The Handmaid’s Tale : battez-vous pour votre droit, celui de faire la fête
The Handmaid’s Tale remet au goût du jour un classique de la littérature, avec un sens du timing exemplaire : crise écologique, féminisme et montée en puissance des populismes, la série catalyse bon nombre des enjeux politiques qui agitent les États-Unis aujourd’hui. Véritable appel au soulèvement ou argument marketing, la recette magique des productions audiovisuelles contemporaines serait-elle de surfer sur les crises qui nous traversent ? Sans toutefois remettre en question le système économique grâce auquel elles engendrent du profit. L’analyse de cette série permet de mettre en lumière comment la fiction génère des icônes, nécessaires au public qui cherche de nouveaux modèles, tout en faisant de la politisation un argument marketing.
Le 27 mars 2017, des femmes vêtues de robes rouges et coiffées de bonnets blancs s’installent sur les bancs du Sénat de l’État du Texas, aux États-Unis. Les pancartes qu’elles brandissent au terme de la séance expliquent leur présence énigmatique : elles sont venues protester contre deux propositions de loi anti-avortement. L’accoutrement de ces activistes fait référence au roman d’anticipation La servante écarlate [1] : un portrait dystopique des États-Unis où un taux de fertilité en baisse - lié à une pollution en hausse - a conduit à une chasse aux femmes fécondes, réduites en esclavage pour des familles bourgeoises, puritaines et stériles. Privées d’emploi et de compte en banque, il ne leur reste d’autre droit que celui de pondre.
Un mois après les faits, le site de vidéo à la demande Hulu [2] mettait en ligne l’adaptation en série du dit roman. Coïncidence ou coup marketing ? Quoi qu’il en soit, ce lancement tombe à pic, tant les thématiques du récit font écho à l’actualité états-unienne. En effet, le récit de The Handmaid’s Tale catalyse bon nombre d’angoisses contemporaines : la montée en puissance des populismes, le fanatisme religieux, la remise en question des acquis sociaux, le creusement des inégalités entre riches et pauvres ou encore l’imminence de catastrophes écologiques irrémédiables. Si de réelles victoires en matière des droits des minorités ont été remportées ces dernières années (notamment la légalisation nationale du mariage entre personnes du même genre), l’élection du Président Donald Trump a été vécue par beaucoup comme un retour de flamme. Démocrates ou Républicaines, les États-uniennes n’ont jamais eu si peu confiance en leur gouvernement [3] et la “Marche des Femmes” organisée le lendemain de l’inauguration présidentielle a connu un succès historique, en rassemblant des centaines de milliers de personnes à Washington, dans plusieurs autres villes des États-Unis et dans le reste du monde. Parmi les messages scandés ce jour-là, on notera : « Pour que [les romans de] Atwood reste de la fiction. »
Non, rien à changer
Margaret Atwood était elle aussi présente à la Marche des Femmes organisée à Toronto, au Canada. Dans un entretien accordé au New Yorker, elle réagit à une pancarte qu’elle a vu ce jour-là, sur laquelle il était écrit : « Je n’arrive pas à croire que je brandis encore cette putain de pancarte ». Atwood partage ce sentiment : « soixante ans plus tard, pourquoi sommes-nous encore en train de mener ce combat ? » s’indigne-t-elle, faisant référence aux mouvements sociaux qui ont conduit à la libération des moeurs à la fin des années soixante et dans lesquels le récit original The Handmaid’s tale - bien qu’écrit en 1985 - puisait déjà ses racines. Il s’agit ici d’un premier argument en faveur du potentiel émancipateur de la série : c’est un classique de la littérature américaine, qui fait partie des lectures recommandées du parcours scolaire états-unien, au même titre que Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou 1984 de George Orwell. Il s’agit d’un récit populaire - dans le sens où il est connu du grand public - qui contient un grand nombre de références historiques états-uniennes mais aussi mondiales comme l’holocaust, le nazisme ou le stalinisme. Le fait qu’il coïncide de manière si frappante avec l’air du temps produit l’effet d’un choc : la prophétie disait donc vrai ? La série apparaît dès lors comme la preuve même que ces droits ne sont pas acquis et qu’une vigilance accrue est de mise - faisant écho à une citation de Simone de Beauvoir qui connaît un regain de succès récent sur les réseaux sociaux : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. »
Handmaid Tale’s & Womenmarch, fiction ou réalité, le point de départ est le temps présent : sommes-nous aux portes de l’apocalypse ?
