Séries télé ados : le mièvre et la tordue.
Depuis La petite maison dans la prairie, l’image des jeunes a bien changé, dans les séries télé. Au fait, ils ressemblent à quoi les héros-ados ?
Un miroir tendu aux ados, les séries télé ? Encore faut-il se demander quel portrait on entend refléter, et le succès d’audience escompté par là. Depuis les années 90, les teen-movies se sont multipliés, principalement aux USA, avec, en fers de lance, American Pie, The Princess Diaries, Hannah Montana, ou encore Twilight. Autant de films pour teenagers, qui exhibent des ados, sans trop en parler, au fond. Des avatars d’adultes habillés au rayon junior. Des vieux réincarnés en jeunots. Au mieux, ce sont des films qui mettent en scène, avec ironie ou nostalgie, la perte idéalisée d’une certaine vision de l’innocence adolescente. Destinés au plus grand public (bref, aussi aux parents), ils livrent des jeunes une image rassurante et sous contrôle. Une sorte de « Kit jeunes » dans lequel il ne manquerait ni boulon ni vis. Dans les séries, le principal effet de cette dérive jeuniste est qu’elle brouille âge et image. Dans Parker Lewis, Code Lisa, Fame, Buffy contre les vampires, High School Musical, Hannah Montana), c’est l’image qui compte, les relations avec le monde des adultes, bien davantage que les problèmes réels des jeunes, ceux qu’ils vivent, ou surtout ceux qui les font fantasmer. Dans les séries télé, l’ado est un bon thème, rarement un vrai personnage.
Buffy contre les vampires mérite toutefois qu’on s’y arrête. Ne serait-ce que parce que la série (remarquée pour sa bande-son indé pop-rock, bien« pour les ados ») figure parmi les cent meilleures émissions télé de tous les temps du Time Magazine.
Son auteur, Joss Whedon y voit un mélange de Angela, 15 ans et X-Files, une soupe aux angoisses ados saupoudrée de surnaturel. Vu comme cela, Buffy a détourné tous les codes du teen movie, en une sorte de Beverly Hills gothique. Si Joss Whedon fait dans le fantastique, c’est qu’il a bien compris que ce genre permet paradoxalement d’atteindre l’essence de l’être humain, les personnages se révélant dans des situations surnaturelles, qui les dépassent et leur permettent de se transcender, éventuellement à coups d’effets spéciaux. Ainsi, Buffy (Sarah Michelle Gellar), lycéenne de son état, apprend un jour son hérédité pour le moins chargée : elle fait partie d’une génération d’élues sommées de batailler contre les forces du mal. Bien entendu, ça n’ira pas tout seul : elle devra surmonter de nombreuses embûches avec ses amis, fera l’expérience de quelques drames, qui lui traceront un vrai parcours initiatique au cours duquel elle perdra son innocence et ses illusions. Ça, c’est pour l’emballage « l’adolescence est un long périple au bout duquel apparaît la lumière ». Car au fond, Buffy contre les vampires raconte comment la fin de l’adolescence et les conflits qui en découlent peuvent être envisagés d’une manière politiquement correcte. Brassant des thèmes universels (la perte de l’être cher, la fin de l’amour, la mort, l’amitié, la communication), les problèmes auxquels Buffy doit se frotter sont les mêmes que ceux qui peuvent atteindre les adultes.
Martin Winckler, un des rares analystes des séries télé, décrit Buffy comme « l’épopée d’un groupe d’adolescents face aux démons de la vie » [1] . Si Joss Whedon traite toujours ses personnages comme des adultes, il ajoute qu’un des sujets principaux de Buffy est l’incompréhension des adultes vis-à-vis des ados. Buffy est néanmoins animée d’une solide morale, bien charpentée façon adulte : elle ne suit pas le principe de plaisir (pourtant un cliché ado) et reste toujours mue par un sens du devoir très fort : sauver l’humanité. Et pourtant, Au cours d’un épisode, Joyce interdit à sa fille Buffy de sortir le soir. Persuadée d’incarner la raison, elle lui glisse ironiquement : « Si tu ne sors pas, ce sera la fin du monde ». Pour Winkler, cette phrase résume le message, montre le côté pénible d’être un ado incompris. Incompréhension toujours : un épisode de la saison 4 est presque muet, les personnages, privés de la parole devront y communiquer par d’autres moyens. Le thème de la communication est, bien entendu, au centre de l’histoire Y aurait-il une série ado sans adulte bienveillant mais étouffant ?
