Normalisation ou mise en spectacle des LGBTQIA+ ? La fiction sur le fil
Ces dernières années ont vu de nombreux films mettant en scène des personnages LGBTQIA+ couronnés dans les grands festivals. Si ces films « événement » et la couverture médiatique qui les accompagne permettent de braquer les projecteurs sur les problématiques vécues par les communautés LGBTQIA+, ils peinent parfois à convaincre les personnes concernées. Dramatisation excessive, érotisation déplacée ou manque de réalisme : les industries du cinéma simplifient-elles les vécus LGBTQIA+ pour les rendre accessible à un « grand public » entendu comme hétéro ? Avec quelles conséquences sur les communautés concernées ?
C’est notamment par la comédie (souvent potache) que les personnages LGBTQIA+ se frayent un chemin sur les écrans. En France, de La cage aux folles (Édouard Molinaro, 1978) à Pédale Dure (Gabriel Aghion, 2004), en passant par Chouchou (Merzak Allouache, 2003) ou Gazon Maudit (Josiane Balasko, 1995), de nombreux films ont fait du décalage entre normes sociétales et identité des héro·ïnes l’objet d’une avalanche de gags. Une mission assez simple est assignée aux personnages principaux·ales de ces films : divertir le public hétéro par des comportements stéréotypés irrépressibles. En parallèle de cette perspective comique, la figure LGBTQIA+ est largement mobilisée par le cinéma dramatique : il est propice à l’articulation entre une quête individuelle – l’affirmation de soi – et un combat plus large contre une société qui rejette, ostracise, voire criminalise la différence. Dans un cas comme dans l’autre et avec plus ou moins de subtilité, le cinéma tente de visibiliser les crises auxquelles sont confronté·es les personnages, et de dénoncer les normes discriminantes en vigueur.
Sur les homos, par les hétéros
Par les débats et la couverture médiatique qu’ils induisent, certains drames tendent un miroir à la société, qui n’a d’autre choix que de faire son autocritique. C’est par exemple le cas du Secret de Brokeback mountain (Ang Lee, 2005) : « Plutôt que d’user de symboles clairement politiques, le film met en avant ce qui est clairement personnel, ce qui est intime. Ainsi le spectateur est-il conduit à ramener la vie intime vers la politique, à pousser de leur piédestal les idéaux abstraits de la démocratie pour mieux les graver dans les recoins les plus personnels de nos vies [1] ». En déjouant « le territoire fameux des mythes virils et de “l’homme Malboro” [2] », en sous-entendant la violence sociétale subie avant de la révéler ostensiblement, en osant avec pudeur la représentation du rapport charnel, le film catalyse une réflexion sociétale. Philadelphia de Jonathan Demme (1993) ou Dallas Buyers Club de Jean-Marc Vallée (2013) sont d’autres exemple de films mainstream confrontant les normes problématiques dans notre société.
Ce cinéma de la dénonciation, principalement porté par des cinéastes et comédiens qui ne sont pas ouvertement « out », comporte pourtant une importante zone d’ombre : les histoires gays connaissent rarement de « happy end », malgré l’âpreté des combats menés par les héros. Le terrible spectre du Sida plane notamment sur les scenarii, à l’image de 120 battements par minute (Robin Campillo, 2017) ou de la série It’s a sin (Channel 4, 2021). « Si d’un côté le traitement cinématographique de la séropositivité a offert les premières représentations marquantes de l’homosexualité pour le grand public, de l’autre, n’est-il pas susceptible d’entretenir cette association entre homosexualité et séropositivité ? [3] » Être gay, c’est bien souvent être confronté à des drames. Pour le grand public, compassion et amertume se mêlent, ne contribuant qu’en partie à une normalisation des vécus LGBTQIA+.
Sur les lesbiennes, pour les hétéros
C’est plutôt discrètement que la relation lesbienne s’est frayée un chemin à l’écran. Persona, de Ingmar Bergman (1967) ou Thelma et Louise de Ridley Scott (1991) ne situent finalement le propos lesbien qu’en sous-texte. Plus généralement, le cinéma grand public qui conte les relations amoureuses entre femmes souffre d’une propension à en situer le cœur sous la ceinture, et reproduit les mécanismes de domination à l’œuvre dans nos sociétés. L’érotisation explicite de la relation lesbienne, expression d’un fantasme masculin bien connu des plateformes pornographiques, ne connaît pas d’équivalent quand c’est l’homosexualité des hommes qui est contée.