Pince-moi, je rêve
L’adaptation du livre comporte de nombreuses références à l’actualité récente des États-Unis et donne corps aux démons qui hantent le pays. La bande-annonce de la série s’ouvre sur la silhouette de la protagoniste principale, vêtue de son habit puritain rouge, adossée en contre-jour à sa fenêtre. En voix-off, elle dit : « Avant, je dormais et c’est comme ça que c’est arrivé. » Une autre silhouette apparaît, celle d’un homme de dos, debout devant ce qui semble être un jury, encadré par deux drapeaux verticaux rouges présentant des blasons blancs sur lesquels figurent des aigles noirs. On retrouve ensuite ce même homme assis parmi d’autres, l’air austère. « Quand ils ont pris d’assaut le Congrès, je ne me suis pas réveillée. Quand ils ont accusé les terroristes et suspendu nos droits constitutionnels, je ne me suis pas réveillée non plus. »
Plans fixes, lents travellings, pénombre : nous sommes plongés dans un fantasme néo-nazi cauchemardesque qui contraste avec les images suivantes, filmées à la lumière du jour, durant lesquelles des manifestants habillés à la mode de 2017 tentent d’échapper aux balles de la police. La suite de la bande-annonce résume les événements qui ont mené à la prise du pouvoir par la secte puritaine et remixe assez clairement une imagerie contemporaine : marche des femmes, fuite des migrants, des employées quittent leurs bureaux, boîtes en carton sous le bras - rappelant les ex-banquiers de Lehman Brothers fraîchement limogés parcourant la City de Londres, hagards. Selon les chroniqueuses du magazine Bitch Media, c’est cet ancrage esthétique dans le présent qui fait le succès de la série : « L’univers de Gilead ressemble à notre quotidien. Les maisons sont les mêmes, [les supermarchés sont les mêmes] » réagit Evette Dionne. « Ce n’est pas un univers parallèle ou une autre dimension. C’est notre monde. » Prendre conscience de l’urgence : historiquement, nous nous trouvons au carrefour où tout pourrait déraper. « Cela m’a permis de réaliser à quel point le gouvernement s’active à effacer l’histoire en temps réel. » déclare Soraya Membreno. Que nous réservent les années à venir ? Si le scénario que propose la série est peu réjouissant, c’est avant tout pour inviter les spectateurs à réfléchir à leurs propres responsabilités dans le climat politique contemporain. Dans la bande-annonce, un gros plan du visage de la protagoniste apparaît, les yeux écarquillés. En voix-off, elle dit : « Maintenant, je ne dors plus. »
Mayday, votre appel a été entendu
Les dystopies connaissent actuellement un regain de popularité et ce n’est pas un hasard : comme des expériences de laboratoire, elles nous permettent de prendre du recul et de réfléchir sur nos conditions d’existence. Gilead est un univers violent dans lequel les femmes sont sans cesse soumises au regard d’un oeil invisible - les servantes se saluent d’ailleurs par l’interpellation « under his eye »- d’essence masculine donc, mais qui est lui-même incarné par les servantes qui se surveillent et se dénoncent les unes les autres. Le trait est exagéré mais reste familier : l’une des meilleures stratégies du patriarcat pour se reproduire est bien la rivalité féminine. Comme le souligne Andi Zeisler, fondatrice du magazine états-unien Bitch Media, « Les femmes n’ont-elles pas toujours été encouragées à dénoncer les autres femmes et à rechercher cet instant de répit quand c’est une autre qui est pointée du doigt pour ses péchés et que l’on n’est pas nous-mêmes sous le feu des projecteurs ? »
