Les médias de la diversité : canaux d’émancipation ou ilots identitaires ?
Produits, réalisés et diffusés par des personnes issues des migrations, les médias de la diversité fourmillent d’expériences. Ils témoignent de la volonté des communautés migrantes de s’approprier une part de l’espace public en matière de médias et de moyens d’expression.
S’ils se caractérisent globalement par leur fragilité, ces médias risquent parfois – contre leur gré – de rester isolés : d’une part, par rapport à la société d’accueil dans laquelle ils évoluent ; d’autre part, par rapport aux médias traditionnels qui ne leur font pas assez confiance comme partenaires potentiels.
[1]
Une définition large
Dans la nébuleuse des médias qui sont produits et diffusés, que revêt le concept de « médias de la diversité » ?
« Par média de la diversité est entendu tout média :
– ayant un projet éditorial dont le contenu est axé prioritairement sur la diversité des composantes des sociétés européennes ;
– s’adressant à une audience liée à un ou divers groupes constitutifs de cette même diversité ;
– pour lequel les lieux de production et de diffusion sont majoritairement fixés sur le territoire national de l’un ou de plusieurs Etats de l’Union européenne ;
– ayant une équipe professionnelle composée majoritairement de personnes représentatives de la diversité des composantes des sociétés européennes ;
– ayant une structure dirigée par, ou appartenant à, des personnes représentatives de cette même diversité » [2].
Cette définition relativement large des médias de la diversité permet de mieux saisir ce dont on parle. Ainsi, les dimensions de producteur (qui est producteur du média, mais aussi le lieu où ce média est produit), de public ou du projet éditorial permettent de distinguer les médias de la diversité d’autres types de médias. Ainsi, une chaîne étrangère diffusant en Belgique ne sera pas retenue dans cette conception des médias de la diversité. Ou encore, un blog, souvent produit par un individu, ne cadrera pas avec les dimensions du projet rédactionnel ou de l’équipe professionnelle [3] porteuse du projet.
Rapport à la société et/ou à elles-mêmes
Au-delà des critères descriptifs, les médias de la diversité peuvent aussi se caractériser par les fonctions qu’ils remplissent.
Dans la fonction expressive qu’ils développent, ces médias de la diversité sont aussi souvent issus de « groupes minoritaires ». Dans la société (d’accueil) dans laquelle ils évoluent, ces groupes cherchent à développer un modèle de représentation et à développer une forme d’égalité de participation. Les médias qu’ils produisent sont un moyen de formuler pour eux-mêmes leur interprétation de leurs identités, de leurs intérêts, de leurs besoins. Ils veulent aussi participer à l’espace public dominant, quitte à créer des espaces publics alternatifs.
Alors que la critique qui leur est souvent adressée est qu’ils risquent de conduire au communautarisme, les médias de la diversité peuvent aussi sortir cette même communauté de son confinement. En permettant l’accès à un espace public, les questions que certains voudraient voir contenues dans l’espace privé peuvent ainsi demeurer « ouvertes ».
La fonction expressive que remplissent ces médias se complète d’une fonction d’intégration. Car ce qui leur permet de développer un sentiment d’appartenance est justement de pouvoir jouer sur les deux tableaux, celui de l’espace public et celui de l’espace privé. Les médias de la diversité « créent du lien » pour reprendre un terme générique.
Selon Massimo Bortolini : « On peut cependant distinguer globalement les médias liées aux migrations plus anciennes (par ex : Espagne, Portugal, Italie, Maroc) des migrations plus récentes (Ex pays de l’Est, Asie, …). Pour les premiers, le média va davantage mettre l’accent sur l’échange, la transmission. Comment pouvons-nous faire vivre notre identité et la partager à la Belgique ? Et dans cette catégorie, les médias produits par les jeunes générations ont certainement une dimension plus revendicative, davantage liée à ici et maintenant, avec une dimension locale plus importante. Pour les seconds, le média visera plus directement une intégration. Comment pouvons-nous comprendre la Belgique ? Par exemple, des sites polonais, ukrainiens, roumains sont de véritables médias. En plus d’infos sur la Belgique, ils donnent des infos-services pour pouvoir se débrouiller, trouver un logement, un travail. C’est un véritable réseau social qui joue la carte de l’intégration. [4] »
Mais ces médias ont aussi une fonction de complément, une fonction alternative par rapport aux médias traditionnels de la société d’accueil. « Si les médias de la diversité existent, on peut faire l’hypothèse que c’est parce que l’offre des médias traditionnels est défaillante ou non satisfaisante. Ils se posent en complément aux médias traditionnels qui ne parlent pas beaucoup de tel ou tel sujet lié à l’immigration, la diversité… Ou bien ils ne connaissent pas bien ces sujets… Le sentiment de ne pas se retrouver dans les médias traditionnels, généralistes, de ne pas y être pris en compte et visible renforce le foisonnement de nouveaux lieux d’expression » estime Massimo Bortolini [5].