Si je prends le film La vie d’Adèle, le sujet est la relation lesbienne et ça a été réalisé par un mec hétéro. Je pense que la majorité des gouines s’est dit que ce n’était pas du tout réaliste : qui fait un ciseau lors d’une première relation sexuelle ?
(Florence, elle, 31 ans)
Le regard fantasmé d’un réalisateur se mêle ici aux attendus supposés du public (masculin et hétéro lui aussi) pour présenter l’amour entre femmes comme un spectacle : c’est le « male gaze [4] », théorisé dès 1975 par Laura Mulvey, qui s’exprime en plein. Les relations féminines n’ont d’ailleurs pas besoin d’être lesbiennes pour être fréquemment érotisées.
Ce que font des femmes qui s’aiment (ou à tout le moins qui vivent ensemble), dans nos cultures forgées par des imaginaires masculins, est nimbé de mystère sulfureux. C’est dans le secret de leurs relations intimes que se forgent les fantasmes masculins les plus chauds, et le cinéma est là pour les renforcer. Avec Benedetta, Paul Verhoeven réactualisait en 2021 un poncif du cinéma de genre : le « film de couvent », prétexte au dévoilement de la lubricité présumée des femmes confinées. Ces représentations, si elles banalisent la relation lesbienne à l’écran, servent surtout à satisfaire la curiosité voyeuriste d’une partie du public.
Sur les trans, sans les trans
Travestissement et transidentité ont longtemps été confondus, dans des films interprétés par des comédiens cisgenres et hétérosexuels. Tony Curtis et Jack Lemmon s’habillaient en femme pour échapper à la pègre dans Certains l’aiment chaud (Billy Wilder, 1959), Dustin Hoffman en Tootsie (Sydney Pollack, 1982) pour obtenir un rôle dans une série télé, et Robin Williams en Mrs Doubtfire (Chris Columbus, 1993) pour se rapprocher de ses enfants après une séparation douloureuse. De manière récurrente, ils font de la virilité irrépressible le prétexte à l’humour. Irréalistes, ces films et le succès qu’ils ont rencontré dévoilent une fascination amusée du public pour le changement d’expression de genre. Mais ils ont aussi permis, à leur manière, de révéler ses implications.
Quand c’est la transidentité qui est évoquée, la question de savoir qui incarne le personnage se pose avec plus d’importance, et détermine en partie la réception de l’œuvre par les personnes concernées. Des associations militantes ont dénoncé le fait que n’ait pas été proposé à des personnes transgenre les rôles de Lili Elbe dans The Danish Girl (Tom Hooper, 2015, interprété par Eddie Redmayne) ou de Lara dans Girl (Lukas Dhont, 2018, interprété par Victor Polster). La production craint-elle de « traumatiser » une personne trans en lui demandant d’incarner – pendant une partie du film – son genre assigné à la naissance ? Ou est-il simplement plus confortable de demander à un·e comédien·ne cisgenre d’opérer à l’écran une transformation « pour du faux » ? Un film « sur » et pas « avec » (ni « pour » ?) des personnes concernées, mène quoi qu’il en soit à des raccourcis et des incohérences blessantes.
Dans The Danish Girl, quand l’héroïne met une robe, c’est comme si c’était l’extase sensuelle, sensorielle. Je comprends qu’on le fasse pour le public, mais ce n’est pas réaliste… Et puis dans Girl, ce qui m’a vraiment déplu, c’est le fait que ce soit tellement axé sur l’opération de réassignement. C’est un gros pan de l’histoire. Pour moi ça a été tourné dans le tragique et le gore et ce n’était pas nécessaire. Ça ne correspond pas du tout à ma réalité.
(Élise, elle, 30 ans)
Au-delà du male gaze, c’est ici le « cis gaze » qui est dénoncé par les personnes concernées. Comme défini par Charlie Fabre, « le regard cis, avant d’être un procédé cinématographique et narratif, inconscient ou non, c’est une réalité. C’est le regard quotidien des personnes cis sur nos corps et sur nos vies de personnes trans [5]. » Citant l’autrice Galen Mitchell, « le cis gaze fait référence aux moyens mis en œuvre pour présenter les personnes trans comme si elles existaient uniquement pour satisfaire le voyeurisme des personnes cis et pour les divertir ». Pour mettre ce phénomène en évidence, l’association Representrans a publié un outil permettant de confronter un film avec le « degré » de « regard cis » qu’il matérialise [6].
