Telenovela scolaire, soap populaire ?
Si les soap operas et les telenovelas semblent très proches aux yeux du téléspectateur moyen, les deux sœurs jumelles de la télé populaire mondiale affichent leurs différences : entre autre, quand l’une se veut juste divertissante (le soap) et l’autre quelque fois franchement normative (la telenovela)
Traits marquants du soap : parrainage par les marques commerciales, coût peu élevé, thème narratif à l’évolution lente, aux intrigues entrelacées, des histoires mettant en scène de nombreux personnages féminins. Mais les Etats-Unis, berceau du soap, ont vite délaissé l’emphase mélo du genre et la cohérence morale des personnages.
Au vu d’une telenovela, le spectateur lambda s’écriera : « Mais c’est Amour, Gloire et beauté !!! » Grave bévue : la telenovela n’est pas un soap. Alors que l’Amour, la Gloire et la Beauté ne s’éteindront qu’en cas d’apocalypse nucléaire, l’espérance de vie d’une telenovela frise les 200 épisodes à tout casser. Entre telenovela et soap, on pointera d’autres différences. Les pays producteurs, une autre technique de narration, des différences conceptuelles, des téléspectateurs du Sud ou l’ayant quitté.
Les telenovelas sont produites pour la plupart dans des pays émergeants, alors que les soaps le sont dans les pays industrialisés ; dans la telenovela, explique Erika Thomas [1] , il y a un fil conducteur et un seul ; enfin, les telenovelas amènent à l’écran des thématiques familiales récurrentes comme des récits d’exil, des histoires d’amour avec des domestiques, des malversations sur héritage, des recherches d’un membre de la famille perdu de vue. Des désirs d’ascension sociale himalayenne. À titre d’exemple, la tragique histoire d’amour entre une femme riche et un paysan pauvre mais beau gosse (et ils n’auront pas trop d’enfants) d’Amor en custodia. Sur RTL-TVI, Rubi n’a qu’une idée en tête : se sortir de la misère putride dans laquelle elle est née, par tous les moyens : corruption, mensonge et recours à outrance de ses mensurations de bimbo. Elle finira par faire un mariage d’amour et non d’argent (mieux, elle sera heureuse).
Nombre de telenovelas exhibent un cortège de personnages pieux ou conservateurs sur un plan moral. La famille de Rubi fait dans le « on n’est pas riches mais au moins, on est digne » : sa sœur se balade en nippes et travaille en usine pour lui offrir ses études dans une fac de coincés et s’oppose aux filles superficielles. Le teaser de Rubi est un condensé de rêve cendrillonnaire millésimé 2010 : Rubi dévale les ruelles, provoque accidents sans délit de fuite, et pour cause : une minirobe rouge ras le tabasco, une chevelure qui ondule au ralenti comme dans une pub Loréal tandis qu’un latin lover fredonne : « femme, femme, je t’aime ».
Exportation, bof, adaptation, encore
Qu’en est-il de l’essor des soap-operas dans les pays émergeants ? Les telenovelas y ont adopté un rythme spécifique, mettent en scène des acteurs parlant le langage de la rue, mettent en images des scénarios qui ancrent les récits dans la réalité locale. À tel point que le téléspectateur confond les acteurs dans la vie réelle et les personnages de fiction.
Au milieu des années 2000, le mouvement est puissant. Le MIP, Marché international des programmes de Cannes, organise même des telenovelas screenings permettant aux acheteurs internationaux de faire leur choix. Les telenovelas hispanophones sortent difficilement de leurs marchés historiques, mais elles se sont tout de même un peu élargies. Elles circulent désormais dans toute l’Amérique hispanophone, y compris les États-Unis. Quant à l’Europe non-hispanophone, elle reste prudente. Sauf l’Europe de l’Est, et surtout la Roumanie, très friande du genre, la faute à une économie de l’audiovisuel faiblarde. Mais en quelques années, le phénomène a fait des émules qui, aujourd’hui, grignotent les parts de marché locaux. Par exemple, La Corée du Sud et la Turquie produisent leurs propres telenovelas et les exportent, détournant un peu plus les flux de production-consommation télévisuelle, jusqu’alors confinés à un axe Nord-Sud. Les telenovelas ont tôt-fait d’influencer la production d’autres pays disposant d’une industrie télévisuelle propre et de large tradition cinématographique, comme l’Inde ou l’Egypte, désormais guides culturels régionaux. Depuis la deuxième moitié des années septante ont émergé des producteurs et exportateurs tels l’Égypte, l’Inde, Hong Kong, l’Australie, le Japon et plus tard, l’Afrique du Sud, chacun exportant ses productions dans ses propres zones d’influence culturelle.
