Telenovela, la vie rêvée des blanches ?
Par habitude, plus que par analyse réelle, on a coutume de dire que la télé est une fenêtre ouverte sur le monde. Dans la telnovela, l’altermonde regarde ce qui se passe chez lui. Ou du moins, ce qu’il espère y voir. Ou la telenovela comme instrument de changement social, modèle ou miroir.
Les soaps ne reflètent pas le vécu des téléspectateurs latinos, asiates ou africains, voire européens. Ils livrent une image distordue du monde et de ses catégorisations sociales. Plutôt que de dépeindre la vie des magnats du pétrole, de milliardaires désoeuvrés, de chirurgiens à la mode ou encore, de producteurs de cinéma, les telenovelas mettent en lumière les gens de la rue.
Ajoutons à cela le principal distinguo à établir entre soaps et telenovelas. Il repose sur le dilemme moral. Le soap nord-américain joue sur les incohérences des personnages, les telenovelas sont sur ce plan davantage manichéennes. Les héros des soaps, même rangés du côté des « bons », violent aisément les balises initiales de leurs traits de caractère et de comportement. Dans Dallas, Bobby Ewing campait l’agneau égaré au milieu d’une fratrie de loups, dont le redoutable J.R. Disparu au cours de la saison 1986, il reviendra plus tard, mais Bobby avait changé de registre, devenu pire encore que son célèbre frère.
De Bobby à Rubi
Dans les telenovelas par contre, les personnages sont constants, ils constituent en réalité des modèles stables ou des contres modèles invariables.
Même si les caractères ou les attitudes évoluent, les conséquences positives ou négatives des choix moraux sont évidentes. Elles confinent au stéréotype. Le générique de Rubi donne le ton : « Voici Rubi, aussi belle que dangereuse, déclame la voix-off, quelle femme n’a jamais rêvé de faire tourner les têtes ? Quel homme peut rester indifférent devant une femme splendide ? Mais méfiez-vous mesdames, que cette histoire vous serve d’exemple : ne laissez pas votre beauté physique détruire celle de votre âme. Et vous messieurs intéressez-vous d’abord à la beauté intérieure de celle que vous chérissez ».
Dans les modèles mexicains purs, en théorie, trois types de héros sont récurrents. D’abord, les personnages (généralement trois) qui défendent une valeur dite « positive ». Trois autres qui la rejettent, et enfin, trois héros borderline qui balancent entre attitude morale « positive » ou « négative ». Chacun de ces personnages incarne même une catégorie sociale et démographique définie. Les héros conformes voient leurs actions commentées et expliquées dans les épilogues de chaque épisode. Ceux qui restent dans le doute sont punis de leur immobilisme. Une punition généralement plus grave encore pour les personnages défendant les valeurs proscrites. Chaque épisode prend fin par un spot éducatif qui lie le contenu des scènes aux expériences réelles des téléspectateurs : invariablement, les épisodes de Viver a Vida se terminent par le témoignage d’hommes et de femmes de la rue qui racontent comment ils ont surmonté les épreuves les plus diverses.
Les soaps ne reposent pas sur une volonté politique éducative programmée. Les telenovelas mexicaines comprennent cinq éléments de base [1] : une volonté d’ameuter une aussi large audience que possible ; une exagération des stéréotypes de personnages ; une mise en scène émotive, la promotion de valeurs sociales, la promotion de comportements prosociaux .
Une théorie des effets
Les téléspectateurs peuvent-ils vraiment s’inspirer des modèles présentés pour façonner leur mode de vie ?
Pour François Jost [2] , « les telenovelas ont des vertus pédagogiques en Amérique latine où l’on compte encore beaucoup d’analphabètes ».
Le succès de la telenovela indique que, plus que tout autre agent culturel, elle peut jouer un rôle de transformation sociale. Mettant en scène la négociation des normes et valeurs collectives, la telenovela serait plus qu’un simple miroir. Elle soulignerait les désirs de changements à travers la continuité, construisant une identité entre le passé (la tradition) et le futur (la modernité). Non seulement la telenovela serait un lieu où un peuple se reconnaît dans les personnages et les situations représentés mais aussi où il s’ouvre sur un monde en changement, pris dans la tourmente de la société moderne, sinon états-unienne.
Les telenovelas abordent des thèmes peu novateurs pour ce côté-ci de l’Atlantique et au fond très comparables à ce qu’on peut trouver dans les sitcoms, la contraception, l’hygiène, les amours adolescentes, la sexualité. D’autres sujets cristallisent les préoccupations plus sociales des classes moyennes, comme l’unité de la famille ou le statut de la femme. Pour la première fois dans un feuilleton diffusé en prime sur Globo le rôle principal a été confié à une actrice de couleur, Taís Araújo dans Viver a Vida. Celle-ci avait déjà été, en 2004, la première héroïne noire d’une telenovela qui ne parlait pas de l’esclavage [3] .
Pour leurs détracteurs, les telenovelas tendent un miroir aux alouettes et incitent à la consommation. Leurs supporters affirment, quant à eux, qu’elles contribuent quelque peu à moderniser la société. Selon eux, les telenovelas sont liées à la baisse de la natalité et à la multiplication des divorces au Brésil, en y exposant des familles de taille réduite. La baisse du taux de natalité a en effet été plus accentuée dans les régions couvertes par TV Globo que dans celles qui ne le sont pas. La hausse des divorces aussi. Ainsi, la Globo aurait favorisé l’émancipation des femmes en présentant dans ses telenovelas des héroïnes célibataires, divorcées ou volontiers infidèles… L’anthropologue Eliana La Ferrara [4] a même pu noter que dans les familles les plus pauvres du Brésil, les femmes disaient vouloir « moins d’enfants et en meilleure santé comme dans les telenovelas ». Eliana La Ferrara rappelle par ailleurs que plus les femmes sont éduquées, moins elles veulent d’enfants, ce qui lui permet de conclure que l’effet des telenovelas est, de ce point de vue, comparable à deux années d’éducation supplémentaires.