Du point de vue de l’expérience du / de la spectateur.trice, la dystopie fait peur, déprime mais est également source d’espoir. Dans son entretien avec le New Yorker, Atwood poursuit : « Comme vous le savez, dans la vie, quand on avance, il y a une réaction d’opposition. Nous avons été repoussés, il est temps de recommencer à avancer. » Un mécanisme d’oppression appelle irrémédiablement à une résistance. Malgré le rôle qu’on la force à endosser et les règles qu’elle doit suivre, Offred n’abandonne pas : l’image qu’elle renvoie contraste avec une voix-off qui traduit ses pensées, irrévérencieuses. Rapidement, on comprend qu’une organisation souterraine visant à faire tomber le régime s’est mise en place, qu’une servante a pu rejoindre le Canada et informe le monde dans ce qui est en train de se dérouler aux États-Unis. Notre protagoniste comprend qu’elle n’est pas seule, qu’elle fait partie d’un réseau d’idées. En répondant de manière si frappante à l’actualité, la série The Handmaid’s tale veut-elle être la nouvelle Radio Londres ? Elle a au moins le mérite de susciter la conversation : les spectateurs réagissent et discutent sur les réseaux sociaux, utilisent des extraits de la série comme des messages politiques. On remarque que les ventes du livre original ont par ailleurs explosé : on le retrouve dans les best-sellers de Amazon aux États-Unis comme en France et à leur tour, les politiques s’approprient la culture populaire pour illustrer leur discours : ainsi, Hillary Clinton a fait référence à la série de Hulu lors d’un discours prononcé à la soirée du centième anniversaire de la fédération du planning familial états-unien.
La nostalgie anticipée du présent
Il est paradoxal de constater que la dimension politique de la série est en réalité son plus grand argument de vente. Sur la page Facebook animée par le site Hulu, chaque publication est accompagnée de phrases aussi inspirantes que ambiguës, invitant autant à la révolte qu’à la consommation (« il est temps de se réveiller - les nouveaux épisodes sont en ligne » ; « Existe-t-il un endroit où nous pourrions être en sécurité ? - Encore deux jours [avant les nouveaux épisodes] » ; « Il faut s’en aller - Nouveaux épisodes dans trois jours »).
Et si les personnages lèvent le poing à l’écran, le casting semble lui décidé à garder ses mains dans ses poches, refusant par exemple que la série soit étiquetée comme féministe, allant jusqu’à déclarer que « une histoire qui présente un personnage féminin émancipé n’est pas forcément féministe. Il s’agit juste de l’histoire d’une femme, pas de propagande féministe ». Quid de la question raciale ? Alors que dans le roman original, Gilead est tenue par des suprémacistes blancs, la série n’aborde pas explicitement le sujet. Un choix qui semble peu réaliste puisque, comme le fait remarquer la journaliste Soraya Nadia McDonald, il est difficile d’imaginer que, dans un univers régi par autant de règles, une femme blanche issue de la bourgeoisie puisse adopter l’enfant métisse d’une servante noire sans susciter nulle réaction.
Si l’univers des servantes est bien cauchemardesque, « l’avant » semble idéalisé : une société post-raciale où être une lesbienne noire n’est source d’aucune tension, il s’agit de toute évidence de science-fiction. Et si, sous ses apparences de révolutionnaire, The Handmaid’s Tale était en réalité une série conservatrice ? Certes, elle use d’images symboliques pour nous faire comprendre que nous vivons, en ce moment, la fin d’une ère. Mais le message qu’elle induit à première vue est qu’il s’agit de quelque chose de regrettable, nous mettant en garde contre la menace de nos libertés individuelles et le spectre d’un état trop puissant. Offred semble en effet avant tout nostalgique du frappucino qu’elle s’offrait après son footing. C’est une autre servante - noire - qui l’interpelle alors qu’elle sent naître en elle l’âme d’une résistante : « [Avant,] je me faisais baiser dans la rue pour pouvoir acheter de l’oxy et un happy meal. Je suis clean maintenant, je dors à l’abri chaque soir et des gens sont gentils avec moi. Ils sont gentils et je veux que ça continue. » [4] Offred déglutit en réalisant que ses idéaux révolutionnaires eux-même relèvent d’un privilège bourgeois, renvoyant le spectateur à un paradoxe inhérent au genre : si nous vivions réellement dans un monde apocalyptique, nous ne jouirions probablement pas du luxe de regarder une série télévisée, tranquillement installés dans notre canapé et c’est justement parce que l’anticipation repose sur la cristallisation de nos craintes qu’elle se révèle, d’un point de vue industriel, aussi rentable.
