Quand la Ministre montre elle-même le « mauvais » exemple, c’est tout bon !
Joli coup médiatique qui a eu le mérite de provoquer le débat et aura finalement poussé le musée à revoir son règlement. Mais reconnaissons-le, contrevenir ainsi publiquement au règlement, est-ce sans doute plus facile quand on est soi-même la Ministre de tutelle de l’opérateur concerné. Est-ce pour cette raison que la Ministre française de la Culture n’a guère eu de scrupule à flasher sur un tableau, en plein musée, et à ensuite diffuser le cliché sur les réseaux sociaux ? Certains avant elle avaient déjà lancé l’opération intitulée « Orsaycommon [1]s dès 2010 [2] ». Peut-être d’ailleurs voulait-elle clore le débat.
17 mars 2015 – 9 :45 - Nous sommes au Musée d’Orsay de Paris et Fleur Pellerin, Ministre de la Culture, assiste au vernissage de la rétrospective Pierre Bonnard. Ne faisant ni une, ni deux, mais se comportant comme beaucoup, la voilà qui dégaine son smartphone et clique pour se faire plaisir. Et puis, non contente de cette première incartade, la politique publie son shot sur Instagram [3] pour signer sa présence dans la place comme elle a pris l’habitude de le faire lors des nombreux déplacements que lui impose sa fonction ministérielle. Double contravention pourtant, aux lois en vigueur, car le musée d’Orsay jusqu’à ce moment, n’autorise pas la prise de photos dans son enceinte et ensuite aussi, parce que Bonnard mort en janvier 1947, ses œuvres ne sont pas encore tombées dans le domaine public.
Voilà déjà de quoi alimenter une séance d’Education aux Médias. Merci Madame la Ministre. En effet, nous retrouvons illustrée de façon emblématique et par une personne dont la notoriété attire tous les regards, ce que la plupart des gens s’autorisent à faire au quotidien. Au delà de l’anecdote donc, c’est bien d’un phénomène de société que l’on peut parler ! Aujourd’hui, plus aucun moment de notre vie qui ne s’immortalise façon selfie. On peut y voir tout d’abord la transposition du « Pinçons-nous, nous vivons décidément un bon moment ». La photo prise sur le champ est une manière non seulement de se souvenir, mais de labelliser le vécu : « Moment de bonheur ». Car s’il est aussi parfois nécessaire de prendre un instantané d’une situation difficile ou malheureuse, c’est surtout sur les bons moments que l’on a tendance à flasher. Et voilà donc pourquoi notre Ministre, comme tant d’autres, se constitue tout naturellement ainsi une sorte de press-book de ses sorties.
Mais ce qui est aussi remarquable dans ce scénario anecdo-tic, c’est que ces photos prises à la sauvette sont ensuite partagées. Certes, c’est l’évolution de la technologie qui a ouvert à cette pratique, mais les gens s’y sont engouffrés avec délectation car il semble que cette fonctionnalité nouvelle réponde à une envie (faut-il aller jusqu’à dire besoin ?) : celle d’être exposé et reconnu. Narcissisme ? Ego surdimensionné ? Pourquoi s’interroger de la sorte ? Souscrit-on au même jugement réprobateur quand quelqu’un décide, à un âge avancé, d’écrire ses mémoires ? Pourquoi faudrait-il alors être critique quand les acteurs du quotidien usent des moyens technologiques contemporains pour accumuler au jour le jour ce qui constituera la trame narrative de leur récit de vie ? Car il s’agit bien de la même démarche, finalement. Reste qu’hors de ces préoccupations testimoniales anticipées, la prise de vue est régie par une réglementation qui s’accommode difficilement de cette fièvre du déclic photographique.
Légalement, quand on clique, il peut en effet être question de droit à l’image, de respect de la vie privée… Et quand on publie, de droit d’auteur, de réglementation relative à la reproduction d’œuvres selon qu’elles sont tombées ou non dans le domaine public… Une régulation peut-être méconnue du commun… qui n’est pourtant pas sensé ignorer la loi ! Mais une régulation dont la Ministre est l’incarnation même en son secteur : celui de la Culture et de la Communication.
Le caractère incongru de l’anecdote ici rapportée pourrait se doubler du fait que l’on est dans un espace spécifique, le musée, véritable temple de l’animation culturelle. D’autant que les musées sont appelés à gérer un patrimoine culturel public en le mettant à disposition sous forme d’expositions, certes, mais où se retrouvent aussi des oeuvres appartenant parfois pourtant à des collections privées… On voit que la question est donc complexe !