A la fin de la scène « Non-non Buffy, tu ne sortiras pas ce soir », Buffy cherche son matériel de Tueuse : elle le trouve sous les jouets de son enfance, une nouvelle métaphore du passage. Reste qu’une fois de plus, les ados sont vus comme des adultes en train de le devenir. Avec une sexualité presque gommée. Dans ce cas de figure, le vampire est très utile. Sa sexualité n’est pas tournée vers le sexe ou la reproduction. Il se contente de boire le sang C’est une sexualité qui gomme tous les clivages, notamment hétéros et homo. Une sexualité qui ne fait pas de mal à une mouche. Politiquement correcte, on vous disait.
D’autres traits de la série ont fait son succès, auprès des filles. C’est Buffy qui prend le rôle du guerrier, généralement tenu par un homme. La virilité est féminine, la femme y est toute-puissante, elle tue, échafaude des plans retords pour prendre le pouvoir, tandis qu’une bonne partie des personnages masculins sont gauches, timides et sensibles, subjugués par la puissance féminine. Buffy assume ses pulsions et n’est plus seulement objet : c’est d’ailleurs souvent le vampire, bref, la figure masculine, qui est l’objet du désir. Pour une fois, la blonde-objet devient enfin blonde-sujet,.Et contrairement à d’autres héroïnes de la culture populaire comme Claude du Club des Cinq, qui est un vrai garçon manqué, Mega Mindy ou Fantômette, toujours masquée par leur costume, Buffy est une fille. Une vraie.
Retour sur séries
Au départ, les séries destinées aux ados sont sous-exploitées par les chaînes belges ou françaises. C’est bien simple, à moins de reculer jusqu’à l’époque archaïque des Galapiats, ode bucolique et touristique à l’ardente jeunesse de nos vertes provinces, ou encore Thierry la Fronde, chef rebelle d’un clan égalitaire offert en pâture à la génération mai 68, les chaînes belges et françaises diffusent les séries qu’elles achètent à un moment ou les jeunes ne les regardent pas, de préférence le dimanche après-midi.
Chez nous, on parle de « séries pour ados », ce qui laisse croire que seuls les 14-20 ans pourraient y comprendre quelque chose. Mais curieusement, les moins de vingt ans ont bien du mal à figurer dans les génériques des séries les plus populaires.
Aujourd’hui, la planète ados télévisuelle, c’est un peu la course de séries entre le mièvre (des ados bien conformes) et la tordue (des ados pas bien du tout).
Pour preuve, le premier blockbuster ado est une série assez neu-neu. Il s’agit de Beverly Hills 90210, diffusé sur TF1 à partir de 1991. La famille Walsh emménage sur une colline trendy après avoir vécu dans les brumes de Minneapolis. Les jumeaux Brandon (ouah le bbbbbeau Brandon) et Brenda s’y font plein de copains et se comportent plutôt comme il le faut dans leur nouvelle école. La série tourne autour des jumeaux, de leur parcours scolaire à leur vie sentimentale. La drogue, le suicide, le divorce s’invitent çà et là sous le soleil de Californie, sur la banquette arrière des limousines où se pressent les bimbos locales. L’ado moyen rêve. Pour l’identification, en revanche, il faudra revenir plus tard. Beverly Hills cartonne, mais pas parce qu’elle renvoie aux jeunes une image réaliste de leurs problèmes existentiels. Parce qu’elle les met en scène au milieu d’une carte postale en malibu-technicolor. Ah si j’étais riche …
Si avec Beverly Hills, Ken et Barbie font bronzette autour des piscines californiennes, en même temps en France, on fait le tour du canapé d’Hélène et les garçons. Huit ans plus tard, on plonge avec les mêmes dans les délices sucrées de Les vacances de l’amour. Un rêve Bisounours, un monde sans contraintes ou presque, où les interrogations de l’adolescence s’arrêtent à une suite de flirts sans sexe, ah non alors ! Car au fond, ce qui compte c’est d’avoir plein d’amis. Dans la tribu, jamais de haine ni de violence. Mais le fusionnel a une contrepartie : il n’y a pas de vie privée à l’intérieur. Une sorte de pré-téléréalité sur le thème de l’éducation sentimentale. Une adolescence sous regard, sous contrôle et sans aspérité. De l’amour oui, mais courtois. Pas de libertinage. Pour les parents, cela rassure et sert d’exemple. Pour les ados, le couple Hélène et Nicolas, comme Brandon et Kelly dans Beverly Hills, est comme tout couple adolescent : chacun s’y cherche et cherche l’autre. Quand l’un veut, l’autre pas, pas encore ou plus du tout. La différence rassurante, c’est qu’à la télé, l’amour n’est pas une rivière sans retour. Mais là où Beverly Hills osait aborder quelques sujets difficiles, poser la problématique des relations parents-enfants, se risquait à sexualiser ses personnages, Hélène condamne la France et la Belgique à une mise sous cloche de la question ado. Des études sans travail, de l’amour sans sexe, de l’intimité des sentiments sans vie privée. Des ados restés enfants. Le vide.