Les femmes sont sommées de quitter leur bureau : la fin d’un monde, tout comme l’a été la faillite de la banque Lehman Brothers ?
Cela ne veut pas dire que nous devrions nous contenter du monde - imparfait - dans lequel nous vivons, mais qu’il est nécessaire de mieux le représenter, afin d’identifier les véritables raisons pour lesquels il serait bon de s’insurger. L’univers de The Handmaid’s Tale ressemble étrangement au nôtre mais comme l’indique la journaliste Angela Nagle, si le taux de fertilité est aujourd’hui en baisse, ce n’est pas pour des raisons écologiques mais bien parce que la maternité est une aventure qui n’a rien d’enviable : période de repos trop courte, soins infantiles coûteux, sans compter que les femmes, en plus de se dédier à leur carrière professionnelle, continuent à assumer l’essentiel du travail domestique, se soumettant à davantage de stress et de problèmes de santé sans qu’aucune reconnaissance sociale ne leur soit accordée. La récente crise économique a par ailleurs contraint beaucoup de jeunes adultes à vivre chez leurs parents et la dette estudiantine a explosé, faisant passer de fait au second plan l’idée de fonder une famille. Dépeindre les protestations contemporaines comme un simple combat pour la conservation des acquis se fait au risque de ne pas dénoncer les inégalités et injustices sociales que génèrent nos systèmes économiques et politiques contemporains, terreau des colères qui ont notamment permis à Donald Trump et aux populismes de tous bords d’accéder aux Maisons Blanches de ce monde.
Elisabeth Meur-Poniris
Références :
Dione, E. ; Grossman-Heinze, D. ; Membreno S. ; Zeisler, A. (2017, 3 mai). “The Handmaid’s Tale” Roundtable for four. BitchMedia.
McDonald, S.N. (2017, 26 avril). In “Handmaid’s Tale,” a postracial, patriarchal hellscape. The Undefeated.
Mead, R. (2017, 17 avril). Margaret Atwood, the prophet of dystopia. The New Yorker.
Miller, B. (2017, 26 avril). The Handmaid’s Tale : La Servante écarlate. Hulu.
Nair, P. (2017, 14 avril). Anti-Blackness in The Handmaid’s Tale. BitchMedia.
Nagle, A. (2017, 10 mai). The Market Theocracy. Jacobin Mag.
Nicholson, R. (2017, 26 avril). The Handmaid’s Tale Review - timely adaptation scares with dystopian thread. The Guardian.
Schmidt, C. (2014, 19 novembre). Why are dystopian films on the rise again ? Daily Jstor.
Schwartz, A. (2017, 27 avril). Yes, “The Handmaid’s tale” is feminist. The New Yorker.
Smith, S. (2017, 15 mai). In Trump era, women’s views of nation’s prospects take a negative turn. Pew Research Center.
[1] La Servante écarlate (titre original : The Handmaid’s Tale) est un roman de science-fiction écrit par l’auteure canadienne Margaret Atwood publié en 1985 et traduit en français en 1987, publié chez Robert Laffont (Wikipedia, 2017).
[2] “Hulu est un site web états-unien de vidéo à la demande par abonnement, qui propose films, séries télévisées et clips musicaux. Le site est une entreprise commune de NBCUniversal, 21st Century Fox et The Walt Disney Company.” (Wikipedia, 2017)
[3] D’après un sondage mené par le Pew Research Center, seul 29% des femmes états-uniennes déclarent avoir confiance en leur gouvernement (contre 53% du côté des hommes). On distingue également une différence selon que l’on se situe dans le camp républicain ou dans celui des démocrates : si seulement 44% des femmes républicaines ne s’inquiètent pas pour leur avenir, seuls 20% des démocrates se disent sereines. En octobre 2015, elles étaient 48%. (Smith, 2017).
[4] Cinquième épisode de la première saison.