Ma sorcière bien aimée : l’idéal féminin des sixties ?
Sex and the City, Grey’s Anatomy, Desperate Housewives… Les séries télé nous proposent aujourd’hui une profusion d’héroïnes qui offrent chacune à leur manière une possibilité d’exercer un point de vue sur le féminisme et la féminité. En effet, le statut de la femme dans la société peut être apprécié parallèlement à ses représentations dans la culture populaire : de Ma sorcière bien aimée à nos jours, le féminisme fait son chemin…
Ma sorcière bien aimée fait ses débuts à la télé en 1964, dans un contexte particulier. En effet, les Etats-Unis font alors face à de nombreux changements sociaux, qui définiront plus tard les années ’60 dans nos esprits. Tout d’abord, le mouvement féministe fait parler de lui et commence à prendre de l’ampleur sur la scène populaire : la série débute un an après la sortie de The Feminine Mystique (de Betty Friedan), un best-seller auquel on attribue généralement le lancement de la seconde vague du féminisme. Parallèlement, les sixties connaissent aussi l’essor du mouvement homosexuel, les émeutes ethniques, l’assassinat de Kennedy et de Martin Luther King, le développement de la contre-culture hippie et la guerre du Vietnam. Vous avez dit mouvementé ?
Dans un tel contexte, il n’est donc pas étonnant que les sitcoms se voient attribuer une fonction essentielle d’évasion pour le public, ce que Ma sorcière bien aimée réalisera avec succès : dès sa première saison, la série arrive numéro deux de tous les programmes diffusés. S’ensuit alors une renommée internationale et surtout durable : même aujourd’hui, il semblerait que personne n’aie oublié les péripéties de Samantha, sorcière à ses heures perdues, qui a néanmoins promis à son publiciste de mari (Jean-Pierre) de ne plus se servir de ses pouvoirs afin de vivre une vie normale. Elle y a pourtant recours régulièrement pour régler diverses situations.
Une sorcière qui fait la morale
Si Ma sorcière bien aimée nous en dit long sur le statut de la femme dans les années ’60, c’est parce qu’elle offre (comme le fait la majorité des sitcoms des années ’50-’60) une version idéalisée de la classe moyenne américaine de l’époque, insistant donc sur les règles et normes qu’il convient d’adopter pour se conformer au modèle dominant. Ainsi, Ma sorcière bien aimée nous propose de suivre la vie typique d’une famille parfaitement ordinaire : un époux et sa femme, bientôt rejoints par deux enfants, une fille et un garçon. Alors que Monsieur travaille, Madame reste à la maison pour s’occuper des tâches ménagères et de sa future progéniture. En effet, par un commentaire ponctué de ‘typique’ et de ‘normal’, la série insiste dès le pilote sur l’importance de se conformer aux normes. Ainsi, Samantha et Jean-Pierre deviennent bons amis après s’être rencontrés plusieurs fois par hasard et ce dernier, comme le ferait ‘tout jeune homme typique en pareil cas’, décide de lui demander sa main. Si dans les séries contemporaines, la scène du mariage est généralement prétexte à une profusion de sentiments en tous genres, tout ce que nous en verrons dans Ma sorcière bien aimée, c’est la bague passée au doigt de Samantha. Le mariage est un jour heureux, certes, mais pourquoi en faire plus qu’il ne faut quand c’est le lot de toute jeune fille qui se respecte ?
Sans surprise, la représentation du célibat féminin dans la série est donc particulièrement négative. Qu’il s’agisse d’une mère veuve, d’une ex-copine de Jean-Pierre ou de simples célibataires, une femme sans homme est toujours au pire diabolique, au mieux suspecte. L’idée sous-jacente à la plupart des situations décrivant ce type de femmes semble être que, devant le constat de leur vie incomplète et désespérante, elles sont prêtes à tout pour remédier à la situation, quitte à voler le mari d’une autre. En plus d’être représentées comme secondaires à la gent masculine, les femmes ne semblent donc pas exister en dehors de leur relation aux hommes (elles sont épouses, mères, fiancées…).
Samantha, quant à elle, incarne la femme idéale des sixties, heureuse de délaisser une carrière professionnelle potentielle pour satisfaire les aspirations carriéristes de son mari. Abandonnant son indépendance au profit de la vie d’épouse et satisfaite de ce choix de vie, Samantha est décrite comme une femme intelligente et sensée. Dans le pilote de la série, alors que Jean-Pierre lui annonce qu’il a pris la décision de rester avec elle malgré le fait qu’elle soit une sorcière, il lui fait promettre de ne pas user de ses pouvoirs magiques, même s’ils lui rendent la vie plus facile. Elle devra apprendre à cuisiner et à faire le ménage comme toute épouse normale, insistant ainsi sur les attentes sociales envers les femmes au foyer.