Aux USA, la donne change. Comment exprimer le mal-être teenage, ses doutes, ses désirs ? My So-Called Life apporte en 1994 quelques premières réponses. Angela Chase (jouée par Claire Danes) est à la recherche de son identité. Pour la trouver, elle modifie d’abord son look. Elle moleste son passé, rejette ses parents (un père à la ramasse, on dirait en pleine midlife crisis, une mère autoritaire qui au fond ne craint qu’une chose : perdre sa fille), et ses amis d’enfance. De nouveau, la série met en scène la jeunesse à travers la difficulté des relations enfants-parents, et le passage vers un monde adulte. Mais Angela, 15 ans (titre français) mobilise des thèmes jusque-là peu vus dans les séries familiales ou grand public : l’homophobie, l’alcoolisme, l’adultère, la violence scolaire, l’homoparentalité, la toxicomanie. Le titre (« Ma soi-disant vie ») sonne comme celui d’un journal intime dépressif, soigne la sensation de vide adolescent et en fait la trame centrale du récit. La série n’adhère pas totalement aux règles du genre. Les acteurs y ont vraiment quinze ans et ce ne sont pas des pré-trentenaires sommés de s’épiler le barbe ou de porter des couettes. Angela, comme Freaks & Geeks en 1999 ne tiendra qu’une saison, malgré un Emmy Award en 1995. Peindre le côté sombre de la force adolescente semble encore mission impossible. Parce que sans leurs parents, même démissionnaires, les jeunes n’existent pas encore à la télé.
Kevin Williamson, (oui, le scénariste de Scream) crée Dawson en 1998. Dawson raconte les premiers balbutiements sentimentaux et même sexuels de quatre boys (on est en pleine folie boy’s band, faut-il le rappeler). Au fil de la centaine d’épisodes, il porte à l’écran entre autres la question de l’orientation sexuelle, un sujet souvent évoqué dans les programmes pour jeunes (et même un poncif du scénario de télé-réalité, sous la forme du coming-out)) à un moment de la découverte et de l’exploration de l’identité. Mais la caractéristique de Dawson est la manière dont s’expriment les garçons. Ils recourent à un vocabulaire élevé, réfèrent à la sociologie ou à la psychologie. Leur mode d’expression est à cent lieues du langage moyen des jeunes, exprimant ainsi la complexité de ce qu’ils vivent et éprouvent. Incapable de mettre en scène les ados, la télé les faire disserter sur leur existence. En quelque sorte, elle leur demande de fournir leur propre mode d’emploi. Dès lors c’est le point de vue qui reste adulte, vaguement nostalgique, sur l’âge ingrat. Trop intellos, les personnages naviguent à des années-lumière de la réalité quotidienne du plus grand nombre. Ils ne font ni rêver, ni fantasmer.