Une réussite telle qu’aux Etats-Unis, Fox, CBS et CW ont donné le coup d’envoi de telenovelas faites maison. Le do it yourself, c’est la bonne clé. La telenovela est une espèce mutante qui intègre de nombreux éléments, dans un processus d’indigénisation qui aide le téléspectateur à s’y retrouver : personnages castés pour refléter la réalité sociale proche, acteurs du cru, dialogues en dialecte de la rue, topographie et décor locaux, musique, costume, maquillage, plans de caméra, heure de programmation. Tout cela fait plus vrai. La telenovela ressemble à ceux qu’elle rassemble.
Dans ce contexte, la telenovela est bien plus qu’un divertissement ou un business. C’est un phénomène culturel. La telenovela est aussi commentée que regardée. Tout le monde en parle. Les gens en discutent chez eux, au travail, dans l’autobus… Les journaux, parfois même les politiques, s’y mettent aussi... Elle parle une langue commune, celle des mots et des accents du jour. Elle permet aux moins éduqués d’exercer une réelle compétence d’analyse des comportements, un exercice qui réclame un vécu bien plus qu’un diplôme. En France, Plus belle la vie se déroule dans un décor typiquement marseillais, servant de repère heuristique, facilitant la compréhension des intrigues en aidant le téléspectateur à mieux ramener le sujet à sa propre expérience La forme même des conversations, émaillées d’argot et de verlan, y sonne juste auprès des jeunes publics.
D’autres différences éloignent l’univers des telenovelas de celui des soaps.
Soaps et telenovelas, ?
Les soaps du Sud (les telenovelas) génèrent un effet potentiellement éducatif. Non par intention explicite, mais dans un pays marqué par de grandes disparités dans le niveau d’instruction, elles ont une vertu pédagogique. Elles mettent en scène des systèmes de valeurs morales cohérentes. Elles se conçoivent avec davantage de réalisme que leurs cousines nord-américaines. Les soaps US veulent seulement divertir. Leur projet : attirer de vastes audiences pour assurer les rentrées publicitaires autorisant leur financement. À l’inverse, les telenovelas mexicaines surtout visent le développement éducatif du plus grand nombre. Si l’on retire des bénéfices éducatifs des soaps, ceux-ci ne sont au fond qu’« accidentels ».
Des paradigmes moraux
La seconde différence de contenu entre soaps et telenovelas porte sur l’articulation de leurs systèmes de valeurs. Les telenovelas défendent des valeurs et pratiques sociales spécifiques. En Inde, pour Hum Log, c’est l’harmonie familiale et l’égalité entre hommes et femmes, un souci délibéré dès la conception du scénario par son auteur, Manohar Shyam Joshi.
Les telenovelas servent de supports de prévention sur différents thèmes, et surtout, rappellent les bonnes vieilles valeurs morales. Ainsi, la mère de Rubi n’arrête pas de la saouler de sentences définitives : « Ne te laisse pas aveugler, l’argent et le luxe ne sont pas les choses les plus importantes dans la vie. » Ce qui, et ça Rubi l’a bien compris, ne la mènera pas très loin.
Les soaps ne défendent pas des valeurs spécifiques programmées, même s’ils déclinent les valeurs de la middle class américaine. Car si de nombreuses recherches ont souligné que les croyances et les valeurs sont propagées par les soaps, elles ne s’intègrent pas dans projet éducatif global. Certains épisodes de quelques soaps se sont intéressés à de problématiques sociales hors normes, et n’ont pas tenté de les soutenir par une approche délibérément moralisatrice [2] . En Occident, ce rôle normatif semble aujourd’hui davantage réservé à une certaine télé-réalité, on songe notamment à Super Nanny, Pascal le grand frère ou encore, Confessions intimes. Mais ça, c’est une autre histoire …
Yves COLLARD.
Décembre 2010.
(Cet article sera également publié dans le "Dossier de l’Éducation aux Médias" N°6 - à paraître début 2011 - " Médias sans Frontières : Productions et consommations médiatiques dans une société multiculturelle ")
[1] E.THOMAS, Les telenovelas entre fiction et réalité, éd. L’Harmattan.
[2] Teresa L Thompson note ainsi que dans les soaps, les problèmes de santé liés aux femmes portent principalement sur des problèmes d’abus de drogue, de chutes entraînant la mort ou les blessures, divers dérangements mentaux, le SIDA, les accidents de circulation, les difficultés de gestation. (Teresa L THOMPSON, Women’s health problems in soap-opéras : a content analysis, dans Women Health issue, Volume 10, Issue 4, Pages 202-209, Juillet 2000.