Généralement réalisés par des personnes non-concernées, ces films sont loin de porter les messages politiques des communautés trans. À la place, « le personnage trans, souvent isolé, devient la métaphore par excellence du combat intérieur et de la confrontation au regard de l’autre, tous deux sources de tensions cinématographiques. Les critiques vont souvent même au-delà de cela, remarquant que ces œuvres propagent au final une image distordue et négative de la transidentité, plutôt que de rendre service aux personnes concernées » [7]. Pour Londé Ngosso, administrateur de l’association Genres Pluriels, la représentation de la transidentité dans le film Girl pose un problème de taille : « Nous, on dit que c’est la société qui doit évoluer, comprendre et s’adapter et que c’est elle qui fait des règles discriminantes. Dans ce film, on dit que, non, c’est la personne elle-même qui a un problème avec ses parties génitales, qui veut se faire opérer. C’est un message qui est d’une violence incroyable pour les personnes trans [8] ». L’association a ainsi déconseillé à ces dernières d’aller voir le film. Et si sa qualité intrinsèque du film a été mise en évidence et félicitée par différents prix, se pose la question du potentiel « éducatif » de l’œuvre. En axant l’histoire de ce personnage sur les dimensions les plus problématiques de son vécu, elle ne contribue pas à normaliser le regard que la société pose sur ces parcours [9].
Des publics (si) distincts ?
J’aurais préféré être jeune aujourd’hui, regarder The L World, Carol, 120 battements par minute… J’aurais voulu grandir avec ça…
(Mélanie, elle, 46 ans)
Souvent de bonne foi, de nombreux·ses auteu·rices approchent les questions LGBTQIA+ et visibilisent les enjeux de société qui les entourent. Mais se dessine une question centrale : le cinéma peut-il toucher le grand public sans exclure les personnes concernées ? Un cinéma « sur » les communautés LGBTQIA+, mais parfois développé « sans » elles et avec des comédien·nes « bankable », semble s’adresser au grand public hétéro, quand un autre, produit « pour » et « avec » les communautés LGBTQIA+, resterait cantonné au circuit des festivals spécialisés. Un réalisateur concerné qui voudrait « faire événement » et s’assurer d’un impact sociétal, n’aurait ainsi d’autre choix que de donner à son récit les atours du film hollywoodien classique : c’est le choix réalisé par Gus Van Sant avec Milk (2008). Pour en faire « le premier film hollywoodien grand public où le personnage est gay sans s’excuser de l’être [10] », il a délaissé ses audaces formelles et son style expérimental caractéristique.
Le mythe d’un cinéma capable de rassembler les publics dans une communion émotionnelle se heurte aux impératifs économiques des industries qui produisent et diffusent les films. Elles imaginent un « spectateur type », dépositaire des normes et valeurs d’un grand public dont serait exclue la diversité des expressions et identités de genre, des orientations sexuelles. L’audace d’auteurs, d’autrices et de producteur·ices ont pourtant prouvé que ce grand public était moins intolérant et obtus que les « majors » de l’industrie l’imaginaient. L’œuvre de Pedro Almodovar dans son ensemble constituait déjà, dans les années 80, un tournant dans ce registre. 30 ans plus tard, les sœurs Wachowski, avec la série Sense8, situent avec justesse d’importants enjeux LGBTQIA+ au sein d’un scénario truculent. C’est par exemple une comédienne transgenre qui incarne Lola dans Lola vers la mer (Laurent Micheli, 2018) et une réalisatrice lesbienne qui a secoué la cérémonie des Césars avec Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, 2021). La série Umbrella Academy a même transposé dans son scénario la transition de son comédien, Elliot Page. Associé·es au processus de production, auteur·rices et acteur·rices LGBTQIA+ prouvent qu’on peut annihiler le « male gaze » et le « cis gaze » séculaire, pointer les enjeux sociétaux et cibler un public plus inclusif. Comme l’a ambitionné Laurent Micheli avec Lola vers la mer, l’optique était de « rendre ce film visible par tout un tas de personnes différentes. Pour moi il y a la porte d’entrée dans le film qui est soit le personnage de Lola, qui va prendre avec elle toutes les personnes qui sont par exemple issues de la communauté LGBTQI+, et puis quelque chose de plus normé à travers cette porte d’entrée qui est le personnage du père, qui est avec ses questionnements et qui les envoie à la tronche de sa fille [11] ».
