Quand la lumière se fait cruelle : quelle place pour les femmes de plus de 50 ans dans les séries contemporaines ?
Où sont les femmes (de plus de 50 ans) ? Pas sur nos écrans en tout cas. Les siècles passent et pourtant, l’âge continue à être le pire ennemi des femmes, qui se voient au fil des années être mises au ban de la société : plus assez fraîches pour être séduisantes, plus assez fertiles pour être mères, trop vieilles pour participer à la vie économique de la nation … quelle place leur reste-t-il ? Voilà une problématique que révèle l’analyse de séries télévisées et des représentations des femmes dites « matures » qu’elles véhiculent. « Cachez ces rides que je ne saurais voir » : la série Feud interroge avec brio le poids de nos canons de beauté contemporains en revisitant les dernières années hollywoodiennes de Bette David et Joan Crawford, luttant désespérément pour continuer à travailler dans une industrie où les femmes n’existent qu’à travers le regard des hommes.
Feud est une série conçue par Ryan Murphy, Jaffe Cohen and Michael Zam [1] et diffusée sur la chaîne de télévision états-unienne FX (faisant partie du groupe Fox Entertainment) depuis le 5 mars 2017. Une deuxième saison est pour le moment en cours de production. Chaque saison est auto-conclusive et met en scène des personnages inspirés d’histoires réelles. Pour cette première saison, deux actrices de plus de 50 ans apparaissent en haut de l’affiche : Jessica Lange (67 ans) et Susan Sarandon (70 ans), incarnant respectivement Joan Crawford et Bette Davis, luttant pour garder leur place à Hollywood à un âge où l’industrie du cinéma - en grande partie dominée par les hommes - souhaiterait les voir se retirer de la scène. Une mise en abyme donc, où des actrices interprètent des actrices, vieillissantes et se confrontant à l’image que leur renvoie la toile mais aussi à leur propre miroir.
Disparaître des écrans
En avril 2016, une analyse portant sur le genre au cinéma est publiée par le journal The Pudding [2]. Il s’agit d’une entreprise de grande envergure puisque deux mille scénarios ont été examinés à la loupe afin de déterminer, statistiques à l’appui, si le sexisme était bel et bien une problématique du cinéma états-unien contemporain. Sans grande surprise, seuls 22% de ces films donnent la part belle aux femmes en leur attribuant plus de la moitié des répliques. En ce qui concerne leur âge, un autre chiffre nous permet de planter le décor : la majorité des femmes qui apparaissent à l’écran ont entre 34 et 41 ans (32%). Au-delà, leur présence chute progressivement pour ne finalement représenter que 3% des personnages de plus de 65 ans. Du côté des hommes, le phénomène est inverse : plus ils vieillissent et plus ils sont visibles. Ainsi, la majorité des rôles masculins (39%) sont attribués à des hommes entre 42 et 65 ans.
Alors que leurs homologues « mâles » vivent une période dorée, l’offre s’amenuise au fil des années du côté des actrices. Ceci a pour conséquence de susciter de la rivalité entre femmes de générations différentes - apparaissant toutefois perdue d’avance. C’est ce sentiment que traduit Joan Crawford, interprétée par Jessica Lange, lorsque dans l’épisode d’ouverture de la série Feud, elle écoute d’un air las le discours de Marilyn Monroe, récompensée lors de la cérémonie des Golden Globes. La jeune première, ne sachant qui remercier, avoue avoir une mauvaise mémoire des noms. Une phrase anodine qui glace Joan, tirant nerveusement sur sa cigarette, craignant d’être elle aussi bientôt oubliée.
Lorsque l’âge devient un handicap, la jeunesse est perçue comme une menace. Plus tard, alors qu’elles s’apprêtent à tourner le film What happened with Baby Jane ? Les personnages de Bette Davis et de Joan Crawford s’unissent malgré leur mésentente légendaire pour évincer une jeune femme supposée interpréter le rôle secondaire d’une voisine. Bien que le réalisateur l’estime « formidable », les deux femmes la jugent bien trop séduisante et craignent que son physique ne lui attire les faveurs du plateau : « Aldrich [ndlr : le réalisateur] est un bourreau des cœurs, il aime les jeunes blondes. » souffle Joan à Bette. « Que se passera-t-il quand ils coucheront ensemble et qu’elle aura plus de scènes que toi ? »
Plaire, mais à qui ?
« Est-ce que tu les baiserais ? » demande au réalisateur Bob Aldrich le personnage du producteur Warner alors qu’il est allongé sur une table de massage, palpé par une jeune femme qu’il congédiera bientôt d’une claque sur les fesses.
Dans son ouvrage La vieillesse, publié en 1970, Simone de Beauvoir notait que si l’on pouvait parler d’un « beau vieillard », l’expression « belle vieillarde » n’existait pas. La raison pour laquelle les femmes disparaissent progressivement des écrans à partir de 45 ans peut sembler évidente mais il nous semble important de l’expliciter : elle réside dans notre conception contemporaine et occidentale de la féminité, associée traditionnellement aux sphères de la nature, du physique et de la sexualité - en confrontation au masculin qui relèverait plutôt du social, du culturel et du politique. C’est sur ce lien indéfectible qui associerait « la femme » à la fécondité et au désir que s’est construit ce que Geneviève Sellier, historienne du cinéma, nomme « la tyrannie du visible » : puisqu’une femme ménopausée au corps abîmé n’a aucune raison d’être, et elle n’a donc pas de raisons d’être vue.