C’est d’Angleterre que souffle un vent nouveau. Avec Skins, identifiée dans les médias comme série « trash », c’en est fini l’univers lisse des jeunesses de partout. Légende : le scénariste Bryan Elsley tente d’écrire une série sur une bande de potes. Son fiston de 20 ans juge le scénario « naze, ennuyeux et ringard ». Pas susceptible, Elsley lui refile le projet, espérant ainsi approcher la vérité des situations. C’en est fini du regard condescendant des adultes, et de la moultième analyse des rapports ados-adultes. Skins, c’est la série décomplexée sur la vie et les déboires d’ados anglais, à Bristol. Dit comme ça, on pourrait s’imaginer un Dawson sauce popu et britonne. Bien au contraire. Les jeunes y font la fête, fument, boivent, couchent, découchent. Et recouchent encore. L’antidote pur d’Hélène et les garçons, en quelque sorte. Skins débarque après des années de productions télé où tous les étudiants étaient aussi proprets que coincés, gominés que permanentés, où l’alcool ne donnait pas la gueule de bois et où lorsqu’on fugue, papa et maman attendent à la maison en tondant la pelouse. Hartley, Coeurs à Vif , comme pratiquement toutes les autres, ont servi à cela : dédramatiser la crise d’adolescence et le passage au monde adulte : la mythologie des enfants heureux qui n’ont pas d’histoire.
Au-delà de sa bande-son rock’n’roll, Skins sonde comme jamais la supposée « âme adolescente », ses manques, ses désirs, ses doutes, dans un style qui veut coller à l’âge et à son époque, fougueux, ultra et naïf. Les héros presque autobiographiques de la série testent tous les excès, pointent le malaise d’une certaine génération désenchantée. Comme dans les pires (ou les meilleures) téléréalités, les personnages sont ultra-stéréotypés - le toxico, le loser, la bimbo, le lover, la frigide, le gay, le musulman... De l’anorexie à la tolérance religieuse, de l’imprudence sur la route à l’imprudence dans les rapports sexuels, Skins traite tous ses sujets sans se priver de larmes et de fureur. Le scénario se déleste de toute pudibonderie dès le premier épisode - qui tourne autour d’un dépucelage organisé - pour parler de tout sans les pincettes habituellement de rigueur entre adolescents et parents.
L’originalité de Skins n’est pas tant de dépeindre des situations jugées parfois excessives que de modéliser les désirs ados sans faux-semblant. Ici, les jeunes couchent à seize ans ou, par défaut, ne pensent qu’à cela. Ils se défoncent tous les soirs dans des raves , ravagent leur maison lors de fêtes qui dégénèrent en orgies et avalent toutes les substances qu’on leur propose. Vision ultra ? Bien sûr. Mais l’irréalisme est soutenu par le vécu de la psychologie adolescente qui donne à Skins sa légitimité auprès du public. D’abord parce que le regard est sans concessions aucune envers les adultes. À l’inverse, il se garde d’une trop grande noirceur et de toute condamnation morale envers les ados.
Skins peut se signaler par son ambiance malsaine. Les personnages sont mal dans leur peau et leur tête, ils se complaisent dans une ambiance hédoniste et vulgaire. Mais les parents ne leur cèdent en rien, et dans bien des domaines : un couple libertin fornique devant bébé, la nympho d’âge mûr ramène des ptits jeunots à la maison, la mère plaque tout, enfants compris. Bref, on renonce au schéma classique et caricatural de l’ado mal dans sa peau confronté au parent dépassé par les événements. C’est dans ce délire excessif que Skins reste une comédie "fun et branchée". Skins prend la défense de la défonce de la jeunesse, métaphorise la liberté de tout excès qu’un ado peut rêver connaître quelque part entre la rhéto et la fin de ses études. Derrière la comédie, Skins caricature les tests, les limites et les défis de l’émancipation des adolescents...
Skins se renouvelle sans arrêt, avant tout grâce au procédé ingénieux qui adapte chaque épisode au point de vue d’un personnage. Quarante minutes durant, le téléspectateur se fond dans un adolescent attachant et poignant, dans sa vie et ses habitudes. Sur le plan du récit, cette méthode permet au spectateur de suivre l’histoire du personnage dans la totalité de ses points de vue, l’ensemble de la série permettent d’assembler les morceaux du puzzle. Puis on délaisse le personnage pour mieux y revenir, sans pour autant le perdre de vue. Le format de la série télévisuelle a ceci de captivant qu’elle permet un tas de modalités de narration que le long-métrage ne peut pas adopter. La mise en scène suit parfaitement ce scénario en confondant l’image avec le regard du personnage central, en caméra subjective, on dirait intériorisée. La bande originale gorgée de pop rock – dont les Belges de Girls in Hawai s’insère dans un tout travaillé et distingue ainsi Skins des autres séries.
