Réseaux sociaux : une vie comme je l’imagine ?
Les réseaux sociaux sont-ils vraiment différents de la vraie vie ? Une question que beaucoup de jeunes ne se posent même plus, eux qui y intègrent, dès les origines du phénomène, la « mise en scène de soi identitaire » à l’intérieur des nouvelles infrastructures de sociablilté.
C’est une histoire qui, à la vitesse V où vont les choses, prend déjà la poussière. C’est dans les années 2003 et 2005 -déjà- que naissent les modèles mythiques, les plus répandus et les plus populaires des réseaux sociaux : Skyblog, Youtube, Linkedln, Netlog, HI5, Myspace, et, en fin de période, quand les usages étaient bien mûrs sans être sédimentés, quand le marché était enfin prêt à l’accueillir, Facebook. Les jeunes y ont, comme c’est souvent le cas depuis l’essor des jeux vidéo, plus rapidement essaimé que leurs aînés.
Au moment du démarrage relativement confidentiel et pour tout dire, segmenté de ces sites, les jeunes, premiers explorateurs des réseaux sociaux, ont commencé à les fréquenter de manière plus ou moins dissimulée, opaque aux autres générations, comme des lieux privilégiés voire quasi exclusifs où travailler et légitimer leurs identités, où socialiser avec leurs semblables. Les jeunes ont fait de certains de ces lieux de véritables terrains d’exploration identitaire collective ou mutualisée. C’est qu’ils y ont trouvé de véritables espaces projectifs, de « mise en scène de soi » qu’ils peuvent travailler, et mettre en conformité leurs propres désirs avec les attentes de leurs pairs. D’emblée, parmi les réseaux existants, ils ont privilégié les espaces leur autorisant la plus grande liberté narrative, à l’instar de Skyblog en francophonie.
Perte de temps ?
Les ados s’en sont servis, en première analyse, pour y faire ou y prolonger ce qu’ils font d’ordinaire au quotidien, dans ce qu’on appelle quelques fois, avec des étoiles de nostalgie qui pétillent dans les yeux,« la vraie vie » (« The Real Life ») : bavarder, lâcher des feintes, flirter, badiner, échanger des infos. Ou tout simplement, y passer le temps. Le perdre, s’y perdre, pour une partie du peuple adulte.
Alors que les réseaux sociaux sont, spontanément et sans beaucoup d’apprentissages préalables scolaires ou institutionnels, utilisés par les adolescents digital natives comme espace de développement personnel et social, voire comme terrain d’expérimentations partagés par leurs pairs, la nature inexplorée de ces zones de liberté génère parfois méfiance ou défiance de la part d’adultes, qui lisent les lieux comme un espace d’anarchie ou d’acratie au sens philosophique du terme, c’est-à-dire un espace sans autorité visible. Mais pas sans règles, ce qui le distingue de l’anomie.
Identité, sociabilité
Plusieurs thèmes peuvent permettre de comprendre l’intégration des technologies numériques sociales dans ce monde adolescent au fond pas si différent de celui des adultes : la mise en scène de soi, (on songe à tout ce qui peut contribuer à la quête identitaire du jeune), la sociabilité entre pairs (on songe à tout ce qui peut l’aider à définir son appartenance groupale, territoriale, affinitaire ou autre) et, last but not least, l’insertion de ces zones d’incertitudes, de pièges et de promesses dans les desseins éducatifs et pédagogiques des adultes.
Pour les jeunes, les réseaux sociaux ne sont en apparence rien d’autre que des espaces publics plus ou moins ouverts et structurés. Mais ces espaces sont à la fois conditionnés par une technologie, un faisceau de pratiques peu ou prou hétéro- ou auto- régulées, visant des finalités communicationnelles plus ou moins clairement définies, uniques ou diversifiées. Ils sont également caractérisés, comme tous les autres lieux de communication collective, par les traits sociaux des utilisateurs qui les fréquentent.