Le public LGBTQIA+ doit-il se satisfaire de représentations stéréotypées faute de mieux ? L’opportunité de se voir incarné par des personnages plus juste est-elle réservée à celles et ceux qui ont accès à un cinéma « d’auteur·e » ?
Soit tu tombes sur le film populaire et caricatural en te disant que ça a le mérite d’exister – donc en fait on se contente du peu qu’on a – soit on tombe dans des films géniaux, qui ont plein de sens, mais qui sont pour le coup trop élitistes, pas assez accessibles… Il n’y a pas de juste milieu au cinéma. (Florence, elle, 31 ans)
Les communautés LGBTQIA+ occupent aujourd’hui une place mieux valorisée dans le panel de personnages porteurs au cinéma ou dans les séries. Mais du film choc sur l’opération d’un personnage trans à l’homosexualité qui « passe crème », la fiction oscille, plus que jamais, entre mise en spectacle et normalisation.
Brieuc Guffens
Cette publication et les messages qu’elle entend adresser s’appuient sur de nombreux témoignages de personnes s’identifiant au spectre LGBTQIA+. Ceux-ci ont été collectés en novembre et décembre 2021, d’abord grâce à un formulaire en ligne puis à des échanges en « focus group ». L’objectif était d’identifier les supports ou propos qui posent question pour les communautés concernées, de recueillir leur parole et de la retranscrire avec le plus de fidélité possible. La publication LGBTphobies, médias et société rassemble tous les contenus issus de cette démarche de collecte. La RTBF, Prisme et Média Animation s’associent pour remercier toutes les personnes qui ont, par leur témoignage, contribué à ancrer cette publication dans des expériences réelles.
[1] Diana Gonzalez-Duclert conceptualise le terme « film événement », désignant « un film qui sort de la catégorie cinématographique habituelle et existe comme un phénomène de société ».
Diana Gonzalez-Duclert, Le film événement, Paris : Armand Colin, 2012, p 170.
[2] Diana Gonzalez-Duclert, idem.
[3] Média Animation & Prisme – Fédération Wallonne LGBTQIA+, LGBTphobies, médias et société, RTBF, Bruxelles, 2022, p 157.
[4] Littéralement le « regard masculin ». Par ce terme, Laura Mulvey dénonce « le voyeurisme, la place du personnage principal masculin dans la lutte pour être l’objet du regard et créer l’énergie de l’histoire, la femme comme spectacle ».
Brut, C’est quoi le male gaze, 14/02/2021. https://www.brut.media/fr/entertainment/c-est-quoi-le-male-gaze--beae7f9e-7c01-4c4c-8e21-6839e44565bb
[5] Charlie Fabre, Le cis gaze, en bref, 02/11/2020. https://representrans.fr/2020/11/02/le-cis-gaze-en-bref/
[7] Clint Delmée, LGBTphobies, médias et société, Média Animation / Prisme Fédération Wallonne LGBTQIA+, 2022, p136.
[8] Marise Ghyselings, Girl, vivement déconseillé aux personnes transgenres, Paris Match, 18/10/2018. https://parismatch.be/culture/cinema/188731/girl-deconseille-personnes-transgenres
[9] Pour continuer cette réflexion : Maëlle Le Corre, Vous ne comprenez pas pourquoi on dit que les personnages trans devraient être joués par des acteurs trans ? Par ici, Madmoizelle, 10/11/2021. https://www.madmoizelle.com/vous-ne-comprenez-pas-pourquoi-on-dit-que-les-personnages-trans-devraient-etre-joues-par-des-acteurs-trans-par-ici-1211135
[10] Selon les dires de son scénariste, dans une interview menée par Isabelle Regnier pour Le Monde.
Gus Van Sant : « Des milliers de gens sont venus spontanément pour faire de la figuration », Le Monde, 03/03/2009. https://www.lemonde.fr/cinema/article/2009/03/03/gus-van-sant-des-milliers-de-gens-sont-venus-spontanement-pour-faire-de-la-figuration_1162666_3476.html
[11] Stanislas Ide, Le cinéma queer de Laurent Micheli, Bruxelles, RTBF, Belgorama, 10/02/2022. https://www.rtbf.be/auvio/detail_le-cinema-queer-de-laurent-micheli?id=2863171