Les Américains, eux, parient sur une autre surenchère, celle de la dramatisation des sentiments et de la provoc’. Gossip Girl et 90210 - une suite de Beverly Hills - remettent au goût du jour des héros tout droit sortis des magazines de mode, riches, sexy, mais qui, à la différence de leurs ancêtres des années 90, n’ont plus rien d’innocents, puisant en cela leur inspiration formelle dans les romans les plus sombres d’auteurs brillants comme Brett Easton Ellis. Une culture de la « nouvelle » qui a sans doute fortement influencé l’efficacité narrative des séries américaines.
D’autres modes de consommation.
Paradoxalement, les épisodes Skins sont parfois tellement épicés que ce quasi docu-soap est déconseillé aux mineurs. Et patatras, ce qui devait arriver arriva : Skins devient cultissime. Record absolu d’audience pour une série anglaise. Et surtout, Skins marque un basculement dans le comportement de consommation des séries, et d’intégration aux pratiques du réel. La série télé est désormais massivement et préférentiellement consommée sur ou à partir du web, par totalité ou en extraits. Elle ameute par la suite une communauté d’amateurs qui délimitent leur territoire dans des forums ou des groupes facebook consacrés. Le Web permet aux jeunes d’entrer en relation avec d’autres passionnés pour se tenir au courant de l’actualité de leurs séries préférées.
Cette nouvelle manière de consommer les séries passe par plusieurs étapes. Pour les passionnés, la première voit leur fréquentation des sites, forums et blogs plus intense et débridée que par la suite. C’est le moment d’un apprentissage quasi-initiatique consistant à intégrer auprès des sériephiles plus anciens la « culture séries »), mais aussi les modes d’intervention propres aux forums ou blogs sur lesquels ils s’expriment. Dans un seconde étape, les échanges se limitent à quelques relations ciblées qui, bien que virtuelles, se pérennisent. On assiste ainsi à la formation de micro-communautés polarisées autour d’un site ou d’une série, ou plutôt même d’un blog, donnant lieu à des interactions soutenues.
Sur Internet les jeunes prolongent le plaisir du visionnage : ils entretiennent leur passion pour la série et son univers en s’informant sur les coulisses de son élaboration, les acteurs, scénaristes ou encore la musique ; ils affirment leurs analyses, ou leurs points de vue, parfois avec conviction, lorsqu’il s’agit de défendre un titre décrié ou encore inconnu. La fréquentation des forums et blogs est également l’occasion de partager ses impressions et interprétations. Regarder seul une série sur son ordinateur peut être très isolant, au contraire du cinéma par exemple. Les sites deviennent le lieu pour échanger les impressions d’après visionnement »
Contribuer à la connaissance collective en matière de séries, c’est pour les jeunes une bonne raison de s’investir sur le Net, y compris en reprenant à leur manière le rôle de chroniqueur ou d’analyste, impertinent, documenté ou péremptoire. Pour pouvoir en parler ou éventuellement en chroniquer certaines, les sériephiles tendent à regarder plus rapidement et de façon plus appliquée davantage de séries, y compris certaines qu’ils apprécient moins. Dès lors, le regard qu’ils portent sur leur consommation est dotée dès lors d’un regain de légitimité. Consommer une série devient dès lors une activité productive. Ce faisant, ils se démarquent de l’image dépréciée du téléspectateur.
Peu à peu, l’idée germe de reproduire en grandeur nature les univers des séries dans des teufs barges et branchées. Les Skins Party ? Ambiance EMO, collants fluos, masques d’animaux, vodka coco, pilules et roulage de pelles à gogo. « la règle est simple : il n’ y a pas de règle « avance un flyer d’une soirée Skins à Namur, sur le site www.skinparty.be. La série Skins exagère la réalité, pas grave, les jeunes expérimentent la caricature en vrai. Un peu à la manière des carnavals de jadis, dans le même esprit transgressif. Et, paraît-il, ça cartonne. Dans le dixième épisode de la saison 1, les personnages investissent un hangar pour improviser une fête délirante et orgiaque. Cette scène transformée par les codes télévisuels devient l’archétype des Skins Parties. Disponible sur YouTube, la séquence a un impact considérable sur le public, d’abord anglais, puis de ce côté du Channel.