Elles ont en tout cas rendu possible le discours sur l’homosexualité, la lutte contre le racisme, la mobilité sociale. Viver a Vida, par exemple, a généré un grand débat sur l’insertion des personnes handicapées, leurs droits, leur sexualité. Le personnage de la tétraplégique y affronte des épreuves comme monter en autobus avec sa chaise roulante. Les téléspectateurs se rendent compte qu’eux-mêmes ne font peut-être rien pour faciliter la vie des personnes handicapées. La telenovela contribue à faire avancer les droits des femmes, en évoquant notamment la violence dont elles sont victimes. Au Brésil, avec la mobilisation de la société civile, les feuilletons cherchent aussi à promouvoir la diversité et la tolérance, notamment envers les homosexuels, les Noirs…
Plusieurs autres recherches, notamment en Afrique Noire, indiquent que les telenovelas favorisent l’émancipation des individus. Elles y ont un effet positif sur l’image de soi des femmes. D’autres encore ont voulu démontrer qu’au Rwanda les soaps ont permis d’apaiser les tensions ethniques. Les telenovelas turques ont mis la place des femmes au centre des débats de la vie publique.
Aux Etats-Unis, on a établi que les comportements souhaitables sur le plan des pratiques de santé passaient mieux de cette manière que par tout autre moyen. Dans les pays africains, les soaps sont utilisés pour soutenir les politiques de prévention du Sida. En Egypte, la telenovela La famille (al-A’ila), montrant un jeune homme pauvre tenté par le terrorisme, évoque la bonne ne manière de vivre la religion, en opposition avec un Islam de violence.
Janneke Verheijen [5] a enquêté sur l’impact des soaps dans un village guatémaltèque reculé. Elle arrive à la même conclusion. Les telenovelas ne confirment pas les rôles sexuels d’une population donnée : « les femmes ont appris qu’un homme pouvait être charmant, et se sont montrés totalement irritées quand leur mari était dominateur et sous l’emprise de la boisson. C’est ainsi que la telenovela a importé l’amour romantique et l’émancipation de la femme dans le village ».
Pour Irene Costera Meijer [6] , les soaps sont par excellence des programmes qui permettent un dialogue sur des thèmes tabous, comme aux Pays-Bas sur la question des jeunes prostitués toxicomanes. Même s’il s’agit selon elle de programmes distillant une subtile propagande publique, les soaps commerciaux présentent un bien plus grand danger, les marques y faisant une réclame déguisée pour un univers de consommation, et par là, la promotion d’un style de vie.
En Inde, les chaînes ont elles aussi développé leurs propres séries dans les différentes langues du pays, s’attachant aux spécificités des régions concernées, centrées sur la famille, les conflits de génération, les aventures adultères, les relations entre castes. Au cœur des feuilletons, souvent la même histoire, sorte de Roméo et Juliette exotique, une relation amoureuse interdite entre un bel homme de basse caste et une femme de caste supérieure. Comme partout, ces programmes sont très prisés des femmes. Elles sont, en Inde, majoritairement inactives, du moins travaillent-elles à domicile, la télévision domestique faisant partie intégrante de la vie quotidienne. Pour Camille Deprez [7] « Les séries comme Saans (Belle-mère), Kyonki saans bhi kabhi bahu thi (Car la belle-mère aussi fut une belle-fille), ou Kahani ghar ghar ki (Histoire du foyer jouent un rôle important dans l’évolution des mentalités, dans la mesure où elles offrent des rôles inédits de femmes actives et indépendantes, qui ne vivent plus uniquement pour leur mari et leurs enfants ». Comme pour fournir un repère visuel, une majorité de femmes au foyer portent le sari. Celles-ci s’opposent à une minorité de femmes modernes, actives et indépendantes.
Le public indien y apprécie le sacrifice de soi au profit de la famille, le respect des aînés, le sens de la morale. Le manichéisme des situations est limpide. Enfin, la variété et la somptuosité des costumes féminins et des bijoux, le confort des intérieurs et les signes extérieurs de richesse fascinent un public aspirant à un mode de vie aisé. Un peu de rimmel aux yeux. Le rêve, c’est un début de réalité.
Yves COLLARD.
Décembre 2010.
(Cet article sera également publié dans le "Dossier de l’Éducation aux Médias" N°6 - à paraître début 2011 - " Médias sans Frontières : Productions et consommations médiatiques dans une société multiculturelle ")
[1] M. SABIDO, Handbook of social value reinforcment, Mexico, 1982.
[2] FR. JOST, O saber do espetador e o saber do telespectador, Significacão n°21, Revista brasileaira de semiotica, juin, p. 63-84.
[3] Mais elle s’est fait voler la vedette par un autre personnage : Luciana, une jeune tétraplégique blanche qui tente de mener une vie normale malgré son handicap.
[4] E. LA FERRARA, Soap operas and fertility, evidence from Brazil, dans Ideas for developpment in the Americas, 2008.
[5] J. VEREIJEN, The Empowering Message of Romantic Love in Telenovelas, ethnographic case-study in rural Guatemala, 2005
[6] I. COSTERA MEIJER Het onbehagen van een lotgenote. De ontwikkeling van een nieuw feministisch perspectief op vrouwen, Haarboek voor Vrouwengeschiedenis 12 (2001)
[7] C. DEPREZ, La télévision indienne : un modèle d’appropriation culturelle, Questions de communication, 2003, 3, notes de recherche, p.174.