Le migrant ce héros
En 2014, la Belgique célèbre les 50 ans des accords d’immigrations conclus avec le Maroc et la Turquie. L’occasion est belle de solliciter le cinéma pour illustrer et questionner les différentes facettes que recouvrent les phénomènes migratoires et leur évolution. Mais le cinéma est aussi un témoin des sensibilités des époques qu’il traverse comme l’illustrent les regards que les films posent sur les migrations.
Les phénomènes migratoires constituent un thème récurrent des discours politiques ou de l’actualité journalistique, associé aux enjeux d’un monde qui semblent se globaliser inexorablement. Et presque toujours, c’est sous l’angle des problèmes que les migrations sont évoquées : problème économique dès lors qu’on pense les immigrés comme menaçants pour les emplois des autochtones, problème criminel lorsqu’une population est présentée comme génératrice de désordres, problème culturel quand on suppose qu’une origine importe des pratiques et des croyances menaçantes pour les valeurs de la société d’accueil. Ces approches sont peut-être planétaires, les « étrangers » du monde entier semblent concernés par ces réactions et le cinéma permet de s’en rendre compte. Ainsi, c’est en s’inspirant des réactions suscitées par la présence des illégaux zimbabwéens en Afrique du Sud que Neil Blomkamp, le réalisateur de District 9, extrapole le rejet raciste que provoquerait l’arrivée des extraterrestres dans son pays. En 1992, le film australien Romper Stroper (de Geoffrey Wright avec Russel Crowe) nous fait partager le quotidien d’un groupe de skinheads qui s’attaquent aux immigrés vietnamiens de leur voisinage. Le traitement des migrations par le cinéma du monde est instructif : on y découvre que - quel que soit le continent, quel que soit son origine - les problèmes du migrant sont les mêmes. Son rejet s’appuie sur les mêmes peurs et génère les mêmes discriminations.
Le migrant du cinéma contre le phénomène migratoire de l’actualité
L’importance du thème est cependant paradoxale. Si d’une part, les migrations sont souvent identifiées comme étant une problématique importante que des partis politiques des pays d’accueil mettent au centre de leur communication ; d’autre part, leur importance réelle est à relativiser. Au niveau mondial, le nombre de migrants, c’est-à-dire de personnes qui ne vivent pas dans leur pays d’origine, est relativement faible : 3,2 % de la population du globe en 2013. Par ailleurs, la majorité de ces migrants sont situés dans les pays du Sud et en proviennent [1]. Le phénomène n’est donc pas massif et ne « menace » pas spécifiquement le Nord. Si en Belgique, les populations immigrées continuent de croître, la majorité des étrangers sont originaires de l’Union européenne et un tiers de ces Européens proviennent des pays limitrophes des frontières belges [2].
Le traitement médiatique, statistique et politique des phénomènes migratoires produit un effet de catégorie : un immigré est d’abord un immigré. Tous les migrants du monde se trouvent versés dans ce grand ensemble qui ne désigne pourtant formellement qu’un changement de pays. Élaborée par les discours, l’étiquette est lourde et charrie des représentations relatives à des enjeux qui dépassent, écrasent, et emprisonnent les individus et leur famille. Pour eux, le voyage répond d’abord à des situations qui leur sont personnelles, souvent liées à leur vie dans le pays d’origine. Ils aspirent à poursuivre leur existence, non à devenir immigré « en soi ». Cet effet d’échelle est précisément ce que le cinéma permet de retourner. En effet, le cinéma a besoin de héros. Un film raconte toujours ou presque l’aventure d’un personnage central confronté à des difficultés. Dès lors, en se plongeant dans le vécu et la subjectivité d’un individu, le cinéma rompt avec le discours abstrait sur les migrations et le personnifie.
Si les discours politico-médiatiques sur les migrations s’attachent à décrire, voire à construire, les risques qu’elles supposent pour les sociétés d’accueil, rares sont les films qui adhèrent à cette perspective [3], précisément parce qu’elle n’est pas, fondamentalement, l’histoire d’un individu. Si le cinéma, et la fiction au sens large, témoigne souvent des préjugés et des stéréotypes qui ont cours sur les populations, les migrations permettent de plonger des personnages dans des récits semés d’embûches et animés par des espoirs auxquels tous les publics peuvent adhérer sans trop de peine. Si le récit des difficultés du migrant est un oiseau rare de l’actualité médiatique, le cinéma lui accorde ses préférences, offrant par le versant de la fiction ou du documentaire, le revers de la médaille des peurs charriées par les discours qui globalisent. Cette sympathie du grand écran pour le migrant est relativement récente [4] bien que depuis Charlot (L’Émigrant, La ruée vers l’or…), les publics sont invités à s’émouvoir pour ses déboires.