Si les médias se repaissent de l’éternel retour « de ces jeunes qui font des trucs louches en cachette », les machines à fantasmes des ados sont ailleurs. De-mon-temps-c’était-pas-pareil. Mais si. Les jeunes repéraient d’autres modèles transgressifs (d’où l’intro sur Mick), en interprétaient et en intégraient les codes avec une relative justesse. La nouveauté de Skins, c’est que l’inspiration vient à d’une série télé, et pas un film générationnel comme Easy Rider, un concert de rock historique comme Woodstock, ou un clip musical mémorable comme Thriller. Mais une série qui s’inspire du réel, filtre celui-ci, et en renvoie l’image déformée vers son public.
Pourrait-on dire que la série peut aller jusquà créer le réel ? Laurence Corroy [2], rapporte l’anecdote : une jeune fille française en fugue avait décidé de rejoindre Marseille, sous prétexte « d’aller voir Marseille comme dans Plus belle la vie ». Le fait éclaire une évolution de la perception des médias par les ados : la réalité n’est pas filmée par la télévision, elle est en quelque sorte créée par elle. La série télé peut sembler plus véridique que le monde lui-même. Ce rapport au média change la donne à propos de la manière dont on peut agencer sa vie selon les fictions télé.
Mais ce qui n’a pas changé, c’est bien le regard méfiant des adultes. Si dans ces Skins-party, il y a beaucoup de surjeu, chacun y allant de son expérimentation, dans une sorte de fantasme en acte, comme s’il fallait tout essayer, ici et maintenant, les médias décrivant le phénomène, en sélectionnent et en soulignent les excès : Ainsi selon dans le journal Libération, pouvait-on lire récemment : « Sur la péniche, au sous-sol, les jupes courtes et les minishorts côtoient les masques de clown et les accessoires flashy […] L’embarcation remue au rythme des sons électro. Dans un coin, une jeune fille se trémousse à califourchon sur sa récente conquête. Plus tard, c’est au bras d’un autre qu’elle commande, au bar, son verre de champagne. A l’extérieur, dans la zone réservée aux fumeurs, l’odeur de nicotine se mêle à celle de la marie-jeanne. "Dans une Skins Party, il n’y a ni interdits ni limites, raconte Eden, 19 ans. C’est un label de folie. Cette série a apporté un nouveau concept de soirée au cours de laquelle tout est permis. Une fois, un couple a même fait l’amour devant tout le monde. On a laissé faire. [3] « Au fond, la réalité des scènes n’est pas primordial. C’est la direction du regard qui a changé. Non, les adolescents ne participent pas tous à des partouzes, tous ne se défoncent pas jusqu’à l’oubli. Mais tous ont un point de vue là-dessus. L’intérêt de Skins réside probablement dans la mise en scène du regard intériorisé des adolescents sur la grande question du désordre transgressif, dépouillé de vision moralisatrice. Pour Monique Dagnaud, sociologue et auteur en 2008 de La Teuf. Essai sur le désordre des générations (Seuil), ces soirées épiques sont l’illustration du "pessimisme social" qui ronge aujourd’hui les jeunes. Elles joueraient le rôle de parenthèses dans une existence angoissée, troublée par la peur de l’avenir, et même du quotidien. "La société a de plus en plus de mal à faire de la place aux ados, analyse la sociologue. Sans parler de la pression scolaire, alimentée par les mécanismes de sélection dans une grande urgence exhibitionniste.
Au final, l’adolescence n’est dans ces nouvelles séries presque plus un rite de passage vers l’âge adulte. Les parents y sont d’ailleurs encore plus paumés que leurs enfants, qui se débrouillent seuls, balayant les inquiétudes d’antan - perdre sa virginité, boire, fumer, etc. - pour se tourner vers leur avenir. L’adolescent y devient un adulte comme les autres. Le signe, peut-être, que le genre de la série ado est lui aussi sur le point d’acquérir sa maturité ?
Yves COLLARD
Novembre 2010
[1] Martin Winckler, Les Miroirs de la vie : histoire des séries américaines, Le Passage, 2003
[2] "Une série hexagonale qui plait : Plus belle la vie", dans Les jeunes et les médias, les raisons du succès, 2008, p.89
[3] LAURENT LUNETTA, La folie des skins parties, Libération, 26/09/2009