Pourtant, par extension de ce qui se pratique dans le quotidien, on constatera que le visiteur qui a honoré un droit d’entrée trouve de plus en plus normal d’être en droit d’immortaliser son expérience culturelle de contemplation des œuvres. « Et clic, je te prends en photo. Et zou, je te range dans mes dossiers pour prolonger numériquement ma mémoire défaillante. Et puis, tant qu’à faire, je me sers de ces clichés pour illustrer mon récit de vie sur les réseaux sociaux, car il n’est plus aucun récit qui ne comporte sa dimension iconographique ».
C’est une question délicate que celle des photos prises dans l’enceinte des musées, et qui soulève débats et tensions [4]. Pourtant, il semble bien que cet acte soit on ne peut plus respectable. André Gunthert [5], le qualifie même d’ « acte participatif de la culture » quand il dit : « L’appropriation n’est pas seulement un usage de l’art contemporain, elle est aussi un caractère fondamental de l’opération culturelle, celui qui permet le partage du patrimoine immatériel qui la fonde. Une culture n’est rien d’autre qu’un ensemble d’informations ou de pratiques dont l’usage commun est reconnu au sein d’un groupe comme marqueur de son identité. L’appropriation est la condition sine qua non de la participation à une culture ».
Dans un article paru en 2008, dans la Lettre de l’OCIM (Office de coopération et d’information muséographiques), la muséologue Elsa Olu soulignait elle aussi, l’importance du geste photographique : « L’acte photographique est un acte muséologique et muséographique par excellence, qui commue le visiteur en acteur du musée : par lui, il devient possiblement collectionneur (qui tisse un lien affectif à l’œuvre), conservateur (il archive sur sa carte flash), propriétaire (il fait « son » musée), commissaire d’exposition (il organise ses dossiers, rapproche les œuvres de clics en clics selon son discours propre...), (auto)-médiateur (il développe un discours explicatif, adjoint des commentaires écrits captés au fil du Web ou des impressions enregistrées, assure leur transmission à des tiers via sites participatifs, blogs, forums, chats...)… [6] »
On sait combien la prise de photos et leur diffusion sur les réseaux sociaux sont devenues aujourd’hui une manière largement répandue d’acter sa participation à la vie sociale. Ces photos agissent comme une authentification de l’acte posé, en permettent la divulgation à un large public et en autorisent les commentaires laudatifs.
« J’y étais ! Je vous le fais savoir. Lâchez vos commentaires. Marquez votre approbation… ». Pour le cadreur, le self-tireur de portraits, ces clichés sont comme autant de produits dérivés [7] de l’aventure muséale… Des traces alimentant le souvenir et prolongeant la sensation du plaisir ressenti sur le moment même.
En fait, en regard de la loi en vigueur, ce qui fait problème, c’est essentiellement la diffusion des clichés. Car, selon la Charte des bonnes pratiques qui régit la photographie dans les musées et autres monuments nationaux, « En vertu de l’exception de copie privée, consacrée par le Code de Propriété Intellectuelle, un visiteur peut toujours réaliser une photo d’une oeuvre, même si elle protégée par un droit d’auteur, à condition qu’il fasse la photo avec son propre matériel et qu’il réserve le cliché à son usage personnel [8] ». C’est donc la publicité ultérieure, et souvent sur les réseaux sociaux, qui constitue l’acte délictueux.