Délaissée des hommes, dans l’ombre des jeunes filles en fleur, la femme « mature » n’a que deux choix : tenter de dissimuler les traces du temps qui passe ou au contraire, les assumer, au risque de paraître grotesque. Alors que le personnage de Joan Crawford refuse de s’enlaidir et s’accroche au moindre artifice qui lui permet de paraître plus jeune, celui de Bette Davis met son propre corps en jeu, n’hésitant pas à se grimer pour interpréter le rôle d’une démente. Seulement, dans l’intimité de la salle de projection, lors du premier visionnement des images tournées, toutes deux apparaissent blessées en voyant leur propre image à l’écran.
Bien qu’elle soit intériorisée par des femmes, il s’agit d’une conception patriarcale de la beauté et du désir : pensée par des hommes, pour des hommes hétérosexuels. L’un des enjeux sous-jacents à cette problématique serait donc d’élargir notre définition de la beauté féminine, mais comment faire évoluer ces représentations alors que l’industrie cinématographique est elle-même dominée par les hommes, occupant la majorité des postes décisionnels ? En 2016, le rapport annuel du centre d’études du genre féminin à la télévision et au cinéma [3] de l’université de San Diego aux Etats-Unis indiquait qu’aux génériques des 250 films les plus rentables de l’année, seulement 17% de femmes apparaissaient aux postes de réalisatrices, scénaristes, productrices, monteuses et cadreuses.
Feud pose le doigt sur le problème lorsqu’une journaliste interroge Joan Crawford au sujet de la jeune Marylin Monroe, cherchant à alimenter l’animosité entre les deux femmes. L’actrice lui répond alors que s’il n’y a de la place à Hollywood que pour une seule star, ce sont bien les hommes qui ont construit ce piédestal que les femmes tentent de s’arracher, jusqu’à ce qu’il s’effondre.
Le jeu du marché
À l’enjeu de la visibilité s’oppose celui de la rentabilité : partant du principe que peu de gens paieraient pour aller voir un film avec des actrices canoniquement non conformes, les producteurs (masculins) hésitent à investir leurs deniers.
Lors du visionnement des premières séquences du film What happened with Baby Jane ?, le producteur Warner s’attarde peu sur la qualité du film, s’enthousiasmant plutôt de la rivalité entre les deux actrices qui crève littéralement l’écran. « Plus elles se détestent, plus elles essaient d’écraser l’autre, mieux c’est » dit-il, invitant le réalisateur Bob Aldrich à alimenter les tensions entre les femmes pour créer un buzz autour du film [4]. Devant les réticences de ce dernier, Warner s’interroge : « Tu es devenu communiste tout d’un coup ? » À ses yeux, cette compétition symbolise une chose : « l’étalage pur du marché libre, la façon de faire américaine. »
Que la meilleure gagne et tous les coups sont permis. À ce jeu, la presse constitue une alliée de poids. Si les journalistes se délectent du moindre ragot qu’ils pourront offrir à leurs lecteurs, les secrets de tournage contribuent à créer de la publicité autour du film : le producteur et le réalisateur se frottent les mains, tandis que les femmes voient leurs corps être utilisés comme des armes à leur encontre. Tandis que le réalisateur Aldrich fait courir des rumeurs au sujet de la poitrine refaite de Joan Crawford, celle-ci répond en déclarant que Bette Davis a l’air si vieille qu’elle pourrait être sa mère. Pensant pouvoir mieux contrôler la situation en y prenant part, elles ne réalisent pas qu’elles sont en réalité les marionnettes d’un système duquel elles seront toujours les perdantes : alors que le film fait un carton dans les box-offices, leurs téléphones restent désespérément silencieux, leur rappelant que malgré leur talent, leur carrière est bel et bien derrière elles.
A girls’ club
« Rien ne change. Peu importe leur liberté, les femmes feront toujours ce qu’elles font quand elles sont acculées : se bouffer entre elles et utiliser les os comme cure-dents. » commente Olivia de Havilland, incarnée par Catherine Zeta-Jones.