Cet accent mis sur les tâches ménagères tout au long de la série est aussi une volonté des principaux sponsors du programme, désireux d’attirer les femmes vers leurs produits. Ces dernières sont donc représentées comme ayant beaucoup de pouvoir dans la seule sphère qu’elles contrôlent : la maison.
Mais une possible carrière professionnelle n’est pas la seule chose à laquelle Samantha renonce volontiers pour son mari : elle accepte aussi de délaisser ce qui fait d’elle une femme puissante et hors du commun, ses pouvoirs magiques. Ce faisant, Samantha accepte non seulement d’abandonner la magie, mais également ce qui constitue son identité. Ainsi, la série montre l’indépendance et le pouvoir féminin comme source d’ennuis car ils déstabilisent l’équilibre du couple. Il est donc convenu que les femmes gardent leur pouvoir dans les limites autorisées par le mariage et qu’elles se contentent de leur rôle d’épouse, tout comme Samantha s’ajuste à la vie des mortels, afin de vivre une vie de couple ‘parfaitement normale’.
Ally McBeal, sur la ligne du temps
Une trentaine d’années plus tard débarque sur nos écrans une jeune avocate ambitieuse et légèrement névrosée : Ally McBeal. La série, née en 1997, connaît immédiatement un succès foudroyant. Mais dès l’année suivante, le controverse émerge quand le Time place Ally sur une ligne du temps des figures féministes : les contradictions du personnage, entre succès professionnel et quête du prince charmant, donnent matière à débat. Alors que certains voient en elle l’icône d’un nouveau féminisme, elle est pour d’autres l’incarnation d’un retour en arrière, ou tout du moins du long chemin qu’il reste à faire en matière de féminisme… Antiféministe ou pionnière d’une nouvelle ère, une chose est sûre : la série représente bel et bien la tendance actuelle du féminisme, elle aussi contradictoire. De là découlera une prolifération de séries TV dont les personnages centraux sont des femmes (Buffy, Sex and the City, Desperate Housewives, Gilmore Girls, the L Word ou encore Cold Case et Grey’s Anatomy), souvent en âge de profiter des avancées féministes de leurs aînées des années ’60 et ’70, ce qui change indiscutablement leur vision du monde et nous permet de faire état des progrès féministes.
L’un des changements majeurs dans les représentations féminines des séries TV s’est amorcé dans les années ’80, au cours desquelles on a vu augmenter le nombre de femmes qui non seulement travaillent, mais en plus occupent des postes à responsabilités d’où elles peuvent tirer un certain pouvoir. Il s’agit là d’une conséquence du féminisme tel qu’il s’est développé dans les décennies précédentes, dont l’égalité au travail était l’un des piliers centraux. Ainsi, les femmes médecins, avocates, écrivains ou inspectrices de police témoignent d’un changement significatif dans le statut télévisuel des femmes, « autorisées » à se consacrer à leur vie professionnelle autrement que comme passe-temps jusqu’au mariage. Ce dernier devient d’ailleurs une option et plus une fin en soi. À l’instar de Carrie Bradshaw (Sex & the City), Meredith Grey (Grey’s Anatomy) ou Lorelai Gilmore (Gilmore Girls), les héroïnes contemporaines font donc bien souvent le choix de ne pas choisir : entre travail et romance, elles veulent tout. Cette prise de position ambivalente est représentative de l’état actuel du féminisme, qui navigue entre égalité et différence, travail et famille, valeurs féministes et retour conservateur.
Il est bien difficile aujourd’hui (et souvent peu pertinent) de qualifier un personnage comme étant favorable aux avancées féministes ou non : une même série TV nous offre une diversité impressionnante de personnalités, une diversité qui auparavant, n’existait pas. De plus, leurs prises de position changent et progressent d’épisode en épisode. Cependant, en nous présentant une palette de réactions aussi large et éclatée, les séries représentent bel et bien notre société contemporaine et les problématiques auxquelles elle fait face, parmi lesquelles la question des genres. L’histoire des personnages et leurs choix, considérés d’un point de vue idéologique, nous permettent de prendre la mesure de l’évolution de la société.
Barbara DUPONT
Avril 2011