Les dessous de la programmation télévisuelle
"Programmer une chaîne de télévision est une entreprise bien plus complexe que ce que peut imaginer le téléspectateur lambda ou le lecteur de page télé d’un quotidien. Une série de facteurs économiques, socioprofessionnels ou liés à la programmation elle-même conditionne le travail du programmateur"(1). Dès lors, rien d’étonnant que la programmation soit devenue une technique enseignée en tant que telle dans les programmes de broadcasting des universités. Et dans les écoles américaines, elle atteint parfois même un degré élevé de sophistication.
Vu du seul côté du télé consommateur, la programmation pourrait être définie comme l’art de jumeler le temps social (ma disponibilité devant l’écran) et le temps télévisuel (l’agencement des programmes sur les plages horaires de diffusion). En ce sens, il s’agit de tenir compte des saisons (été/hiver), du jour de la semaine et du moment de la journée, tout en identifiant avec justesse le public cible disponible devant son écran, à chacune de ces plages. Peut-être penserez-vous qu’il s’agit alors d’un puzzle où à chaque pièce correspond une et une seule case.
La vision des choses se complique pourtant, dès que l’on passe du côté du décideur de chaîne. Le responsable des programmes qui fait annuellement ses achats sur le marché mondial des programmes et des films produits, a tout le loisir de se laisser tenter par les offres du moment. On l’imagine aisément, sa politique d’achat est conditionnée par toute une série de facteurs dont les principaux, comme pour toute activité économique, seront la loi de l’offre et de la demande, la hauteur des prix pratiqués et les réserves budgétaires disponibles. Ces éléments décisifs pèseront de tout leur poids sur les acquisitions et, dès lors, sur la ligne éditoriale générale. En résulte inévitablement un grand écart à toujours négocier entre « le souhaité » et « le financièrement possible ».
Est-ce là toute la difficulté de cette fonction ? Le penser, c’est ignorer d’autres aspects du métier de programmateur lesquels dictent également sévèrement leur loi. Certes, le responsable de chaîne ne peut offrir dans ses grilles de temps d’antenne que ce qu’il a trouvé disponible sur le marché des programmes, commercialisé à des prix abordables étant donné ses sources de financement. Mais…
En avec ça, je vous mets…
Les marchands de programmes ne se contentent pas de vous offrir tel ou tel programme. Pour vendre leur fonds de commerce, ils usent de procédés bien spécifiques. Rares sont ceux qui vendent leurs productions à la pièce. Ou alors, les prix sont à la mesure de la beauté du geste ! C’est plutôt par lots –souvent hétérogènes- que sont proposés les films, les séries, les magazines, les reportages. Vous en voulez un bien précisément… s’il fait partie d’un « package deal », il vous faudra acquérir l’ensemble. Et une fois achetés, ces programmes ne pourront pas tous rester dans vos tiroirs, inutilisés. Cette situation de fait annonce une programmation de qualité, à tout le moins hétérogène. Et certaines chaînes ouvrent alors des antennes de diffusion bis et ter, pour écouler leur marchandise de second rang… Au télé-spectateur de faire le tri. Pas étonnant non plus que les programmes d’été regorgent de navets. Quand il y a moins de télé-spectateurs devant les écrans et que la période des sondages est dépassée, on dégraisse les stocks globalement acquis.
Bien sûr, le responsable des achats de programmes se donne des objectifs qualitatifs. Il a une ligne éditoriale à honorer. Faire de la télévision, c’est en effet remplir une mission noble : informer, divertir et former. Normal dès lors qu’il ait envie de bien faire les choses au moment d’arpenter le marché. Mais un second obstacle se dresse immédiatement devant le libre choix : la capacité budgétaire de la chaîne. Celle-ci dépend immanquablement des sources de financement dont la chaîne dispose. Subventionnée, parce que de service public, ou indépendante parce que privée, les chaînes jouent dans des cours différentes. Les subventions d’état sont ce qu’elles sont. En Belgique, on connaît les difficultés de la Communauté française de Belgique, et plus spécifiquement celles du secteur non marchand auquel l’audiovisuel appartient. Le secteur audiovisuel privé, lui, est un véritable marché. Ses sources de financement sont totalement issues d’une commercialisation d’espaces publicitaires. Dès lors, les responsables de chaînes publique et privée ne font pas leur marché avec un budget identique.
Programmer pour et aussi… contre
Quand bien même un programmateur estimerait-il s’en être bien sorti au marché des acquisitions, au moment de commencer le petit jeu du classement de ses programmes en grilles horaire équilibrées, le voici à nouveau contraint, mais par la concurrence, cette fois. Programmer, c’est aussi "contre-programmer" . Il faut distribuer judicieusement ses temps d’antenne pour rentre captif son public, tout autant que pour récupérer la clientèle de ce qu’il faut appeler lucidement "la chaîne concurrente". Que fera le programmateur expérimenté ? S’offrent à lui plusieurs techniques de programmation et de contre programmation.