Triste constat que la série Feud nuance toutefois en nous proposant des portraits de femmes qui n’ont pas peur de saisir leur destin à pleines mains. L’élément déclencheur de la série lui-même n’est-il pas la décision de Joan Crawford de ne pas rester les bras croisés, partant à la bibliothèque pour tenter de trouver le récit d’une femme protagoniste qui ne soit « ni une mère, ni une ingénue, ni une gorgone » ? Une entreprise qui donnera lieu à l’adaptation cinématographique de What happened with Baby Jane ?, qu’elle soufflera au creux de l’oreille du réalisateur. Pauline, l’assistante de ce dernier le surprend en lui tendant un script qu’elle a elle-même écrit. « Je crois que je suis réalisatrice. Non, je suis réalisatrice. » dit-elle d’un ton déterminé. Difficile de ne pas se sentir impostrice quand on est une pionnière. Quant à Bette Davis, bien décidée à ne plus croire aux vaines promesses de rôles jamais tenues, elle déclare “ »Cette ville [Hollywood] a toujours été un “boys club” et les garçons ne sont pas polis. Ils ne vont pas me tenir la porte et je vais devoir la défoncer, comme je l’ai toujours fait. »
Se libérer du regard masculin, passer du statut de créature à celui de créatrice, sortir de l’ombre. Cette première saison de Feud s’achève sur un constat doux-amer : après avoir passé leur vie à se tirer dans les pattes, Bette et Joan comprennent que la clé pour survivre à Hollywood réside sans doute dans leur capacité à s’envisager comme des amies et non comme des ennemies : l’instauration d’une société de professionnelles bienveillantes, prêtes à se serrer les coudes pour évoluer à tout âge dans une industrie où les femmes sont des produits qui périment rapidement. Ce phénomène n’est bien entendu pas propre au cinéma : l’âge de la nouvelle « Première Dame de France », Brigitte Macron - 64 ans - a suscité de nombreuses moqueries. A contrario, si Donald Trump est beaucoup critiqué, on l’attaque rarement pour la différence d’âge qui le sépare de son épouse, pourtant similaire à celle du couple présidentiel français.
Un double standard qui en dit long sur les rôles que nous attribuons communément aux genres au sein de notre société.
L’analyse de la culture populaire nous permet de mettre en lumière ces représentations auxquelles nous sommes soumis, parfois tellement inscrites au cœur de nos cultures qu’elles ne nous apparaissent plus clairement. En s’intéressant à la manière dont les hommes et les femmes sont dépeints à l’intérieur d’un film ou d’une série télévisée et à certaines récurrences scénaristiques, nous prenons du recul sur nous-mêmes, comme si l’on observait des souris de laboratoires : quel comportement nous semble normal et peut-on interroger cette norme ? Au contraire, quel élément nous apparaît comme un court-circuit et pourquoi ? Il est également important de multiplier les avis des spectateurs en fonction de leur propre identité : une femme âgée percevra-t-elle les choses de la même manière qu’un jeune homme d’une vingtaine d’année ? Quid de la couleur de peau, de la classe sociale ? Autant de questions que soulève l’éducation aux médias, en tant qu’outil pour mieux appréhender le monde qui nous entoure et le penser, mais aussi comme appel aux changements, en interrogeant les industries culturelles sur leur capacité à se renouveler.
Elisabeth Meur-Poniris
Références
Anon. (2017). Film Dialogue from 2,000 screenplays, Broken Down by Gender and Age. The Pudding. https://pudding.cool/2017/03/film-dialogue/
Cordone, C. (2013). Les perceptions et les enjeux de la vieillesse féminine dans l’art à l’aube de l’époque moderne. Recherches féministes, 262. pp. 71 - 88.
Cohen, J. ; Zam, R. ; Murphy, M. (2017). Feud. FX.
Gestin, A. (2002). “Supermamie” : émergence et ambivalence d’une nouvelle figure de grand-mère. Dialogue - Recherche clinique sur le couple et la famille.
Quéniart, A. ; Marchand, I. ; Charpentier, M. (2010). Vieillesses d’aujourd’hui : les femmes aînées et leurs rapports aux temps. Enfances, Familles, Générations, 13. pp. 59 - 78. Lauzen, M,M. (2017). The Celluloid Ceiling : Behind-the-Scenes. Employment of Women on the Top 100, 250, and 500 Films of 2016. Center for the Study of Women in Television and Film at San Diego State University
Le Bras-Chopard, A. (2013). Le vieillissement au féminin et au masculin chez Simone de Beauvoir. Recherches féministes, 262. pp. 37-50
Nicolas, A. (2013). “Au cinéma, les hommes ont le droit de vieillir, pas les femmes.” France Info. http://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/au-cinema-les-hommes-ont-le-droit-de-vieillir-pas-les-femmes_302119.html
[1] Bien que ses concepteurs soient trois hommes, quatre des huits épisodes de la première saison ont été réalisés par des femmes : Gwyneth Horder-Payton, Liza Johnson et Helen Hunt. De côté de la scénarisation, on ne compte toutefois qu’une seule femme sur une équipe de cinq personnes (Gina Welch).
[2] The Pudding est un journal en ligne spécialisé dans la publication d’essais illustrés par des graphiques. https://pudding.cool/
[3] Center for the Study of Women in Television and Film at San Diego State University
[4] Dans la série française “Dix pour Cent” décrivant la vie du prestigieuse agence artistique, une agente entretient la rivalité entre les actrices Line Renaud et Françoise Fabian (chacune interprétant leur propre rôle) autour d’un rôle, proposant finalement au réalisateur de les engager toutes les deux pour le duo de choc qu’elles constituent.