Dans les réseaux fréquentés par les jeunes, la question de la construction identitaire, les pratiques de socialisation entre pairs, le regard porté par les adultes, entrent en tension dynamique et parfois conflictuelle. Une tension qui amène le jeune à infléchir ses pratiques, en y intégrant la confusion ou la refondation des frontières invisibles entre sphère privée et publique, ce qui ne manque pas d’interroger la société tout entière. La scène publique est-elle touchée par les nouvelles technologies sociales ? La vie intime en est-elle affectée ? Et si oui, comment ? Qu’en est-il de la responsabilité juridique, éthique ou morale sur les contenus diffusés, de la mutation ou de l’évolution des repères communicationnels traditionnels (on communique désormais avec une audience souvent invisible) ? Les logiques qui gouvernent les principes de distinction sociale restent-elles opérantes, et si oui, de quelle manière ? Toutes ces questions, et surtout la réponse implicite qui leur est donnée, font partie du quotidien des usagers des réseaux sociaux.
Réseaux sociaux, modes d’emploi
Au fur et à mesure que les adolescents, comme les adultes inexpérimentés, apprennent à naviguer dans les réseaux sociaux, ils mettent en place des stratégies innovantes et partagées pour gérer la complexité, prévenir les difficultés et anticiper les pièges qui se présentent. Ainsi, si l’on veut prendre un seul exemple, l’usage de la webcam si redouté par nombre de parents pour les usages cybersexuels qu’elle peut susciter, et la prédation sexuelle que l’on redoute, est en réalité utilisée dans les chats adolescents pour son exact contraire : vérifier par l’image et le son si son interlocuteur est bien ce qu’il prétend être, s’il n’est pas « un « mytho » Si dès lors une image jugée intempestive apparaissait à l’écran, ce qui se produit de temps en temps, la réaction est immédiate, inconditionnelle et sans appel. Elle se marque dans presque tous les cas par la fin de tout échange conversationnel-, à moins que cette pratique soit réellement recherchée par l’adolescent.
Les nouvelles technologies remanient la vie publique, mais les pratiques concrètes des adolescents reconfigurent également la technologie elle-même. Ainsi, si les adolescents communiquent de moins en moins par e-mail [1], ils utilisent de plus en plus les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter pour rester en contact avec leurs proches, ce qui conditionne et fait évoluer les contenus des réseaux sociaux utilisés.
Un modèle commun
Sur tous les continents, jeunes et moins jeunes s’inscrivent et s’invitent sur les réseaux sociaux numériques. Une fois connecté à l’un ou l’autre de ces systèmes [2], l’utilisateur crée un profil qui lui sert de première « mise en scène de soi » numérique, autour de quelques traits programmatiques autant révélateur des intentions du réseau que de celles de son usager.
Il travaille ensuite son identité, une identité autant projetée que réelle, parfois même exclusivement l’une ou l’autre selon les desseins de l’auteur, sous la forme d’un texte de présentation, d’une image uploadée - que l’on nomme « avatar »- qui le représente de manière plus ou moins authentique soit par métaphore (un oiseau, un paysage), soit par métonymie (photo d’identité, sa paire de jeans, son vélo, lui enfant, un groupe de rock ou de rap…). Cet avatar, c’est « lui » et ce n’est pas « lui ». Cette fonction correspond bien à ce qu’on pourrait appeler une identité « choisie » C’est une manière parfois très appropriée de se désigner aux autres et à lui-même. Toujours dans un registre de mise en scène de soi, le propriétaire de contenus met en ligne ses goûts culturels, ses pratiques sociales sous la forme de sons et d’ images animés ou non, accumule des liens, répond à des questionnaires ou tests qui le définissent, multiplie les albums photos le mettant en scène de manière plus ou moins construite, stratégique et délibérée. etc. L’utilisateur peut ainsi créer un profil qui définit la manière dont il veut apparaître, sa mise en scène de lui-même, qui n’est jamais l’exacte reproduction du réel mais qui en est l’indice, selon la sémiologie de Peirce. C’est ce qu’on pourrait appeler une identité « travaillée » Les profils constitués sont ensuite assemblés par l’intermédiaire des listes « d’amis » sur Facebook, Skyblog ou encore de followers sur Twitter.
