Les jeux vidéo : plus verts que nature ?
De tous les médias de masse, les jeux vidéo sont peut-être ceux qui sont les moins « naturels ». Encodés numériquement, inscrits sur des disques durs, ils sont créés par ordinateur et proposent un environnement entièrement synthétique. Pour les pratiquer, il faut disposer de machines complexes, électriques et aux composants fragiles. Leur diffusion planétaire et la place centrale qu’ils occupent désormais dans les pratiques culturelles ont contribué à l’émergence du concept de virtualité. Leurs univers alternatifs et interactifs apparaitraient comme d’autres mondes, situés dans une irréalité intangible. Pourtant, l’environnement réel occupe une place de choix dans leurs contenus qui incarnent peut-être au mieux le rapport que notre société entretient avec l’idée de nature.
Le nombre de jeux en circulation est aussi élevé qu’il y a de genres différents : jeux de stratégie, de tirs, de sport, de rôles, d’énigmes, d’aventure, de simulation... Transversalement à cette diversité, la nature s’y intègre par deux dimensions spécifiques de ce média : la simulation et la représentation visuelle de la nature.
La nature : des ressources et des obstacles
Là où les médias narratifs traditionnels modélisent un thème à travers un récit et une représentation d’ordre visuel ou descriptif, les jeux vidéo ajoutent une dimension spécifique au jeu : ils simulent les objets en prévoyant leur comportement sous une forme algorithmique et donc mathématique. Ainsi, la nature des jeux vidéo s’offre à travers des éléments « calculés » qui permettent aux joueurs d’interagir avec elle. Dans un jeu de stratégie, la nature s’insère presque systématiquement de deux manières : elle est obstacle ou ressource. Pour construire une maison, il faudra qu’un bûcheron abatte du bois (comme dans les jeux de stratégie et de gestion comme Warcraft ou Settlers). Pour se cacher des ennemis, on peut compter sur les arbres.
L’environnement est alors une donnée de l’algorithme du jeu, il devient une somme d’éléments souvent passifs qu’il faut apprendre à manipuler. Dans le jeu Civilization, œuvre angulaire du genre où le joueur conduit sa nation de l’âge de pierre à la conquête spatiale, l’environnement est un vaste champ de ressources qu’il faut disputer aux adversaires et exploiter au mieux pour contribuer à son développement économique ou militaire. Par soucis de simplicité, elles sont d’ailleurs inépuisables : la nappe de pétrole est éternellement disponible. Pour le reste, montagnes, fleuves, océans sont autant de terrains qui impactent le déplacement des unités dans le jeu. Cette approche est radicalement utilitariste. L’environnement est réduit à son rôle de pourvoyeur de moyens et de cadres de vie.
Dans le domaine des jeux d’aventure, il en va de même. S’il ne s’agit pas de simuler le développement d’une société mais celui d’un individu, le personnage sera invité à cueillir plantes et fruits pour se composer des potions magiques. Il aura aussi affaire à des animaux éventuellement agressifs, qui lui donneront l’occasion de se battre et souvent de s’essayer à la simulation de combat sur des adversaires peu dangereux. Les peaux récoltées se vendent, les viandes se mangent. Plus largement, l’environnement peut être prétexte à modifier les paramètres en fonction du climat. Le jeu Don’t Starve ! synthétise bien ce rapport. Le joueur évolue dans un environnement à la fois hostile et source de denrées. Il faut cueillir, planter, construire et survivre le plus longtemps possible.
Dans tous ces jeux, l’environnement est pensé comme constituant une épreuve soumise au joueur via son personnage. Celui-ci est mû par l’intériorité que lui confère le joueur. Il s’agira toujours, finalement, de manipuler l’environnement avec habilité et d’en négocier les effets, en somme d’apprendre à l’exploiter et le dominer. On retrouve là en filigrane la manière dont la civilisation occidentale conçoit son rapport à la nature : elle devenue « un domaine d’objets régi par des lois autonomes sur le fond duquel l’arbitraire des activités humaines pouvait déployer son séduisant chatoiement [1] ». Á charge de la société humaine, tel le joueur sur son jeu, de découvrir les lois qui régissent ce système mathématique que serait la nature pour les manipuler au profit de son développement et au risque de ses excès.
Décors et fascination
L’autre grand argument de la présence de l’environnement dans les jeux est son potentiel esthétique. Depuis les premiers pixels grossièrement assemblés aux rendus des jeux actuels, l’évolution graphique des jeux vidéo peut s’évaluer à leur capacité à offrir une vision toujours plus convaincante. Ces dernières années, des jeux tels Skyrim, Witcher III ou The Legend of Zelda : Breath of the Wild se sont distingués par un « environnement » graphique qui pousse les joueurs à contempler les paysages. On évaluera la finesse de l’imagerie à l’onde des eaux, aux effets de lumière d’un crépuscule ou du vent sur les herbes.
