes entre les récits de différentes cultures. » Parmi les personnages croisés dans le film, le conteur et peintre Hamsi Boubeker évoque ainsi le personnage d’Aïcha, protagoniste d’un conte kabyle : « En gros c’est comme Le petit chaperon rouge… et on retrouve la même histoire chez les Brésiliens, chez les Italiens… on se dit quand même que les contes voyagent à travers les âges. Mais il y a la morale aussi, que l’on retrouve dans plusieurs cultures. » Pour l’artiste, c’est cette transmission de sens qui s’est perdue, quand le cinéma puis Internet ont remplacé les moments traditionnellement dévolus au conte.
Du conte au blockbuster : avec pertes et fracas
Charles Perrault a été, à la fin du XIXe siècle, l’un des premiers « formalisateurs du genre littéraire écrit du conte merveilleux [2] ». Cette première institutionnalisation des cultures orales ne s’est pas faite sans heurts. Perrault a contribué à légitimer une seule version de contes dont il existait de multiples variantes, et a opéré ses choix en regard d’un nouveau public cible : les enfants. D’après Pierre Chemin, « beaucoup de contes n’étaient pas pour enfants à la base. Dans les contes, on mettait en scène la peur, la séduction, la jalousie… C’étaient des récits à destination des adultes ». Le cinéma, au fond, n’a fait que poursuivre un formatage initié par la littérature. « Perrault et Walt Disney ont pris les contes en otage. Heureusement, d’une certaine manière, parce que sinon il y a beaucoup d’histoires qui seraient oubliées des enfants. »
Mais cette œuvre d’archivage, dont l’intérêt est évident, a aussi ancré brutalement certaines représentations, notamment des personnages féminins. Fées et princesses ont eu la faveur des auteurs, écartant les profils plus sombres ou complexes. « Le média a une force terrible, et il peut imposer les choses. On a par exemple tous et toutes la même image de la Belle au bois dormant. » En devenant des livres puis des films, des contes que l’on retrouvait aux quatre coins du monde dans des formes singulières se sont retrouvés figés, occidentalisés. Par défaut, les héros et héroïnes des dessins animés inspirés de contes merveilleux sont blanc·hes, et le décor du Moyen Âge européen est privilégié. Si l’histoire s’aventure dans un décor exotique, les valeurs occidentales y triompheront quoi qu’il en coûte, comme dans l’adaptation (assez libre) de Pocahontas (Walt Disney, 1995). Après avoir squatté les salles de cinéma aux quatre coins du globe, ces œuvres se glissent dans chaque foyer via les plateformes populaires de VOD [3]. Déroger à cette « occidentalisation » des récits provoque automatiquement une levée conservatrice de boucliers. Le choix récent d’une Petite Sirène à la peau noire a ainsi scandalisé une partie du public. Ces contes, si mouvants autrefois, seraient-ils à jamais gravés dans le marbre par ceux qui détiennent les médias de masse de leur époque ? Si La Petite Sirène a été consigné par Hans Christian Andersen en 1837 et est initialement ancré dans la culture scandinave, il semble encore problématique aujourd’hui d’autoriser d’autres parties de la population mondiale à s’identifier à ce personnage.
L’oralité pour réparer la transmission
Pour Issam, qui intervient dans le film, il est primordial de « dédier du temps pour écouter. Aujourd’hui on dirait qu’il n’y a plus le temps pour écouter quelqu’un ». Qu’est-ce qui se perd alors, quand ce moment d’échanges disparaît ? Pour ceux et celles issu·es de la diversité, l’enjeu identitaire est central : l’ancrage dans le passé permettra de mieux appréhender le futur. Pour Zoubida, de l’association Calame, « énormément de personnes de ma génération ont vécu cette rupture de la transmission, avec l’histoire de leurs parents. Ils ne savent pas pourquoi ils sont arrivés ici, ou comment ils ont vécu. (…) Aller récolter des histoires de nos parents et arrière grands-parents, c’est les transmettre à nos enfants pour qu’ils se comprennent eux-mêmes ». Toutes ces histoires qui nous racontent fonctionne comme un appel à l’écoute, met en évidence la capacité de la transmission orale à soigner les blessures passées, à traverser le temps et les frontières, à « faire passer des choses de façon à ce qu’elles fassent partie de nos rêves et pas de nos cauchemars [4] ».
Brieuc Guffens
Cette analyse a été publiée dans le journal du festival À Films Ouverts 2023.
[3] De l’anglais Video On Demand qui signifie Vidéo À la Demande, comme Netflix, Disney+, Amazon, etc
[4] Vlad, en-deçà du conte, Grande Traversée : le prince Dracula, une histoire vraie, France Culture, 2022. www.radiofrance.fr