Vivier médiatique
« Nous avons été surpris par le nombre de médias de la diversité répertoriés. Il y en a plus que ce que l’on imaginait, même si l’étude n’a duré que deux mois. A ce stade de la recherche, ce sont environ nonante médias de la diversité qui ont été repérés en Wallonie et à Bruxelles : 30 titres papier, 10 émission de télévision, 30 radio ou webradio et une dizaine de sites d’information. Dans la méthodologie pour composer cette cartographie, nous n’avons pas retenu les blogs ou les sites d’associations sans démarche rédactionnelle » poursuit Massimo Bortolini.
Si le vivier est important, il est aussi très diversifié.
*Les producteurs
Le nombre de communautés qui diffusent un média est très large. Les producteurs sont parfois des individus, plus souvent des associations. Très largement d’initiative privée, avec parfois une visée commerciale. Très généralement, le mécénat et le volontariat sont de mise. Certains médias disposent de quelques permanents salariés, liés soit à des reconnaissances par les pouvoirs publics, soit aux revenus publicitaires (ex. : radio Gold FM).
*Les technologies
Les formes que prennent ces médias : du support papier, aux émissions de radio, au programme télé, en passant par les newsletters numériques ou les sites Internet, … Tous les supports sont exploités, mais selon des modalités variées. Le coût de la mise en œuvre de certaines technologies de production nécessite parfois des accords de partenariat.
Ainsi, notamment dans le secteur des radios indépendantes, il existe en Communauté française 15 radios communautaires (produites par des communautés issues de la diversité. Exemple : Radio Alma ; Radio Al Manar, Gold FM). D’autres producteurs ont préféré nouer des partenariats avec des radios d’expression existantes. Six radios diffusent des programmes produits par des communautés étrangères (ex. : Radio Campus, Radio Panik ou encore Radio RUN ouvrent leur antennes à des communautés issues de la diversité).
Dans le secteur des télévisions locales, Télé Matonge, diffusée sur Télé Bruxelles depuis 2004 est également un exemple de collaboration. Mais d’autres télévisons de la diversité ont choisi l’autonomie. Ainsi, Al Maghreb MTV, qui se définit comme « la télévision belgo-maghrébine » – qui compte émettre à partir de décembre 2010 – sera autonome [6] ; tandis que Diversity TV (Intercultural Independant Television in Brussels) émet depuis fin 2008 comme web TV [7].
Les modes de diffusion sont également variés. Si les radios et les sites Internet offrent un accès gratuit, les médias papiers doivent se diffuser dans des endroits physiques. Une diffusion courante est le dépôt d’exemplaires dans des endroits ciblés : lieux culturels et lieux commerciaux (magasins, restaurants, boulangerie,…) tenus et/ou fréquentés par les membres de la communauté concernée.
*Les publics et la langue
Certains médias de la diversité s’adressent quasi exclusivement à leur communauté. D’autres s’adressent à un public plus large que celui de la seule communauté d’origine. Cette distinction peut illustrer la manière dont la communauté tend à se situer par rapport à la société dans laquelle elle s’insère.
L’ouverture à d’autres publics suppose dès lors une accessibilité dans la langue utilisée : le média n’est plus unilingue (dans la langue d’origine de la communauté concernée), mais également traduit en français (voire en néerlandais). Ce bi -ou pluri- linguisme peut être interprété comme une volonté d’ouverture, ainsi qu’un argument contre ceux qui voudraient associer automatiquement médias communautaires à communautarisme.