Les joueurs eux-mêmes participent de cette tendance en produisant des « mods », des logiciels complémentaires, qui améliorent les rendus. Désormais, des jeux, comme Abzû, proposent de flâner dans des environnements oniriques à grand renforts de faune et flore exotiques. De cette manière, les jeux vidéo apparaissent comme l’ultime jalon du naturalisme artistique qui a fait les beaux jours de la peinture et qui alimente encore largement les sensations qu’offre le cinéma [2] et offrent une communion purement sensible avec une nature réduite à un décor fantasmagorique. Si cette communion manifeste une intention écologiste de la part des auteurs, qui visent à sensibiliser à l’importance de l’environnement, ces jeux participent à leur manière d’une lecture inquiète du rapport à la nature qui s’appuie notamment sur le sentiment d’un paradis perdu ou en voie de disparition. Mais paradoxalement, ces jeux d’immersion dans une nature disparue, participent peut-être de l’idée que les espaces virtuels pourraient se substituer aux espaces naturels réels dont les bienfaits sensoriels, voire touristiques, y seraient perpétués [3] à la manière dont le Hameau de la Reine du Petit Trianon prétendait offrir l’illusion aux nobles de Versailles de vivre une existence campagnarde dans un simulacre propret de vie de ferme [4].
La nature peut-elle être actrice ?
Aux côtés de ces deux grandes manifestations, la ressource et le décor, quelques jeux adoptent d’autres approches. Certains proposent d’incarner des animaux ou des végétaux, éventuellement en lutte contre les prédateurs humains (comme Botula, The Deer God ou Seasons after fall). D’autres exposent les enjeux écologiques, notamment dans les jeux de science-fiction (comme Fallout ou S.T.A.L.K.E.R.). Mais il reste difficile d’échapper à la nature des jeux. Le filtre culturel et technologique que constituent ces nouveaux médias incarne l’idée « moderne » que tout ce qui existe peut être calculé, donc serait manipulable et transposable dans une double représentation numérique : équation mathématique et image de synthèse.
Pour l’anthropologue Philippe Descola, la perspective occidentale qui sépare nature et culture n’a rien d’universel. D’autres sociétés conçoivent tout autrement le rapport entre les hommes et l’environnement et ne postule pas une distinction radicale. D’une certaine manière, pour ces sociétés, la nature n’existe pas comme un domaine à part réduit à une série de phénomènes biologiques et physiques dépourvus d’intériorité (la qualité que la culture occidentale réserve à l’humain) ou à des atouts esthétiques. Summum du numérique, les jeux vidéo peuvent-ils dépasser la tradition informatique qui a présidé à leur naissance pour offrir d’autres perspectives sur le rapport entre les humains et l’environnement ? C’est ce que tente le jeu Never Alone conçu en collaboration avec des Inuits pour faire découvrir leur culture et leur rapport au monde. Le joueur y incarne tour à tour une fillette et un renard confrontés à une tempête hivernale et expérimente potentiellement une sorte d’équivalence qualitative entre les deux êtres : celle de l’animisme qui prête précisément de l’intériorité aux éléments qui composent l’environnement.
Si l’expérience est originale, son succès reste modeste et représente plutôt l’exception que la règle. Il n’est en effet pas difficile de reconnaître dans les grands succès du média vidéoludique les manifestations d’une culture occidentale dominante qui invisibilise des manières d’être au monde différentes. Pourtant, à l’heure où l’environnement souffre excessivement d’avoir été réduit à un décor matériel sur lequel la société industrielle prolifère, d’autres visions pourraient être inspiratrices. Si le jeu vidéo est un média qui offre de belles possibilités de s’approprier une question, les œuvres ludiques qui participeraient d’une telle prise de conscience globale font encore défaut.
Daniel Bonvoisin
Illustrations de l’article : Abzû (Giant Squid/505 Games)
[1] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Editions Gallimard, 2005, p.4.
[2] Daniel Bonvoisin, Le cinéma à la conquête des paysages de la nature in « Médias plus verts que nature », Média Animation, 2013, https://media-animation.be/Medias-plus-verts-que-nature.html
[3] C’est la critique que le clip « Respire » de Mickey3D adresse aux univers virtuels : l’immersion qu’ils proposent pourrait prétendre compenser la disparition de la nature, Mickey 3d - Respire (Clip officiel), https://www.youtube.com/watch?v=Iwb6u1Jo1Mc
[4] Hameau de la Reine, https://fr.wikipedia.org/wiki/Hameau_de_la_Reine