C’est une évidence, la captation et la duplication à l’heure du numérique ont fortement changé les comportements photographiques. La prise de vue peut-être « embarquée » du fait que les consoles photographiques sont aujourd’hui intégrées à d’autres appareils… téléphoniques, par exemple rangé dans la poche des visiteurs qui n’arborent donc plus un boîtier reflex en bandoulière. Dès lors, pourvu que l’on se contente d’un cliché « à la sauvette » et que l’on ne recours donc pas à un pied de pose et à l’assistance d’un éclairage supplémentaire, mais que l’on se satisfait du flash incorporé… la photo dans les musées est donc de plus en plus tolérée. Et pas seulement façon selfie ! En effet, l’évolution des mœurs ayant suivi les développements technologiques, les textes de lois, les règlements et la jurisprudence se sont adaptés envisageant l’acceptation d’un reportage perso au bénéfice d’un récit de vie pour ses proches et maintenant la perception de droits pour une captation de niveau professionnel quand celle-ci sollicite d’une certaine façon du musée, une occupation temporaire du domaine public comme le font par exemple, les cafetiers qui étalent leurs terrasses en période estivales et qui sont, dès lors, contraints à une redevance. Vous et moi pouvons donc flasher… pourvu que la stratégie ne perturbe pas la bonne organisation globale des visites muséales. Seuls les photographes opérant avec une intention de diffusion professionnelle sont soumis à demande d’autorisation et versement d’indemnités. Mais, cas resté célèbre, le musée d’Orsay pourtant dédié à des œuvres toutes tombées dans le domaine public, renâclait à s’aligner. La rétrospective Bonnard, début mars constituait-elle le cadre idéal d’un attentat scopique ? La Ministre a en tout cas saisi cette opportunité… et a flashé.
Interpellée sur son comportement, Fleur Pellerin se justifie en rappelant la charte « Tous photographes [9] » qui énonce les bonnes pratiques dans les établissements patrimoniaux français. Ce document est le fruit d’une concertation réclamée dès 2012, pour que l’on autorise la publication de photos réalisées lors de visites dans les musées. Un groupe de travail réunissant les responsables des grands services et départements généraux de la Direction générale des Patrimoines ainsi que les responsables des grands opérateurs du Ministère de la Culture et de la Communication a reconnu que « la pratique photographique contribue de manière pertinente à l’éducation du regard dans le contexte d’une démocratisation de la fréquentation des collections permanentes et des expositions temporaires ». Ils ont aussi reconnu qu’ « Avec l’émergence du numérique et des nouveaux outils d’information et de communication, l’interdiction de la photographie génère souvent des sentiments d’incompréhension et de frustration ». Ces éléments ont conduit le groupe de travail à élaborer « une nouvelle approche pédagogique de la prise photographique dans les lieux patrimoniaux qui s’appuie, d’une part, sur un engagement d’information et de transparence des motifs d’interdiction ou d’autorisation, et, d’autre part, sur le respect des règles de civilité dans les lieux de visite du patrimoine ».
On peut donc espérer que cette anecdote éveille les formateurs en Education aux Médias et les enseignants susceptibles d’accompagner leurs classes en visite muséale. Il y a là une occasion de débattre de la place de la photographie dans notre quotidien, de la législation globale en matière d’images, de la jurisprudence spécifique liée à l’univers culturel des musées et à la distinction qu’il y a lieu d’opérer entre les œuvres encore soumises à droit d’auteur et celles tombées dans le domaine public. Une occasion d’éveiller aussi à la différence entre la captation pour un usage privé et la responsabilité éditoriale qui découle de l’acte de diffuser, notamment en ligne, des œuvres protégées.
Michel Berhin, Chargé de mission en Education aux Médias
[1] Le concept : Des dizaines de visiteurs entrent au musée d’Orsay. Ensemble, ils sortent leurs appareils photos, leurs iPhones, leurs Androids et partagent les photos en temps réel via Twitter, Flickr, Facebook. Les images débordent de partout sur le web, elles construisent un double numérique de la performance collective. L’interdiction de prendre des photos est rendue ridicule et ineffective. Lire : https://sites.google.com/site/orsaycommons/
[3] Réseau social de partage de photos.
[4] Lire à ce sujet : http://owni.fr/2011/02/21/la-photo-au-musee-ou-l%E2%80%99appropriation/
[5] Chercheur en Sciences sociales et Editeur de Culture visuelle.
[6] Cité par Slate : http://www.slate.fr/story/33777/photos-interdites-musee-orsay
[7] La direction d’Orsay se défend pourtant de voir de la concurrence faite à son marché des Cartes postales : http://www.leparisien.fr/yvelines-78/photos-interdites-au-musee-d-orsay-04-07-2010-988174.php#xtref=http%3A%2F%2Fwww.slate.fr%2Fstory%2F33777%2Fphotos-interdites-musee-orsay
[8] Lire : http://scinfolex.com/2013/09/08/photographie-dans-les-musees-la-charte-du-ministere-passe-sous-silence-le-domaine-public/ qui mentionne le texte signe par le Ministre de l’époque (2012), Vincent Berjot