Le mème est-il (juste) le média le plus folklorique du numérique ?
Les mèmes sont des images agrémentées de texte, massivement partagées sur les réseaux sociaux. Tantôt humoristiques, tantôt militants, ils font partie intégrante de la culture du Web. Loin d’être anodines, les références convoquées sont porteuses de sens informationnel (c’est un message) et social (ils participent aux échanges en ligne). Le mème n’est pas une image si anodine qu’il y parait : il cristallise les spécificités du numérique. L’éducation aux médias peut donc s’en saisir pour questionner la manière dont il y structure des échanges humains.
En scrollant sur les réseaux sociaux, les yeux de l’internaute tombent très rapidement sur ces images récurrentes, ponctuées de texte rajouté par-dessus (ou pas). Elles sont à la fois toujours les mêmes, et jamais identiques. Elles pimentent les contenus numériques d’ironie, portent un message de dénonciation ou de militance. Bienvenue dans l’univers du mème : une image ponctionnée dans la culture pop et (re)légendée pour faire passer un message et être partagée. Cette définition, elle est tout aussi intuitive et spontanée que l’origine de cette petite création graphique. Car le mème est davantage une pratique « amateure », propagée par les internautes, qu’une pratique de communication millimétrée et institutionnalisée. Populaire et démocratique, il rend l’art de la caricature accessible à n’importe qui.
Quelques exemples de mème à la sauce belge pour comprendre de quoi on parle. En octobre 2022, une image d’un Jean-Marc Nollet [1] dépité est extraite d’un débat télévisé particulièrement pénible pour lui, coincé entre les invectives de Paul Magnette et Georges-Louis Bouchez. Cette image sera recyclée en mème sur différents comptes parodiques comme Coucou Charles [2] ou Jean-Ri Gol [3], et longtemps relayée. Elle contient donc les éléments suffisants à convoquer pour faire un même belgo-belge [4]. De son côté, la Stib provoquait une mini polémique en février 2019, après avoir exploité un mème très répandu (le « distracted boy ») pour promotionner les mérites du Tram 9. Le mauvais goût pour un opérateur de transports publics de « rire » du harcèlement en rue a été dénoncé, poussant la Stib à s’excuser [5]. Le fameux « Bicky gate » est un autre exemple de mème « promotionnel » qui tourne au vinaigre [6].
S’il semble n’être qu’une pratique spontanée et potache, voire un simple « running gag » numérique, il représente aussi un fac-similé des enjeux sociétaux. Il dit beaucoup de nous, dans une forme parfois hasardeuse, et se voit réapproprié par les professionnels de la communication.
Le même, une image à déconstruire
Le mème, tout d’abord, est un objet « culturel » : il est identifiable et compréhensible par un certain groupe social à un moment spécifique, en regard de son contexte. « Le terme mème, inventé par Richard Dawkins par analogie avec la notion de gêne en biologie, désigne un réplicateur culturel, c’est-à-dire un élément reconnaissable qui se propage parfois fidèlement, parfois avec altération, au travers de séquences imitatives. Dawkins forge le terme par homophonie avec le mot français “même”. Il peut se définir par ce qui se maintient quand du “même” est produit [7] ». Wikipédia propose une définition plus abordable dévoilant à la fois cette composante culturelle, mais également la dimension réplicable et transformable à souhait : « Un mème est un élément culturel reconnaissable, reproduit et transmis par l’imitation du comportement d’un individu [8] ». Mais ces définitions, peut-être trop larges, font l’impasse sur d’autres grilles de lecture en lien avec nos cultures numériques.