L’autre apport du cinéma sur ce thème tient précisément à son exploration des difficultés de la migration. A travers l’évolution des sujets traités par les films, on peut mettre le doigt sur les crises que génère le fait de vivre dans une société qui n’est pas la sienne, surtout lorsque cette société entretient des mécanismes qui font obstacle à l’intégration et génèrent des discriminations (comme le simple fait de devoir vivre dans l’illégalité par exemple). Ces crises qui permettent des histoires susceptibles de rencontrer les sensibilités des contemporains, permettent aussi de percevoir l’évolution des préoccupations relatives aux migrations sous un angle alternatif à celui, anxiogène, de l’actualité.
De quoi le migrant est-il le personnage ?
Il est d’abord celui d’un voyage. Si la migration au sens physique du terme est une porte d’entrée récente de ce cinéma, c’est notamment parce cela fait écho au durcissement des politiques de frontières qui poussent les aspirants à prendre des risques importants. Tristement inspirée par les tragédies telles le naufrage de Lampedusa en 2013, les cadavres découverts dans les containers, les murs qui s’érigent (du Mexique à la Palestine en passant par l’Afrique du Nord) et les mécanismes pervers des voyages clandestins, la fiction audiovisuelle explore désormais régulièrement cette épreuve de plus en plus éprouvante. Cela est illustré dans des registres différents dans la seconde saison de The Wire (2003), Maria, pleine de grâce (de Joshua Marston en 2004) ou La Pirogue (de Moussa Touré en 2013).
Le migrant est surtout le personnage de l’intégration. Dans Tous les autres s’appellent Ali (1974), Rainer Werner Fassbinder était un des premiers à mettre l’accent sur le racisme banal des sociétés occidentales à l’encontre des immigrés. Depuis, ce sujet est régulièrement porté à l’écran comme l’illustre La Marche de Nabil Ben Yadir (2013). En plus du rejet xénophobe, dont la gratuité révoltante anime aisément les récits, l’intégration passe aussi par surmonter les difficultés économiques et sociales (citons Bread and Roses de Ken Loach en 1996, ou Travail d’arabe de Christian Philibert en 2003), afin d’atteindre le minimum de décence qui inspire précisément bon nombre de départs. Cette exploration du quotidien du migrant s’est enrichie ces dernières années d’une réflexion sur le déracinement, le dialogue interculturel et sur l’épreuve que constitue en soi l’intégration dans un univers dont les codes sont, outre parfois hostiles, également pénibles dès lors qu’ils heurtent le sens qu’on donne aux choses et donc sa culture. Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau (2011) est de ces films sensibles.
Ces dernières années, le migrant est aussi le héros d’une crise d’identité. De première, de seconde ou de troisième génération, il souffre de la nostalgie ou de l’attraction qu’exerce sur lui le pays d’origine. Déjà évoqué par Au-delà de Gibraltar de Taylan Barman et Mourad Boucif (2001), ce rapport complexe anime des personnages sous l’influence de deux cultures dont ils deviennent souvent, finalement, des synthèses. Ce thème relativement neuf est porté par des générations de cinéastes eux-mêmes issus des migrations. Ils témoignent souvent d’une résistance aux étiquettes et aux catégories ni d’ici, ni d’ailleurs, des êtres avec des histoires propres, comme tout-le-monde, qui souffrent précisément d’être mis en difficulté, au pays d’accueil ou dans celui d’origine. S’ils souffrent, ce n’est pas tant pour ce qu’ils sont en tant qu’individus mais pour ce qu’ils représentent en tant que phénomène.
Le cinéma sur les migrations est donc aussi un cinéma contre les « migrations ». Non contre l’expérience de vie, mais contre cette catégorie sociale construite comme une source de dangers, de difficultés bien concrètes et réductrice pour ceux qu’elle afflige. Les personnages de ces films poursuivent tous l’espoir de s’affranchir de cette chaîne. Ce sont des héros, tout simplement.
Daniel Bonvoisin
Mars 2014
[1] Les migrations internationales en chiffres, OCDE, 3 octobre 2013, http://www.oecd.org/fr/els/mig/les-migrations-internationales-en-chiffres.pdf
[2] Migrations et populations issues de l’immigration en Belgique : Rapport statistique et démographique, Université Catholique de Louvain, Centre de recherche en démographie et sociétés (DEMO) et le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, 2013, www.diversite.be/migrations-et-populations-issues-de-l’immigration-en-belgique-rapport-statistique-et-démographique
[3] Mais il y en a, surtout lorsque le personnage principal est confronté à des migrants hostiles à l’intégration (souvent dans des films ou des séries d’actions ou policiers où le héros combat des terroristes ou des criminels étrangers) ou lorsqu’il est lui-même un migrant soucieux de préserver ses traditions comme dans l’heureusement isolé Land Gold Woman (de Avantika Hari, 2011), où un père indien préfère commettre un crime d’honneur plutôt que laisser sa fille vivre avec son amant britannique.
[4] Bruno Icher, Les migrants, nouveaux héros du cinéma, Libération, 14 mars 2009, www.liberation.fr/culture/2009/03/14/les-migrants-nouveaux-heros-du-cinema_545952