Les séries télé sont-elles les nouveaux spots publicitaires ?
Passer la coupure pub en avance rapide, regarder ses séries préférées en streaming ou se les procurer en DVD sont autant de traces de changement de nos comportements télévisuels, qui poussent les publicitaires à faire preuve d’imagination pour assurer la visibilité des marques. Le placement de produit, à l’origine réservé au cinéma, se fait donc de plus en plus présent sur nos petits écrans… et notamment dans les séries télé.
Les annonceurs l’ont bien compris : le consommateur sature de l’omniprésence de la pub. À la télé, la radio, dans les magazines, les arrêts de bus, les journaux, sur Internet… pour ne citer que les plus évidents. Submergé de toutes parts, le consommateur identifie une annonce quand il en voit une et a donc tendance à changer de chaîne dès les premiers signes de spot publicitaire. Il zappe. Certaines chaînes de télé américaines, bien que dépendantes des annonceurs pour rester dans la course, ont réalisé que laisser tomber la coupure pub de temps à autres ne pouvait être que bénéfique en termes d’audience : les diffuseurs de 24h chrono et Alias, par exemple (respectivement Fox et ABC), ont déjà programmé un de leurs épisodes sans contraindre le spectateur à la « pause-conso » coutumière. Cependant, financement oblige, ces chaînes n’ont pas épargné leur audience par pure bonté d’âme : elles ont tout simplement troqué ces interruptions contre une tendance répandue dans le milieu, le placement de produits.
Ce mélange d’indifférence et de scepticisme du public face aux publicités va de pair avec un autre phénomène en expansion : les changements de nos comportements télévisuels. Avoir la possibilité de faire l’impasse sur les coupures publicitaires grâce à la TV numérique du type Belgacom TV, regarder les séries en streaming sur Internet ou encore se les procurer en DVD sont autant de traces de la mutation progressive de nos comportements spectatoriels qui encouragent les annonceurs à la créativité pour justifier leurs revenus. Ainsi, à côté des réclames « pop-up » et des logos intermittents, le placement de produit fait son chemin.
Vers une pub sans pub ?
Le placement de produit à la télé vise donc essentiellement un objectif : rendre la publicité moins publicitaire. Ainsi, elle s’éloigne de la réclame classique pour s’immiscer l’air de rien dans des endroits où nos défenses face aux discours publicitaires sont en quelque sorte anesthésiées. Parmi ces lieux rêvés pour les annonceurs : les séries télé. Il s’agit donc de placer un produit ou une marque dans une série télé, un film, un clip vidéo, une pièce de théâtre, un roman ou encore un jeu vidéo. En effet, alors qu’il était auparavant réservé au grand écran (qui reste d’ailleurs son lieu de prédilection), le placement de produit s’est révélé être un allié utile pour des producteurs d’autres médias en manque de moyens. La série télé, en particulier, pratique le placement de produit depuis ses débuts : les premiers soap operas, littéralement « opéras savons », tirent leur nom de leurs investisseurs privilégiés : les fabricants de détergents, qui déjà à l’époque apparaissaient régulièrement à l’image. Les séries occupent donc une place décisive dans ce marché et offrent un terrain très intéressant pour les publicitaires, et donc pour les chaînes « gratuites » – c’est-à-dire celles qui ne demandent pas de souscription particulière comme le fait Canal+ ou BeTV. Les spots publicitaires diffusés lors des séries ayant fait leurs preuves (TF1, par exemple, devait 17 de ses 20 meilleurs écrans publicitaires de 2007 aux Experts), il n’est pas étonnant que le placement de produit soit un phénomène croissant au cœur des séries télé.
Concrètement, un produit peut être placé de trois façons différentes dans une série télé :
– 1. Le produit apparaît simplement, sans qu’il n’y ait d’arrangement préalable entre le producteur de la série et la marque en question. Cette publicité gratuite peut bien sûr être bénéfique pour l’entreprise représentée, ou non (la marque de chips Utz, par exemple, a vu ses ventes augmenter après son apparition dans un épisode de Mad Men tandis que l’insecticide Raid aurait préféré ne pas être utilisé comme arme dans une scène particulièrement violente des Sopranos).
– 2. La marque fournit du matériel qui sera utilisé dans la série. Ainsi, les producteurs de la série évitent des frais et la marque assure sa visibilité.
– 3. Les producteurs de la série et les représentants de la marque s’accordent sur une compensation financière : en échange de la mention, de l’utilisation ou de l’apparition du produit, la marque paye un certain montant.
Ainsi, les annonceurs trouvent dans les séries un écrin idéal pour leurs marques, moins coûteux que le cinéma et souvent plus pérenne. En effet, une fois la marque associée à un personnage, elle peut se permettre, non seulement d’apparaître à l’écran sans perdre sa crédibilité, mais aussi de faire partie intégrante de l’univers de la série, et donc d’être associée aux qualités et au prestige du personnage qu’il aide à définir (Les Manolo Blahnik de Carrie Bradshaw ou Jack Bauer et sa Ford Expedition). L’avantage, pour les publicitaires, concerne aussi le public potentiellement touché par le placement de produit : une fois placée dans un épisode, la marque peut-être vue lors de la diffusion de la série, de sa rediffusion à la télé ou sur Internet, de son téléchargement ou visionnage en streaming, ou encore sur DVD.
