Les six thématiques de l’éducation aux médias et le jeu vidéo
Outil classique de l’éducation aux médias, les six thématiques proposent des angles de réflexion critique qui s’appliquent parfaitement au jeu vidéo [1]. Comme tous les médias, un jeu peut être interrogé de plusieurs manières pour mieux saisir les paramètres qui pèsent tant sur la plus importante industrie culturelle que sur ceux qui consomment ses produits [2].
La thématique "producteur"
Qui a développé ce jeu, qui l’a financé, quelles sont les intentions des producteurs ?
Face aux jeux commerciaux, cet angle dévoilera l’ampleur d’une entreprise qui s’étale sur plusieurs années, des budgets qui n’ont rien à envier aux films d’Hollywood et l’étendue d’une équipe de travailleurs qui combine une large gamme de talents : graphistes, scénaristes, programmateurs, publicitaires, etc. A titre d’exemple, le jeu Grand Theft Auto V sorti en 2013 aura coûté 202 millions d’euros et pris 5 ans pour être réalisé, mobilisant 300 personnes [3]. En 2014, Activision Blizzard ridiculise ces chiffres avec Destiny dont le coût atteint le demi-milliard de dollar [4], bien plus que ce qui était nécessaire pour tourner Avatar, le film le plus coûteux de l’histoire. Un tel investissement ne peut évidemment se permettre de risquer un déficit, la priorité des financiers étant de le rentabiliser, on imagine aisément la pression qui existe sur le produit pour qu’il atteigne ses objectifs. L’industrie vidéoludique constitue un secteur industriel majeur de la culture « de masse » contemporaine et se trouve ainsi contrainte par des questions de rentabilité et de marché qui pèsent jusqu’aux mécanismes de jeu eux-mêmes. Une entreprise prendra moins de risques à reproduire ce qui marche plutôt qu’à innover. Le gameplay est donc pensé pour répondre aux attentes lucratives. Certains jeux, notamment les social games tels Candycrush qui fleurissent sur les réseaux sociaux comme Facebook, sont entièrement conçus pour maintenir une envie de jouer. Cette envie peut être, au bénéfice du producteur, convertie en vecteur promotionnel (en encourageant ses amis à jouer pour augmenter les avantages en jeu) et monétisée (lorsque le jeu propose de payer pour continuer à jouer ou pour augmenter ses atouts).
La thématique « public »
A qui s’adresse le jeu ? Qu’en fait le public ?
La thématique « public » est d’abord liée au marché que vise le jeu. Tous les joueurs ne se ressemblent pas et leur potentiel lucratif est très variable. A l’image des amateurs de littérature d’horreur ou de western, l’immense communauté des joueurs de jeux est segmentée de manière plus ou moins souple en niches spécifiques, offrant chacune un potentiel commercial. Outre rentabiliser ces niches, l’enjeu pour l’industrie est de réussir à conquérir de nouveaux marchés et donc à attirer de nouveaux consommateurs. La société japonaise Nintendo s’est ainsi distinguée par des consoles comme la Wii qui mise sur le potentiel familial ou par son jeu pour sa console DS Programme d’entraînement cérébral du Dr Kawashima : Quel âge a votre cerveau ? dont le principe semble avoir été pensé pour séduire les personnes plus âgées soucieuses du maintien leurs facultés cérébrales.
Mais le consommateur est bien plus qu’un facteur de croissance. Se questionner sur le public d’un jeu interroge aussi ce que les joueurs font des jeux. Si la réception individuelle est un continent difficile à explorer, l’univers vidéoludique permet d’observer l’émergence de communautés de joueurs qui, collectivement, peuvent œuvrer à modifier en profondeur les dynamiques du secteur. Le jeu multijoueur EVE, un space opéra qui rassemble plusieurs millions de joueurs, se distingue régulièrement par des phénomènes collectifs de grande ampleur. Les batailles de vaisseaux spatiaux mobilisent des milliers de participants et les intrigues tissées entre eux débouchent parfois sur des conséquences qui impactent l’ensemble des joueurs en tant qu’ils constituent une société et non plus uniquement un ensemble de consommateurs [5]. Les jeux multijoueurs ne sont pas les seuls à provoquer de tels engouements comme l’illustrent les mods (petits programmes réalisés par des amateurs pour améliorer l’expérience de jeu, par exemple en ajoutant des effets visuels non prévus par le logiciel) ou les forums où s’échangent avec passion les « soluces », procédures et astuces pour franchir les niveaux. Certains succès vidéoludiques sont d’ailleurs parfois le fruit de détournements techniques réalisés bénévolement par des informaticiens tel le jeu de tir par équipe Couterstrike développé sur base de Half-Life et dont l’énorme succès a contribué au développement de l’e-sport. L’activité provoquée par le jeu n’est donc pas toujours celle prévue par le produit et elle déborde régulièrement du cadre initial qui est avant tout un espace pour agir.