Questionner le « langage » exploité par ce petit objet graphique s’avère par exemple nécessaire. C’est d’ailleurs logiquement le champ académique des sciences de l’information et de la communication qui s’est d’abord emparé de l’objet, questionnant sa dimension formelle : Qu’est-ce que les mèmes exploitent comme « langage » pour créer un sens ? Comment agencent-ils texte et image pour connoter ou dénoter des messages et se faire comprendre du public ? Dans Est-ce que tu mème ? De la parodie à la pandémie numérique [9], le sémiologue François Jost approche les mèmes sous cet angle, notamment par l’analyse approfondie de certains exemples, dont la Cène et ses variants mémiques [10]. C’est l’objet, le média, qui est questionné en tant que tel, comme s’il se suffisait à lui-même, en dehors du contexte de sa réception. Mais le chercheur le pointe déjà : le mème ne peut pas uniquement être décrypté par son analyse langagière.
Plus récemment, le linguiste Albin Wagener propose dans son ouvrage, Mèmologie : théorie postdigitale des mèmes [11] une analyse plus insérée dans les interactions numériques. Son ouvrage inscrit d’emblée le mème dans la culture web : c’est elle qui l’a vu naître et a permis son essor. Au-delà de l’image, ou même des théories d’énonciation qui lui donnent vie dans le numérique, l’auteur s’attache à définir ou cadrer ce que sont réellement ces objets volatiles. Et si le mème était le micro-objet du numérique idéal pour en pénétrer la complexité et mener une réflexion éducative sur ses usages ? Par quel pixel pouvons-nous l’attraper ?
Le mème, quintessence du « kitsch » et de la culture du copier-coller
Pour créer un mème, il s’agit de piocher dans une vaste base de données d’images : certaines sont des classiques, d’autres proviennent de « stocks d’images [12] », d’autres encore s’ajoutent parce qu’elles ont « fait » l’actualité médiatique. Les mèmes sont répertoriés et mis à disposition des internautes pour être « remâchés » par qui veut. Ainsi des sites [13] proposent de se saisir d’outil très accessible pour en générer. L’environnement est userfriendly et démocratique, typiquement numérique : en quelques clics votre mème est publié sur votre profil Instagram ou Facebook. Cette dynamique du copier-coller induit un coût dérisoire par rapport à des outils de communication professionnels qui demandent plus de temps de travail et de compétences : pas de shooting photo ni de retouche, pas d’exigences qualitatives, peu de stratégie. Copy. Paste. Share.
Le mème se situe à bien des égards dans une zone tampon, entre les registres « amateurs » et « professionnels ». D’abord parce qu’il collecte principalement sa matière première (les images) dans ce que l’univers de la « com » et des médias produit de plus artificiel (les images désincarnées et parfois risible permettant de vendre autant un programme de Yoga qu’une boisson énergétique) ou les talkshows et télé crochets. Le mème matérialise la capacité d’appropriation par des quidams d’une matière à laquelle il n’était destiné que comme client ou consommateur passif. Il pervertit l’usage initial des images débusquées.
D’autre part, les agences de communication qui œuvrent à la valorisation d’une marque ou d’une idée s’inspirent fréquemment de ce type de format. En Belgique, la Stib (comme évoqué plus haut) a coutume de surfer sur les tendances et faire sa propre version d’une image ou d’une vidéo virale [14] « détournable » pour communiquer sur son offre. Cet état de fait dévoile l’impact des pratiques quotidiennes et anodines de millions de personnes et comment elles ancrent de nouveaux canons esthétiques et communicationnels. Pour se rapprocher des audiences, autant faire la même chose qu’elles.
Un bon mème n’a pas à être beau, ni fin, ni techniquement élaboré. Il n’a pas à innover dans son choix de typo, son format ou sa sélection de matière première. On pourrait même dire que c’est l’inverse : plus il a l’air amateur, un peu raté et fait « à la va-vite », plus il est crédible. Ce qui importe, c’est son sens de l’à-propos. On pourrait le caractériser comme un objet « kitsch », à l’instar d’autres formats numériques et amateurs. Pour Michaël Bourgatte, « l’objet kitsch est socialement connoté en ce sens qu’il renvoie à des produits manufacturés et circulants. Il a quelque chose à voir avec la société industrielle, du moins, si l’on se réfère à l’acception désormais la plus couramment admise : celle de son (in-)esthétique, sa malfaçon qui introduit toutefois du rire et de l’amusement [15]. » Il semble aujourd’hui évident que la forme traditionnelle du mème dit beaucoup de l’usage contemporain des images, mais aussi de leur impact au détriment de leur « qualité » intrinsèque.
