« Pour les soldats tombés » : de l’archive brute au documentaire grand public
On associe plus volontiers Peter Jackson à la Terre du Milieu (du Seigneur des Anneaux) qu’aux champs de bataille de 14-18. Ce réalisateur néo-zélandais sortait pourtant en 2018 « Pour les soldats tombés » : film documentaire construit sur base des archives visuelles de l’Imperial War Museum de Londres et des archives sonores de la BBC. Il représente une occasion d’ausculter le travail d’un réalisateur de fiction digérant des tonnes d’archives pour les transformer en « documentaire grand public ».
« There was a job to be done »
Le trailer [1] de « Pour les soldats tombés » met le paquet pour attirer l’attention des spectateurs.trices. Les logos de firmes de productions apparaissent et évoquent plutôt un blockbuster qu’un docu d’Arte. Une mélodie mélancolique (sifflée par un soldat ?) se superpose aux cordes de violons. Une tension et un suspense naissent naturellement, sur fond d’images d’archives : des silhouettes de soldats anglais se découpent en ombre chinoise sur un ciel inquiétant. Le décor est planté : « un conflit mondial qui changea le cours de l’histoire ». L’innovation technique spectaculaire est annoncée : nous allons enfin mieux « voir » et « entendre » cette guerre. L’image et le son emplissent notre perception et nous englobent. Le design sonore se densifie jusqu’à son paroxysme puis une pause (un « développement » après une « exposition » pour reprendre le jargon de l’écriture cinématographique) accentue un nom et un objet : « un documentaire historique produit et réalisé par Peter Jackson ».
Les « héros » du film sont alors introduits : les plans se resserrent sur des visages… des voix évoquent le jeune âge de ces combattants [2]. L’émotion ressentie s’accentue ensuite. La mélodie se fait dramatique. Les commentaires de presse dithyrambiques alternent avec des images de plus en plus dures, enchaînées de plus en plus rapidement. Les silhouettes en contre-jour au crépuscule clôturent le trailer (finalement construit comme une boucle) sur une phrase évoquant ce « job to be done » (entendu comme « un devoir à accomplir »).
Sur base d’images disparates, une histoire est construite, des héros nous sont exposés, un spectacle (informatif) nous est proposé à travers une journée sur le front. La dimension hybride de l’objet transparaît : c’est à travers un mélange d’images choc, de drame, d’héroïsme et même d’humour que nous accèderons à une connaissance historique.
Des archives visuelles « incroyablement transformées »
Quand on explore le catalogue d’archives filmiques de l’Imperial War Museum [3] que Peter Jackson a utilisé pour « Pour les soldats tombés », on peut pointer les caractéristiques techniques de cette matière brute, produite grâce aux humbles moyens disponibles.
La pratique cinématographique est toujours balbutiante pendant la première guerre mondiale. Le matériel de prise de vue est encombrant et peu fiable. L’enregistrement du son est impossible. La vitesse de défilement de l’image est trop basse pour reproduire un mouvement réaliste (seulement 16 images par secondes). La pellicule couleur n’a pas encore été inventée. Les caméras ne permettent pas de faire de gros plans. Installer le matériel et procéder au tournage prend du temps (ce qui peut s’avérer dangereux au cœur des combats). Le langage cinématographique est sous exploité : pas ou peu de « découpage » en différents plans, mais plutôt une série de plans séquences qui semblent souvent mis en scène pour satisfaire aux exigences du réalisateur. C’est souvent loin des lieux de combat que l’on « construit » une certaine image de la guerre. Les contingences techniques offrent finalement des images au détail faible et au contenu parfois difficilement identifiable.
Elles positionnent naturellement un.e spectateur.trice de 2019 – avec son bagage de référents esthétiques - à une certaine distance. Il est difficile de percevoir ces « personnages » comme de vrais humains, tant leurs mouvements semblent peu naturels. La série « Apocalypse » avait déjà introduit ces techniques de colorisation d’images. Afin de combler le gouffre entre l’archive aride et le spectateur contemporain, Peter Jackson a poursuivi cette voie [4] … mais ne s’est pas arrêté là. L’innovation réside également dans le fait d’avoir « corrigé » numériquement le rythme de défilement des images afin qu’il s’approche du rythme naturel (autour de 25 images par seconde).
L’absence de son original est comblée en scrutant le mouvement des lèvres des soldats et en « doublant » les « personnages » du film (même si « 14-18 Le bruit et la fureur » appliquait déjà des voix sur les archives). Le tout s’accompagne d’une création sonore tonitruante (musique chargée d’émotions, bruitages et ambiances réalistes). Le résultat est bluffant à de nombreux égards et le but semble atteint : nous sommes spontanément rapprochés de ceux qui sont filmés. Ces héros de tranchée nous ressemblent peut-être plus. Mais cela signifie-t-il que seuls nos standards esthétiques décident du moment où notre empathie peut se déclencher ? Faut-il que toute représentation de la guerre colle à ces standards (ceux du Soldat Ryan et de Band of Brothers) pour atteindre le spectateur ?
Questionner l’origine des archives
La prise de vue cinématographique est à cette époque une pratique d’expert. Un coup d’œil aux crédits des films de l’Imperial War Museum nous montre que dans une immense majorité des cas, le « producteur » du film est soit l’Amirauté, le Ministère de l’Information ou le « War Office ». Pour quelques films, l’auteur est inconnu. Les réalisateurs étaient donc presque toujours mandatés par le gouvernement anglais ou l’armée.