La thématique « langages »
Comment le jeu fait-il pour se faire comprendre ? Et comment me fais-je comprendre du jeu ?
Face à un message médiatique traditionnel, l’analyse se penchera sur les phénomènes de langages qui transmettent le sens à celui qui le réceptionne. La peinture, l’opéra, le cinéma, ont su inventer leurs codes dont l’évolution à travers les œuvres constituent une histoire esthétique propre à chaque média. De prime abord, le jeu vidéo semble être un aggloméré d’autres formats : son, vidéo, images, textes, qui ont chacun leurs langages. Mais réduire celui des jeux vidéo à un cocktail serait négliger les nombreux codes langagiers spécifiques qu’ils ont développé et qui ont intégré la culture au sens large. Les expressions « game over », « try again », sont entrées dans le langage courant et les vues subjectives des jeux de tir sont désormais dans l’arsenal des effets des films d’action. L’esthétique vidéoludique a aussi son histoire stylistique comme le manifestent les nombreuses parodies d’œuvres connues transformées dans le format de jeu vidéo ancien, comme l’illustre bien un détournement « 8 bit » de la première saison de la série Games of Thrones réalisé par le collectif College Humor [6].
Le jeu offre une dimension langagière supplémentaire puisqu’il s’agit pour le joueur d’être capable de communiquer au logiciel ses décisions. L’interface constituée par la souris, le clavier, le joystick ou les mouvements corporels nécessite non seulement de comprendre le contenu du jeu mais aussi de parler son langage. L’apprentissage d’un programme passe par celui de ce dispositif et il s’agit pour certains joueurs de le pousser jusqu’à une maîtrise totale moyennant une rigueur digne du sport professionnel. Si les joueurs ne conçoivent sans doute pas ce processus comme un apprentissage langagier, il s’agit pourtant bien de maîtriser à la perfection des outils de communication homme/machine qui, à la différence des rapports de langage quotidien, sont supposés avoir des effets mécaniques, objectifs et immédiats.
La thématique « technologie »
Comment la technologie pèse sur l’expérience ludique ?
Le jeu vidéo est peut-être le média dont l’évolution, en termes d’expérience de consommateur, est le plus intimement lié aux innovations technologiques. Entre les quelques pixels qui animaient le jeu Pong, premier titre à connaître une notoriété populaire en 1972 dans son format de borne d’arcade, et l’immersion audiovisuelle et sensorielle de haute définition que proposent les nouveautés d’aujourd’hui, il y a plus qu’une révolution copernicienne. Triomphe de l’électronique et du numérique, l’industrie vidéoludique palpite constamment aux rythmes de l’évolution qualitative des gameplay et des inventions technologiques. Cette évolution est d’ailleurs une des locomotives privilégiées de l’industrie qui fournit le matériel de jeu. Le marché des consoles puise sa rentabilité dans l’innovation constante qui invite à renouveler le « parc » vidéoludique des foyers. Le même phénomène s’observe pour l’univers des jeux PC où le gamer constitue la cible privilégiée des vendeurs de cartes graphiques, de processeurs puissants, d’écrans larges, de claviers ergonomiques, de connexions à haut débit, etc. L’univers du smartphone n’est pas en reste, lui qui réussit à mettre dans les mains de publics qui s’ignoraient joueurs, des jeux faciles à prendre en main, comme l’emblématique Angry Birds, et dont les qualités visuelles, notamment, incitent à choisir des écrans tactiles plus larges et de meilleure définition.