On ne peut évidemment pas généraliser et en tirer comme conclusion que tout média unilingue serait irrémédiablement centré sur sa seule communauté… Car dans les contenus, l’information de ce qui se passe en Belgique peut être une priorité. Exemple : Capital News – périodique bimensuel produit par Dreamedia pour la communauté chinoise de Belgique – est entièrement rédigé en chinois [8] . Tiré à 15.000 exemplaires, il serait également distribué aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Allemagne. Seules quelques publicités sont en anglais.
Son souci est d’informer sur l’actualité belge et européenne les quelques 35.000 chinois de Belgique.
Cette question de l’utilisation des langues est réglée de manière contraignante dans le secteur des radios indépendantes, reconnues dans le cadre du plan de fréquence du CSA belge. Dans ce secteur (pour recevoir l’agrément et l’autorisation d’émettre), il faut avoir une programmation en français. Cependant un système de dérogation a été mis en place afin « de favoriser la diversité culturelle ». La situation donnait d’une part, environ 8 radios communautaires diffusant jusqu’à 50 % d’émissions en langue étrangère ; et d’autre part, 6 radios d’expression atteignant le maximum de 25 % de programme en langue étrangère et 75 % en formule « bilingue ».
Des constats et des critiques
La fragilité serait une caractéristique dans laquelle la plupart des médias de la diversité pourraient se reconnaître. Cette fragilité peut s’analyser sur divers plans.
*Périodicité / Longévité
Ce qui caractérise aussi plusieurs médias de la diversité est leur périodicité qui connaît parfois des retards… La structure des équipes de production, ainsi que la faiblesse des moyens financiers et techniques expliquant souvent ces difficultés.
Mais plus largement aussi, Massimo Bortolini observe « l’extrême fragilité de ces médias. Il y a un mouvement de naissance, puis de disparition parfois rapide. Cela est particulièrement observable dans le secteur des nouvelles technologies liées au numérique » [9].
*Mesure d’audience / Publicité
Il n’y a pas de mesure d’audience pour les médias de la diversité. Même si pour des médias papier on peut objectiver le tirage… Certains médias plus structurés seraient cependant demandeurs car ils souhaitent développer des recettes publicitaires et se positionner dans ce secteur. Mais tous expriment leur sentiment d’être négligé par le monde des annonceurs.
*Professionnalisme
La critique souvent adressée aux médias de la diversité est leur manque de professionnalisme. Si cette question est à relier aux moyens financiers et techniques, certains acteurs revendiquent toutefois cette situation. Situés dans le pôle associatif, ils revendiquent l’originalité de leur projet qui fonctionne sur une autre logique que les médias traditionnels, ou dans une autre optique que la logique commerciale.
*Indépendance / Pluralisme
Les médias de la diversité ne cachent pas leurs objectifs : les médias qu’ils diffusent veulent favoriser l’intégration d’une communauté, valoriser son identité et sa visibilité. Le produit médiatique est donc au service d’un projet : celui d’une communauté en rapport avec son contexte d’accueil. La manière dont la communauté s’est insérée ou tente de s’insérer aura donc une influence directe sur la manière dont ces médias aborderont leur projet rédactionnel.
« Pour les immigrations plus anciennes, comme les italiens ou espagnols, le média va valoriser des fêtes, les liens au sein de la communauté. Le média joue presque une fonction décorative, orientée culturellement. Il y a comme une transmission tranquille pour une communauté qui se sent faire partie du club belge. Ils ne se sentent pas menacés. Par contre, les immigrations turque ou marocaine sont plus dans l’affirmation, la revendication et avec une transmission plus structurée. La dimension nationaliste est sans doute davantage présente dans les médias turcs » analyse Massimo Bortolini [10] .
Et dans la myriade de médias de la diversité, il n’est pas toujours facile d’identifier le producteur ou l’éditeur. Même identifié, il n’est pas toujours non plus évident de mesurer sa représentativité.
Enfin, cette question doit être restituée dans le contexte du pluralisme. Il n’est pas impossible qu’une communauté puisse disposer d’une offre de plusieurs médias défendant des points de vue différents : si tel média est issu d’une diaspora qui s’exprime, avec des opinions tranchées, un autre groupe pourra avoir d’autres opinions.
Cette dialectique entre indépendance et pluralisme ne rend pas non plus toujours les médias de la diversité très « lisibles ».
Juxtaposition d’identités ou Interculturalité ?