Stratégies de combat
Au cours d’une journée, on trouvera d’abord le day-time, puis le prime time. Différences entre ces deux moments : leur localisation temporelle, la nature de leur audience et leur variation d’usage. On passe d’une télévision de compagnie à une télévision de masse. Aux USA, la Federal Communication Commission a officiellement situé le prime time, peak-time de l’audience, entre 20 et 23 heures. Mais il y a autant de prime time qu’il y a de cultures différentes de l’usage télévisuel de par le monde. La grille de programmes, garante de continuité, articule un quadrillage du temps télévisuel autour de plusieurs points forts. Garante de diversité, elle divise la journée et la semaine en différents genres et contenus d’émissions. Une répartition de qualité se fera sur la base d’une identification des périodes de temps libres des publics-cible des programmes à placer. Mais la concurrence impose de tenir compte de la pratique des chaînes que l’on tente de contrecarrer.
Démarrer son programme quelques minutes avant l’autre chaîne, c’est peut-être récupérer des spectateurs qui, quelques minutes avant le début de leur émission, font de la pré-écoute en zappant sur les autres chaînes.
Programmer le même type d’émission au même moment que son concurrent, c’est forcer le téléspectateur à choisir (concurrence frontale pure). Diffuser, au contraire, une émission d’un autre type, c’est miser sur la diversité des goûts (programmation alternative). Enchaîner les programmes semblables (par exemple un tunnel de trois séries, comme PJ, la Crim et Avocats et associés, le vendredi sur FR2) c’est accrocher les amateurs d’un genre particulier toute une soirée. Placer une émission chaque jour ou chaque semaine à la même heure, c’est fidéliser le spectateur, surtout si la dimension feuilleton y est présente. Prolonger un programme de quelques minutes pour dissuader le téléspectateur de changer ensuite de chaîne, le programme de la concurrence ayant déjà démarré, c’est un grand classique. Insérer une nouveauté entre deux émissions à succès, pour faire découvrir celle-ci par un maximum d’enthousiastes, voilà un bon truc. Voici résumées quelques unes des pratiques courantes dont les programmateurs usent –et parfois abusent-.
Avec ou sans pub
Cependant, il manque encore une donnée importante de cette dramaturgie. En effet, depuis la fin des années 80, les télévisions européennes ont adopté le modèle de la télévision commerciale américaine dominée par « la théorie de la télévision comme vente d’audiences », celle-ci ne servant qu’à recruter une audience potentielle et à maintenir son attention au service d’annonceurs publicitaires, pourvoyeurs de fonds bien nécessaires. La récente sortie très médiatisée et fortement critiquée de Patrick LeLay, Pdg de Tf1 était pourtant sans ambiguïté : « A la base, le métier de Tf1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (…). Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du télé-spectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre tel : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible »(2). Que devient alors la partie ? Choisir ce qu’il faudra mettre à l’antenne pour se garantir un public captif homogène, lequel sera ensuite revendu comme cible idéale à un annonceur fortuné ?
C’est pourquoi l’émergence de la grille comme procédé organisationnel de la programmation télévisée n’est pas le fruit du hasard ou de l’évolution naturelle de la télévision. Certains auteurs mettent ce phénomène en relation avec le développement de la publicité sur les chaînes françaises dans les années 70, puis avec la naissance de la concurrence. Comme la grille, la concurrence réduit la singularité d’une émission dont elle fait un genre face à un autre genre dans une autre case horaire. Rien de plus normal alors que cela régisse désormais la distribution des temps d’antenne. La présence des écrans publicitaires, souvent administrés automatiquement par décrochage d’antenne vers les relais des régies publicitaires travaillant en sous-traitance, oriente la structuration du temps télévisé vers la production d’émissions calibrées sur vingt-six et cinquante-deux minutes. Les espaces publicitaires sont désormais les équivalents écrans des surfaces réservées aux annonceurs, dans la presse écrite par exemple. On le sait, ce sont ces surfaces qui sont prioritairement attribuées, étant donnés les enjeux financiers qu’elles représentent. A charge des journalistes –et des programmateurs en télé- de se satisfaire du temps restant pour déposer leur contribution. Force est alors de constater que l’on en vient à ce demander si ce sont les écrans publicitaires qui encadrent les émissions ou si ce n’est pas plutôt l’inverse.
Michel Berhin et Paul de Theux
10 septembre 2006
(1) Lorenzo Vilches, La télévision dans la vie quotidienne, Rennes, Apogée, 1995, p. 157.
(2) Les dirigeants face au changement, Les éditions du Huitième jour, Paris, 2004.