Paradoxalement, cette quête technologique qui modifie l’expérience du joueur et ses désirs d’appareils électroniques, tend aussi à l’affranchir des contraintes physiques imposées par les interfaces matérielles. Les bornes d’arcade qui faisaient les beaux jours des Luna Park étaient des appareils massifs, qui proposaient des expériences simplistes basées sur quelques gestes répétitifs et compulsifs. Aujourd’hui, les consoles Kinect, qui détectent les mouvements, les casques Oculus, qui proposent une immersion visuelle en 3D digne des fantasmes des films de science-fiction comme Existenz ou Matrix, ou les interfaces de réalité augmentée des smartphones qui recouvrent d’informations ludiques l’environnement quotidien, participent d’une quête de la virtualité poussée à son maximum. C’est-à-dire débarrassée de la médiation matérielle, ou du moins de la conscience de sa présence, que constituent les manettes ou les écrans, au profit d’une illusion qui règne de manière impériale sur les sens [7].
La thématique « représentations »
Comment ce jeu conçoit-il et représente-t-il le monde ?
Que ce soit par les visuels, les types d’épreuves qu’ils soumettent aux joueurs ou la manière dont ils prévoient mathématiquement certaines facettes de leur contenus, les jeux vidéo médiatisent des conceptions du monde alimentées par des stéréotypes, des clichés ou des points de vues idéologiques ou socioculturels. Les enjeux de l’analyse des représentations prennent peut-être avec le jeu vidéo une importance accrue par rapport aux représentations des médias plus traditionnels. Les jeux se présentent fondamentalement comme la programmation de quelque chose. Il ne s’agit donc plus uniquement de montrer un élément ou de l’insérer dans un récit, mais de le modéliser et donc de le simuler. Cette simulation est la préoccupation première des critiques des jeux qui vont évaluer le gameplay, c’est-à-dire les qualités ludiques du programme mises en perspective avec l’expérience concrète du joueur. En revanche, elle est rarement questionnée sur les fondements culturels et idéologiques qui la sous-tendent. Pourtant, les logiciels permettent de faire certaines choses selon certains paramètres, et ne permettent pas d’autres choses. Ces choix constituent des représentations particulièrement sophistiquées qui intègrent une large gamme de présupposés moraux et culturels, et de stéréotypes divers.
Pourquoi par exemple les capacités d’un personnage diffèrent-elles s’il est féminin ou masculin ? Pourquoi le soldat voit-il dépendre son efficacité d’un nombre de points de vie et non de la simulation d’un état psychologique ? Dans un jeu de stratégie, pourquoi est-ce la domination militaire et l’annihilation de l’adversaire qui conduisent à la victoire ? Pourquoi l’argent est souvent la force essentielle d’un jeu de gestion ? Pourquoi ne peut-on pas doper un joueur dans Fifa Football ou avorter dans les Sims ? Etc. Les jeux commerciaux constituent un observatoire privilégié du sens commun. Car il ne s’agit pas uniquement de miser sur les représentations du public pour se faire comprendre : il faut susciter l’usage, le joueur doit adhérer à l’orientation du parcours ludique. Si le jeu place entre mes mains une arme chargée, c’est que forcément je dois tirer et personne ne doit me l’expliquer. Cet objectif est inscrit dans ma culture, ma morale, mes connaissances du monde et donc dans mes aspirations ludiques. C’est l’hypothèse inverse – ne pas devoir faire usage de l’arme – qui ferait violence.
Cette perspective se double d’une particularité de l’industrie vidéoludique : elle a été d’emblée mondialisée. Malgré la domination des blockbusters dans les classements des ventes (musicaux, littéraires, cinématographiques…), la plupart des publics maintiennent une attention importante à des produits locaux ou régionaux, notamment sous l’influence des dimensions linguistiques. Mais l’univers du jeu vidéo est largement dominé par celui des consoles dont seuls trois acteurs industriels (Sony, Nintendo et Microsoft) se disputent près de 100% du marché mondial et imposent aux développeurs de jeu (dont beaucoup sont des succursales de ces groupes) leur interface. Si la liste des studios de développement reste importante [8], la plupart d’entre eux ambitionnent de diffuser leurs titres sur l’ensemble du marché, chose rendue possible avec la pénétration presque universelle d’Internet. Au-delà de cette particularité du marché, l’enjeu est également culturel. L’examen des univers et des ressorts proposés aux joueurs peut mettre en évidence une domination de la culture occidentale et industrielle. Le genre de l’heroic fantasy, qui a une place importante, voire centrale, dans le jeu vidéo, trouve ses sources dans la littérature occidentale et son inspiration dans les mythes et l’histoire européens. Bien qu’ouverte à des influences d’autres origines, notamment asiatiques et surtout japonaises [9], cette culture domine les mondes imaginaires, en restreint les horizons et diffuse ses principes sur l’ensemble de la planète.
