Qui sont ces jeunes qui bidouillent leurs portraits numériques sur Internet ?
Tous ego, devant Photoshop
La plupart des jeunes recourent à des logiciels comme Photoshop pour remanier leurs propres photos, avant de les mettre en ligne. Pour quelles raisons et avec quels effets ? Autopsie d’un phénomène de génération, ou quand Photoshop fait la loi …
Les techno-bidouilleurs sont plutôt satisfaits de leur physique, et en quelque sorte, ils le font savoir. Mieux encore, ils ont compris mieux que les autres comment les médias peuvent s’y prendre pour manipuler les images. Cette à c’est à cette conclusion qu’aboutit la fondation néerlandaise Mijn Kind Online [1] , après une enquête menée auprès de 500 jeunes entre 11 et 17 ans.
L’enquête montre que les utilisateurs de Photoshop sont convaincus que les médias retouchent régulièrement les clichés des célébrités : 62% pensent que presque toutes les photos des modèles et des stars ont subi une correction plutôt flatteuse. Et même, ce taux augmente selon leur capacité à manipuler les photos qu’ils mettent en ligne. Il faut dire qu’aujourd’hui, une multitude de sites Internet ou de blogs, y compris adolescents, montrent par l’image que telle ou telle star, finalement n’est pas si jolie qu’on le croit, sans sa dose plus ou moins homéopathique de retouche numérique. Parmi les plus ciblées, on retrouve ainsi régulièrement Maria Carey (ses fesses), Cameron Diaz (sa peau), Britney Spears (de tout, un peu). Par ailleurs, plusieurs sites internent, à l’instar de Improveyourimages [2] proposent à leurs visiteurs de restaurer ou d’améliorer leurs clichés, gratuitement, d’un simple clic. Ce qu’on fait subir aux célébrités, on aussi peut le faire pour soi. Et inversement.
Ajoutons à cela que, régulièrement, les médias eux-mêmes se font les gorges chaudes des petites ou grandes manipulations anatomiques des vedettes, des bourrelets de Nicolas Sarkozy allégés d’un coup de baguette magique dans le Paris-Match du 9 août 2008 aux jambes fuselées de Britney Spears, sur les affiches de sa tournée mondiale.
Bien entendu, il reste difficile de déterminer si la compétence analytique des jeunes relève de leur seule maîtrise technologique, ou si d’autres déterminants peuvent entrer en ligne de compte, comme la manière de consommer les médias, et lesquels, un trait lui-même corrélé à d’autres, à savoir le profil social des jeunes.
Poupée Barbie, pompier Ken
L’idéalisation des images n’est pas neuve. Elle va même de soi, soufflerait un philosophe platonicien de votre entourage. Dans cette perspective, l’image ne ressemble pas vraiment à ce qu’elle prétend imiter. Dans le Livre II de La République, Platon, déjà, nomme l’image phantasma – fantôme [3] . L’image, y compris photographique, est un subterfuge, un malentendu reposant sur l’illusion du réel. L’image propose une sorte de manière de voir et comprendre la réalité, plus ou moins fidèle à l’original, plus ou moins orientée, à l’instar des caricatures de presse.
La réalité, l’image peut même chercher à la modéliser, à la formater. Dans le monde des jouets, on en veut pour preuve les transformations successives de la poupée Barbie, sa taille de guêpe hors norme et ses trop longues jambes. Une bombe artificielle à l’usage des rêves identificatoires des petites filles. Son pote Ken a lui aussi subi une transformation anatomique, toujours plus mince, mais affublé d’une carrure de pompier new-yorkais. Dans les années 60, ce bourreau des cœurs n’était qu’un gringalet qui n’avait pas de quoi, quarante ans plus tard, filer le moindre complexe aux bodybuilders du dimanche.
Les médias sont de vraies machines à produire des modèles plus ou moins éloignés du réel, et de la norme, mais paradoxalement, ils sont très normatifs. Ainsi, l’évolution dans le monde des poupées est visible ailleurs. Très en vue, les actrices Angelina Jolie [4] (indice IMC 15), Cameron Diaz (indice IMC 18,5), Lindsay Johan (indice IMC 18), Eva Longoria (indice IMC 17,4) sont bien en dessous de la norme santé (indice IMC situé entre 18,5 et 24,9 [5]) Un indice pathologique, selon les spécialistes d’un colloque consacré aux maladies du poids [6]
. Si l’usage de ce calcul pondéral peut être un indicateur de l’évolution marginale des représentations fournies par les médias, son existence même, démontre un souci très contemporain d’établir des balises, des repères de conformité. Il ne faudrait pas remplacer un diktat de minceur par un autre, tout aussi pervers, de « normalité » [7].
Les craintes d’une volonté trop affichée de la part des jeunes d’épouser la morphologie des vedettes a par ailleurs mené divers responsables éducatifs à produire des dossiers [8] ou DVD d’animation [9].
Gros pif dans ton blog
Aujourd’hui, à l’instar des répondants à l’enquête déjà citée, trois quarts des jeunes réalisent des autoportraits. Plus encore, la moitié des jeunes travaillent eux-mêmes leurs propres photos, et principalement les filles, par ailleurs. Elles mettent un peu de bling dans l’habillage, ajoutent des animations, éclaircissent ou assombrissent les clichés, y superposent des textes, on encore font du découpage. Fastoche, à l’ère de Photoshop, où rien n’est plus facile que de se représenter en train de marcher sur mars chaussé de pantoufles, ou de rouler une pelle à l’une des sœurs Olsen (choisissez laquelle) ... Un ado sur 5 avoue même effacer les problèmes de peau, quand 7 pour cent changent quelque chose au nez ou à la bouche. Ce qui très probablement doit être lié à un autre enseignement de l’enquête : si peu de jeunes avouent ressentir le besoin de recourir à la chirurgie esthétique (ce qu’ils font virtuellement), la plupart trouvent désormais cette dernière « acceptable ». Les jeunes qui souhaiteraient une chirurgie esthétique destinée à améliorer leur apparence sont moins conscients de la possible manipulation d’images dans les médias.