Le même, une histoire de contexte
L’image qui circule sur un réseau social doit être contextualisée pour trouver son sens. Que ce soit par l’auteur ou par la référence qu’il convoque pour parler au public (souvent sa « communauté ») : c’est son contexte de diffusion qui permet de comprendre le message. Celui-ci se situe ainsi souvent à l’extérieur de l’image. Il faut donc un certain discernement (car bien souvent l’image en tant que telle est connue) pour comprendre le message ou la tonalité. Une image avec 3 Spiderman qui se pointent du doigt n’a pas de sens intrinsèque (l’image ne dénote assurément pas grand-chose), le sens est en dehors de l’image. Pris dans des échanges et diffusions numériques, la question de qui diffuse, avec quelles intentions, appelle l’internaute à connaître un minima la culture potache d’Internet et ses références spécifiques.
Cette pratique force un constat : avec le numérique, l’image n’a plus de sens arrêté. Elle détient un potentiel qui sera exploité par celui ou celle qui l’attrape, et cette multiplicité du sens ne facilite pas toujours la lecture et la compréhension de certains documents ou événements.
Le mème, pour sceller une appartenance
Le mème ne fonctionne qu’auprès de ceux et celles qui partagent les mêmes références (pop)culturelles. Ils font souvent appel aux blockbusters ou aux célébrités. La force des références convoquées vient souvent du succès des films, séries, stars ou images rendues ridicules par la culture web. Si l’éducation aux médias veut s’approprier les mèmes, il serait intéressant d’identifier les plus récurrents et comment ils ont été exploités. Ces figures culturelles peuvent être mondialement connues (Léonardo Dicaprio dans de grosses productions hollywoodiennes) ou plus confidentielles et liées à une communauté (certains mèmes ne sont compréhensibles que sur des références précises liées à un jeux vidéo précis). Les références aux clips de rap, aux émissions populaires trouvent elles aussi leur place dans cette ré-actualisation des images via les mèmes. Mais le constat peut être complété en pointant la domination de la culture anglo-saxonne. Ce sont les produits les plus internationaux qui ont le plus de chance de se transformer en mème.
La notion de « neurchi » (« chineur » en verlan) donne un indice de cette capacité du mème à faire converger vers un même espace numérique des personnes se passionnant pour un même thème. « La communauté neurchi est une communauté francophone née sur le réseau social Facebook qui rassemble des membres autour de thématiques très variées et de la culture du mème [16] ». Ces communautés de partages participent à convoquer des références communes, facilement échangeable avec le numérique, promptes à susciter la connivence.
Le mème, pour recycler l’actu
Certaines images font le tour de la terre : sur les réseaux sociaux, les mèmes ironisent sur l’actualité et la paraphrasent. Si certaines images sont des mèmes classique et intemporels, d’autres sont directement des images d’actualité et rencontrent un écho plus ponctuel dans le temps. Que ce soit à travers les variations sur le blocage du canal de Suez par le navire Evergreen devenant la métaphore de l’inefficacité et de la procrastination, ou celles de Bernie Sanders avec ses moufles longtemps exploitée pour signifier la fatalité face à la bêtise humaine. C’est cette circulation qui confirme la dimension populaire des mèmes et peut-être même sa condition d’existence. Si l’appropriation de l’internaute est libre, le référent mobilisé est choisi pour contribuer à une culture partagée : « je ne connais pas les autres mais je connais leur récit, leur image, leur humour. Moi aussi je peux m’approprier cette logique et contribuer au récit ». À nouveau, on retrouve l’impact de cette démocratisation de l’expression « démocratique » autorisée par le numérique. On retrouve également cette idée d’une richesse (ou d’une complexité) informationnelle. Un article du Soir ne détermine pas (ou plus) la compréhension d’un événement par le public. À celui-ci s’ajoute les milliers de « commentaires », qui prennent notamment la forme de mèmes. Au public de retrouver l’info originale, parfois submergée par ses réinterprétations.