En s’adressant chacun à leur communauté, les médias de la diversité favorisent-ils réellement l’interculturalité ? Il est vrai que très peu de projets de collaboration émergent entre les communautés. Soulignons cependant des collaborations plutôt techniques (ou de bon voisinage) qui peuvent se nouer lorsque diverses communautés partagent des plages horaires au sein d’une radio d’expression ou lorsque une radio est directement portée par trois ou quatre communautés (voir l’encadré sur radio Alma).
Mais cette question serait également à renvoyer à la société d’accueil. Les médias traditionnels élaborent-ils des partenariats avec les médias de la diversité ? Sans aucun doute de manière trop timide, car les éléments de critiques parcourus ci-dessus jouent parfois en défaveur des collaborations pourtant possibles.
Identités particulières et valeurs communes
S’ils se caractérisent par une originalité plutôt que par une uniformité, les médias de la diversité éprouvent une certaine difficulté à se valoriser et se développer. Diverses tables rondes récemment organisées [11] ont montré qu’au-delà du partage des constats amers, ces médias portaient un projet citoyen et ouvraient des voies de « média-tion » entre les communautés issues de la diversité et leur société d’accueil. A condition de nouer une interaction équilibrée entre ces identités particulières et celles de la communauté d’accueil, ces médias peuvent constituer des instruments d’émancipation et de renforcement du sentiment d’appartenance à un environnement global.
S’ils sont des médias d’ouverture – en donnant une place à l’information du pays d’accueil - , ils éviteront de prêter le flan à la critique du risque de communautarisme. Et s’ils invitent aussi les membres de leur communauté à s’intéresser aux médias de la société d’accueil, ces médias rempliront bien leur fonction d’expression et de complément. Car « consommer » aussi les médias majoritaires du pays d’accueil participe aux partage de valeurs communes et à la construction de repères plus ou moins communs qui peuvent fonder un vivre ensemble.
Stephan GRAWEZ
Novembre 2010
(Cet article sera également publié dans le "Dossier de l’Éducation aux Médias" N°6 - à paraître début 2011 - " Médias sans Frontières : Productions et consommations médiatiques dans une société multiculturelle ")
Co w Trawie Piszczy : un magazine familial polonais |
Les mille idées de Binfikir |
Radio Alma, Al Manar et quelques autres Alma
Al Manar
RIN / RUN
Radio Panik
|
[1] Cet article constitue le troisième élément d’un ensemble de trois articles.
Retrouver l’introduction et le premier article : « De la diversité dans les médias : un patchwork chamarré » [http://www.media-animation.be/De-la-diversite-dans-les-medias-un.html]
Lien vers le deuxième article « Les médias sur la diversité : les fictions remplacent la réalité » : [http://www.media-animation.be/Les-medias-sur-la-diversite-les.html
[2] Reynald BLION, « Médias des diversités en Europe », in Agenda Interculturel, N° 239-240, Janvier-Février 2006, CBAI, Bruxelles. Aujourd’hui responsable Média & Diversité auprès du Conseil de l’Europe depuis septembre 2008, Reynald Blion a été directeur de programme à l’Institut Panos de Paris.
[3] Le terme « professionnelle » caractérisant davantage l’exigence de compétences plutôt que le statut des personnes ; car le recours à des bénévoles est largement répandu.
[4] Interview de Massimo Bortolini (Centre Bruxellois d’Action Interculturelle – CBAI) réalisée le 21 juin 2010.
[5] Idem.
[6] AMTV : www.amtv.be . Elle devrait être disponible sur Belgacom TV (canal 296).
[7] Diversity TV – DTV : http://rc3intertv.blogspot.com/
[8] Capital News : rue des Poissonniers, 12 – 1000 Bruxelles
[9] Interview de Massimo Bortolini (Centre Bruxellois d’Action Interculturelle – CBAI) réalisée le 21 juin 2010.
[10] Interview de Massimo Bortolini (Centre Bruxellois d’Action Interculturelle – CBAI) réalisée le 21 juin 2010.
[11] Séminaire « Radios communautaires et interculturalité » du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), Bruxelles, le 26 mai 2010 ; Table ronde « Médias de la diversité » organisée par la Fondation Roi Baudouin, Bruxelles, le 24 juin 2010.