Mais qu’est-ce qui peut bien pousser les jeunes à ce travail de et sur soi ? Diverses hypothèses, parmi tant d’autres, sont à envisager. Nous retiendrons une cause sociétale, une autre liée au développement personnel des adolescents.
D’abord, les progrès technologiques. Une vraie révolution. Au point que déjà en 2002 les ventes d’appareils numériques dépassaient celles d’appareils photo argentiques. Mieux même, le taux de pénétration de GSM dotés d’une fonction photographique dépasse 100 dans la plupart de nos régions. Dès lors, un jeune peut-il à satiété réaliser des autoportraits, effaçant la multitude de ceux qui ne lui conviennent pas.
L’évolution technologique semble sans limites. Aujourd’hui, certains appareils photos font ressortir l’invisible : avec le procédé Kameraflage, il est possible de créer des images qui n’apparaîtront qu’une fois photographiées avec un mobile doté d’un appareil photo... On peut ainsi voir apparaître à travers l’écran un éclair sous le soleil imprimé sur un t-shirt, Pourtant, l’éclair est invisible à l’oeil nu. Une technologie assez inattendue mais qui suggère la banalisation d’une autre dimension du réel : celle de la réalité augmentée.
Ces évolutions technologiques en entrainent bien d’autres. Pour les nouvelles générations, l’image et l’être sont séparés. Les technologies nouvelles encouragent l’expression de l’intime, avec l’usage des appareils numériques miniaturisés qui modifient aujourd’hui le rapport à l’image. Le développement technologique conduit chacun à construire son identité à partir de repères principalement visuels et désormais, virtuels. Nous nous acheminons doucement vers une perception de l’identité qui passera bien davantage par les sensations corporelles et le ressenti intérieur. Habituées à êtres photographiés et filmés sous tous les angles dès le plus jeune âge, les nouvelles générations se sont construites en considérant qu’aucune image « vraie » ne peut cerner l’intimité véritable.
L’adolescence est aussi un âge au cours duquel quel les individus construisent leur identité sur le Net, et notamment les réseaux sociaux. Selon l’enquête, les jeunes manifestent, aujourd’hui plus que jamais, un plus grand intérêt pour le culte de la célébrité. De nombreux programmes de télé-réalité comme la Nouvelle Star, Secret Story, alimentent l’illusion selon laquelle ce ne serait pas si compliqué que cela.
C’est un âge anxiogène, entre autres parce que les jeunes ignorent le résultat final de leur évolution. Ils ont besoin du regard positif des autres, de plus en plus à travers des outils virtuels leur permettant de se tester. Le moi n’est plus haïssable, il devient enjeu concurrentiel, et exige une sorte d’approbation mutuelle entre ceux qui se livrent à la galaxie numérique.
Certains jeunes photoshoppeurs sont-ils dès lors tentés par l’absolu de la gravure de mode, dans un formatage équarri et poli. Une sorte d’idiosyncrasie destinée à les rendre acceptable aux yeux de la communauté invisible. Toutes les conditions sont réunies pour que les jeunes se livrent à quelques petites transformations virtuelles de soi.
La photogénie délavée des jeunes virtualisateurs tend vers un idéal Walt Disney : grands yeux de biche dessinés au khôl, nez XXS. L’objectif est simple, il répond au fond à une exigence médiatique de base : quand on vise des parts de marché, on fait dans le consensuel, le plus lisse possible.
Il est crucial à cet âge que les jeunes apprennent à produire les images pour mieux les décoder, il peut être important de les laisser aller dans cette voie, et même les encourager à le faire, avant d’entamer un vrai débat : jusqu’où peut-on aller dans le travail d’une photo avant de se mentir à soi-même ?
Yves Collard
Septembre 2009
[1] « Fotoshoppende tieners zijn mediawijzer », Stichting Mijn Kind Online, http://mijnkindonline.web-log.nl/mijnkindonline/2009/05/fotoshoppende-t.html, le 27 mai 2009, rapport téléchargeable sur le site.
[3] Le thème de l’image comme ombre ou reflet n’est pas propre au seul monde grec ancien. Ainsi, Lévinas dénonce-t-il avec force la notion de « portrait » dans « La réalité et son ombre », Les Temps Modernes, novembre 1948). Sans aucun doute, la dichotomie installée dès les débuts de la philosophie occidentale entre l’image et la réalité inspire-t-elle bien des réflexions actuelles sur la distinction formelle entre le virtuel et le réel.
[4] Source : Celebrity BMI and weight, http://www.diet.com/dietblogs/read_blog.php?title=Peer+Motivator%3A+Celebrity+BMI+and+weight&blid=5179 , consulté le 14 juillet 2009.
[5] L’indice de masse corporelle (IMC), ou Body Mass Index en anglais (BMI) calcule le poids idéal d’une personne, en fonction de sa taille. Voir http://www.aly-abbara.com/utilitaires/calcul%20imc/IMC_fr.html
[6] « Quelques enseignements sur l’approche de l’obésité, Dix ans d’approche multidisciplinaire dans le traitement des jeunes obèses »
http://www.mloz.be/jsp/internal.jsp?id=178&idDoc=2017&language=Fr&origin=Mloz, consulté le 14 juillet 2009.
[7] Autrement dit, une sorte de « politiquement gros » parallèle à la notion de « politiquement correct »
[9] « Images du corps dans les médias, image de soi, La beauté à tout prix » , fcppf-media animation, 2006