Ces images montrent principalement des test d’armements, des troupes en déplacement, à l’exercice ou dans un moment de détente à l’écart du front, voire certains films tournés à des fins de recherche médicale. Côté français, c’est la Section Cinématographique de l’Armée Française qui a la mainmise sur la production d’images. Un organe similaire existe dans chaque camp. Leur vertu est donc de participer au travail de propagande ou à l’effort de guerre.
La nature des images utilisées les rend-elle suffisamment fiables, « réelles », pour réaliser un documentaire historique ? Pourrions-nous imaginer un documentaire relatant l’attaque américaine de 2002 en Irak qui n’utiliserait que des images produites par le gouvernement américain sans les remettre en question ? Probablement pas. Ici un réflexe de tolérance s’active probablement chez le spectateur : nous n’avons de toute façon que ça… alors autant l’exploiter. Ce que tente de faire Peter Jackson, qui par ailleurs utilise des images probablement censurées à l’époque : celles de soldats blessés ou terrifiés. Il élude par contre les images réellement atroces de corps déchiquetés. Pour préserver la sensibilité du spectateur ? On retrouve cette « pudeur » dans la compilation d’entretiens sonores qui constitue la voix off du film. Le sentiment d’ensemble qui se dégage est moins celui de l’horreur quotidienne que celui d’une fascinante abnégation à faire son devoir malgré les circonstances épouvantables.
Cette horreur est pourtant bien présente – sans l’apport du moindre artifice - quand on découvre de « vraies » images, tournées par un poilu au lendemain d’un carnage. De rares et exceptionnelles archives [5] existent. Ces productions « amateur » renvoient les images précitées, « officielles », à de grotesques mises en scène trop éloignées du réel.
Atteindre un « cœur de cible »
À cette question de savoir « qui a produit » les images, on pourrait même répondre de manière plus générique : quel « camp » les a produites ? N’y avait-il de disponibles que des images tournées du côté anglais ? La « Bundesarchiv » allemande a rendu disponible 700.000 documents digitalisés datant de la première guerre mondiale [6]. Le « European Film Gateway » [7] offre des liens vers les fonds d’archives d’autres nations impliquées dans le conflit. Une variété de points de vue existait bel et bien, même si on peut tout autant en questionner l’origine. Offrir un regard strictement anglais sur le conflit est un choix de l’auteur, probablement imposé par la collaboration avec l’Imperial War Museum. Il en résulte une double impression : l’héroïsme des combattants de Sa Majesté est magnifié afin de toucher un public précis (à savoir les citoyens du Royaume Uni et du Commonwealth).
En commentaire de la version anglophone du trailer [8] (visionnée plus de cinq millions de fois), on constate la répercussion positive du film sur ce « public cible » : l’émotion est forte, comme l’envie que ce film soit exploité pour ses vertus pédagogiques. Un peu plus de 39000 vues à noter, par contre pour la bande-annonce sous-titrée en français [9], postée en juin dernier par Warner Bros France … et des commentaires presqu’uniquement négatifs, reprochant au film sa partialité et son manque d’universalisme.
L’enjeu de « raconter la guerre »
Par ses artifices techniques, Peter Jackson est en quête de l’authenticité originelle d’images qui n’en ont jamais eu. Par le montage et la narration, « chaque image est déterminée par la succession de toutes les précédentes [10] » et se voit imposer un sens par la superposition de voix off. Le réalisateur nous comte « une » guerre, conditionnée par son point de vue. Ces choix, cette représentation posent un constat dérangeant : elle ne nous répugne pas tant que cela. Pire, on prend une forme de « plaisir ». Dans le même ordre d’idée, quand on regarde des films à grand spectacle sur Netflix, l’algorithme de la plateforme nous propose des documentaires du même ordre que « Pour les Soldats tombés ». Le blockbuster d’action et le documentaire sur la guerre relèvent-ils du même type de spectacle audiovisuel ?
Raconter la guerre – tant elle impacte ceux qui la subissent – est un acte éminemment politique, forgeant nos opinions sur ce qui est juste ou infâme, héroïque ou universel. Représenter notre « propre destruction comme une sensation esthétique [11] » distancie les spectateurs et spectatrices de l’enjeu central : dénoncer unilatéralement tous les absurdes massacres.
[2] Un sujet qui fait débat au Royaume Uni, l’un des rares pays au monde à autoriser l’enrôlement dans l’armée dès 16 ans. L’ONG Veterans For Peace lançât d’ailleurs une campagne percutante pour dénoncer cette situation anachronique. https://battlefieldcasualties.co.uk/
[4] La pratique étant aujourd’hui ancrée, l’Imperial War Museum impose une charte de colorisation des images d’archive originellement en noir et blanc : https://tinyurl.com/yybn2b32
[5] Malgré l’interdiction faite aux soldats de produire des images, le soldat Ladevèze filmât en 1915 l’amoncellement de cadavres sur un charriot après un combat. https://centenaire.org/fr/video-darchive/apres-les-combats-de-bois-le-pretre
[10] (BENJAMIN, 1955)
[11] (BENJAMIN, 1955)