Mes potes, mes best friends
La liste d’amis peut ainsi déborder très largement d’une simple nomenclature de contacts amicaux dits réels. Elle constitue dès lors et surtout ce que l’on pourrait appeler une zone identitaire secondaire, un cercle relationnel qui fait partie intégrante des modes de présentation des usagers, et affiché comme tel sur le site. Cette fonctionnalité permet aux usagers de construire un public, une audience, sur un mode quantitatif (« j’ai plein d’amis ») et qualitatif (« j’ai de chouettes amis »), leur permet de s’apparier avec qui ils imaginent ou veulent voir faire partie du même univers social et culturel qu’eux. Ainsi il s’agit de mettre au point les stratégies de communication adaptées en fonction des finalités que l’on vise, du cercle d’amis virtuels et/ou réels que l’on cherche à constituer et à entretenir. C’est ce qu’on pourrait appeler l’identité « sociale » .
La plupart des usagers se satisfont d’un nombre d’amis relativement peu élevé. Le nombre réduit de relations permet d’entretenir des liens étroits et réguliers. Généralement, l’accès au son profil est dans ce cas de figure plus ou moins paramétré en mode privatisé. D’autres usagers souhaitent accumuler les contacts. Si les liens sont plus faibles ou espacés dans le temps, la liste d’amis pourra dépasser la centaine voire le milliers de noms qui auront potentiellement une série de traits communs entre eux : âge, style de vie, gouts musicaux, centres d’intérêt, homonymie, fréquentation des mêmes établissements scolaires, opinions politiques ou philosophiques, etc. Ce type d’usager aura tendance à mettre son profil en accès public, ce qui lui permet d’élargir son groupe de correspondants à tout moment, avant, un jour, de « faire le ménage dans ses contacts »
Profils, contenus postés et listes d’amis sont les trois principaux ingrédients des réseaux sociaux online.
Qui m’a kiffé ?
Le quatrième est la fonction qui permet aux utilisateurs de matérialiser ou concrétiser les modes de relation qu’ils entretiennent avec leurs pairs, de manière publique et transparente. Ce sont les commentaires, la fonction « j’aime », « je kiffe », etc.) Affichés en évidence, visibles par tous ceux qui ont accès aux profils, ils font partie du quatrième cercle définissant l’identité de leurs auteurs, une identité « mutualisée » ou « interactivée » Souvent, ces fonctions sont l’occasion de définir, de compléter ou enrichir le mode de relation qu’ils entretiennent avec le producteur de l’information. Quand on commente une photo, c’est régulièrement la définition même du lien relationnel entre les personnes qui est en jeu.
Tous ces lieux de construction de soi permettent à leurs auteurs de tracer une carte de visite personnelle toute en nuances et complexité.
Yves COLLARD
Juin 2012
[1] Selon une récente étude, seulement 11% des 12-17 ans déclarent utiliser chaque jour leur courrier électronique, ce qui place l’e-mail à la dernière place des moyens de communication préférés des ados. L’envoi de SMS (54%) est le mode le plus utilisé, suivi d’une conversation sur téléphone mobile (38%), le face à face en dehors de l’école (33%), le téléphone fixe (30%), puis les réseaux sociaux (25%) et la messagerie instantanée (23%). Les adolescents les plus âgés utilisent de façon plus intensive tous les moyens de communication, comme le SMS (77%), le mobile (60%) et réseaux sociaux (33%). Source : « Teens, kindness and cruelty on social network sites » novembre 2011, http://www.pewinternet.org/Reports/2011/
[2] En général, on reste fidèle à deux ou trois systèmes que l’on cherche à maîtriser plutôt que de multiplier les sites sociaux.