La thématique « typologie »
A quel genre de jeu ais-je affaire ?
Les premiers jeux se ressemblaient beaucoup. Il s’agissait bien souvent de faire preuve d’adresse pour provoquer une complication progressive des paramètres dans le but d’augmenter le score (Pacman, Space Invaders, Tetris…), à la manière des flippers à billes. Sur cette base, des premiers genres apparaissent proposant des jeux de combat, de sauts d’obstacles, de sports, d’aventure. Dans les années 80, les premiers systèmes de sauvegarde permettent de proposer des parties plus longues où s’insèrent des éléments narratifs qui vont au-delà d’une simple complication des épreuves. Les jeux de rôles naissent alors, proposant des expériences plus fictionnelles que performatives. A la faveur de la croissance du secteur, les jeux vidéo se diversifient et engendrent des consommateurs qui s’identifient à des genres spécifiques : wargames, jeux d’échec, jeux de foot, de voitures, d’intrigues, de tirs,… qui composent un paysage qui n’a rien à envier aux riches variations de la littérature ou du cinéma. Désormais, chaque genre a ses codes, tant en termes de gameplay, que de visuels, qui mobilisent des nuances contrastées des thématiques évoquées jusqu’ici : processus de production différents, publics particuliers, langages vidéoludiques spécifiques, technologies adaptées, représentations propres au genre, etc. Cette combinaison se manifeste bien lorsque des campagnes de sensibilisation explicitement adressées aux joueurs détournent les codes d’un genre pour frapper les esprits. La campagne Licence to Heal [10] de la Croix-rouge française s’est ainsi distinguée pour avoir converti les univers des jeux de tirs, multijoueurs et des esthétiques proches de celles de Grand Theft Auto, en plaidoyer pour le secourisme, démontrant dans un même temps la spécificité d’un univers médiatique bien à part mais central dans notre environnement.
Daniel Bonvoisin
Média Animation
Novembre 2014
[1] La grille de lecture des six thématiques de l’éducation aux médias s’inspire largement de l’ouvrage de Len Masterman, Teaching the Media, Routledge, 1986.
[2] « Thématiques abordées par l’éducation aux médias », Rapport du CEM de 1995, GReMS, sites.uclouvain.be/grems/cem/p142.html
[3] Martyn McLaughlin, New GTA V release tipped to rake in £1bn in sales, The Scotsman, 8 septembre 2013, www.scotsman.com/lifestyle/technology/new-gta-v-release-tipped-to-rake-in-1bn-in-sales-1-3081943
[4] Christophe Josset, Le jeu vidéo Destiny bat déjà le record du budget le plus élevé, L’Express, 9 septembre 2014, www.lexpress.fr/culture/le-jeu-video-destiny-bat-deja-le-record-du-budget-le-plus-eleve_1574355.html
[5] Comme l’illustre la fin de la guilde « Band of Brother » dissoute suite au jeu d’un seul joueur qui l’a infiltré jusqu’aux plus hauts échelons pour causer sa perte grâce aux pouvoirs administratifs qu’il a acquis : Goonfleet stomps Band of Brothers in biggest EVE takedown ever, Destructoid, 2 mai 2009, www.destructoid.com/breaking-goonfleet-stomps-band-of-brothers-in-biggest-eve-takedown-ever-77421.phtml
[6] TV RPG / Game of Thrones RPG, CollegeHumor, 4 août 2011, www.collegehumor.com/video/6579356/game-of-thrones-rpg#!bqGGJG , voir aussi les parodies de films célèbres, toujours en 8-bit, disponibles sur la chaîne YouTube CineFix.com.
[7] Il est d’ailleurs frappant de voir que c’est le même mouvement qui pousse depuis plusieurs décennies les salles de cinéma à démultiplier les effets d’immersion : images 3D, sons surround, écrans gigantesques, jusqu’aux fauteuils toujours plus confortables pour participer à l’effacement du monde matériel.
[8] « Liste des développeurs de jeux vidéo », Wikipédia, fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_développeurs_de_jeux_vidéo
[9] Comme peut l’illustrer la teinte très asiatique et les personnages d’humains-pandas de l’extension Mists of Pandaria de World of Warcraft (2011).