D’autre part, les producteurs de séries télé trouvent également leur compte dans ces arrangements, essentiellement pour la source financière non négligeable que constitue l’investissement d’un annonceur. En effet, le montant d’un placement de produit oscille entre 3000 et 50000 euros, principalement en fonction de sa récurrence et de sa visibilité dans la série. De plus, les produits connus du public permettent d’ancrer l’univers de la série dans le réel, de gagner en crédibilité. En effet, la série cherche souvent à copier la vie réelle, et quoi de plus réaliste qu’un monde inondé de marques. Si une canette de Coca ou un paquet de Marlboro ne choquent personne, les mêmes produits sans marque risquent d’être repérés davantage. Cependant, si ce procédé satisfait généralement les besoins financiers des producteurs, il permet également aux annonceurs d’avoir un droit de regard sur le contenu de la série télé, qui peut même conduire à changer l’issue de l’épisode. Il convient donc d’être critique face aux choix des réalisateurs, parfois davantage guidés par la pression financière que par un souffle artistique…
Un exemple enrichissant : Mad Men
Mad Men, une série américaine diffusée en Belgique depuis 2011 (depuis 2007 aux USA), met en scène les publicistes de l’agence Sterling Cooper dans les années 1960. Quoi de plus normal, pour une série prenant place dans une agence de pub de nous bombarder de placements de produits ? Et la série ne s’en prive pas. Cependant, les génialissimes Mad Men vont plus loin et jouent sur de nombreux tableaux, aussi bien internes qu’externes, voire même intrinsèques à la narration, rendant ainsi la frontière entre la publicité réelle et fictive redoutablement poreuse. Le premier niveau de placement de produit est évident : ce sont les marques citées ou montrées pendant l’épisode, que l’on trouve à foison dans la succession des saisons. Des hôtels Hilton au Wall Street Journal en passant par la Cadillac, les prétextes ne manquent pas dans une série dont le thème principal ne saurait mieux s’y prêter. Une occasion rêvée pour les annonceurs qui voient leurs produits ancrés dans l’Amérique des années ’60, leur octroyant ainsi un cachet de longévité et de nostalgie, tout en offrant à la série les éléments de réalisme et d’authenticité qui fondent la crédibilité du décor de Mad Men. Les sixties offrent aussi la possibilité aux moutons noirs du marketing de faire leur pub, on nommera l’alcool et les cigarettes. Fidèles aux habitudes de l’époque, les personnages de Mad Men fument et boivent en permanence, et font une place à Heineken, Budweiser, Smirnoff, Philip Morris ou encore Lucky Strike dans la course au product placement.
Au-delà de la seule apparition des marques à l’écran, la série pratique également ce qu’on appelle le placement de produits narratif, qui consiste à intégrer la marque à la narration, au cœur du récit. Ce n’est bien sûr pas la première série à pratiquer cette technique (Ally McBeal, par exemple, avait suscité une bonne publicité pour les cafés Starbucks en leur conférant une aura étonnamment érotique), mais Mad Men se démarque par l’utilisation systématique de ce procédé : au cours de leurs fameuses réunions, Don Draper et ses collègues s’échinent à élaborer les campagnes publicitaires du déodorant Gillette, des cigarettes Lucky Strike ou encore du produit cosmétique Clearasil. Le prétexte de la série ne saurait mieux convenir aux annonceurs qui voient la prégnance de ces publicités d’autant plus forte que le spectateur doit garder le produit à l’esprit pour suivre l’intrigue. Le dernier épisode de la première saison (« Carrousel », 1 : 13), offre un excellent exemple de placement narratif parfaitement réussi : le projecteur de diapositives Kodak est intégré à une scène chargée d’émotions et de nostalgie dont il est en fait le prétexte. Dans cette scène, le produit est mentionné, montré, utilisé mais est aussi attaché émotionnellement au personnage principal. Que demander de plus ?
Parallèlement à la série, les Mad Men poursuivent le jeu publicitaire hors des épisodes en mêlant réalité et fiction : l’actrice January Jones qui incarne la femme de Don Draper à l’écran est devenue l’égérie de Versace, renforçant ainsi le statut de Mad Men comme référence de mode et de design, tandis que Pete Campbell et Harry Crane, les collègues (fictifs, cette fois) de Don Draper, tentent de convaincre le public américain de l’utilité d’une ligne de TGV traversant les Etats-Unis dans une campagne de pub bien réelle.
Mad Men brouille ainsi les pistes, croise les mondes fictif et réel, et met son propos à profit du monde publicitaire, tout en conservant sa crédibilité auprès des téléspectateurs.
L’ambiguïté est donc de mise, il devient difficile de dire où s’arrête la fiction et où commence la publicité.
Barbara DUPONT
Avril 2011