Le même, média viral et "politique"
Le succès d’un même est largement imprévisible. Mais une chose est sûre : sa conception poursuit l’ambition qu’il soit partagé, commenté, liké. Lister les critères qui assureraient une diffusion massive à un mème serait d’ailleurs un exercice pertinent, tant il serait révélateur des thèmes ou événements qui émeuvent ou simplement attirent l’attention des internautes. Ils sont réalisés de manière spontanée et sont très représentatif de la vivacité du numérique. Mais quand ils génèrent, commentent ou alimentent un buzz, ils offrent l’opportunité de prendre le pouls d’une société : ils sont un indice, un symptôme de quelque chose qui les dépasse.
Adossé à des référents partagés, un mème peut devenir le symbole d’une communauté, l’étendard d’une cause, pour le meilleur ou pour le pire. L’image Pepe the Frog est par exemple largement exploitée aux États-Unis par les communautés d’extrême droite et antisémites [17]. À l’opposé du spectre politique, le mème très rependu This is fine est devenu le symbole de l’inaction climatique [18] et est mobilisé pour la dénoncer.
Le mème quitte parfois la sphère numérique qui l’a vu naître, et s’incruste dans la « vraie » vie. Lors de manifestations, il est devenu courant d’apercevoir un calicot exploitant un mème pour sa force mobilisatrice, preuve qu’il a rejoint les référents culturels « pré-numériques », ou les dépasse. Comme si l’expression d’une situation problématique ne pouvait aujourd’hui se passer des représentations issues de notre quotidien connecté. Exploiter le mème, c’est s’assurer d’un maximum d’impact avec un minimum d’efforts. Mais c’est aussi considérer qu’a priori tout le monde « a la ref ».
L’éducation aux médias s’est longtemps bornée à développer une lecture critique des médias « traditionnels » : la presse, la pub, la télé-réalité… Les mèmes, eux, sont un pur produit « amateur ». Les rôles sont inversés, et le public a récupéré la liberté de parole dont il était privé avant l’avènement numérique. Les industries, les lobbys, les porte-paroles politiques ne peuvent plus aujourd’hui maîtriser tous les paramètres de leur communication. La relation hiérarchique entre l’émetteur et le récepteur est mise à mal. Les publics s’incrustent dans les stratégies élaborées par des community managers pour pointer leurs errements, inondent l’audience de « commentaires » et de mèmes. Les outils puissants et les stratégie d’influence des mass médias se sont retournés contre leurs initiateurs, en prenant la forme d’une image moche surmontée d’une typo banale.
Quelle place pour le mème dans l’éducation aux médias ?
Simple, démocratique, viral, et terriblement efficace : le mème n’est pas un format médiatique si anodin que cela. Il représente un microscopique résumé de vastes enjeux sociaux. Un mème suscite une analyse multi-entrées : grammaire de l’image, posture de l’émetteur, réception du public, impact de l’interface technologique, typologie médiatique, positionnement idéologique. S’arrêter sur un mème pour le décortiquer, c’est aussi mettre le « scrolling » en pause pour questionner son « avant » et son « après ». Pourquoi ce mème est-il apparu ? Quelles sont les variantes qui lui ont fait suite ? Qu’est-ce que la « séquence médiatique » qu’il a alimentée dit de nos sociétés ? L’enjeu éducatif serait donc de ne pas considérer ces images comme « naturelles » et juste rigolotes, mais de débusquer ce qui fait leur force de mobilisation et détermine leur rôle social. Mais l’enjeu est aussi d’encourager les publics à s’approprier ce format « folklorique » pour contribuer activement au débat en ligne.
Martin Culot et Brieuc Guffens
Cette analyse a fait l’objet d’une communication au colloque en ligne, « Mémologie, échanges, réflexions et pratiques autour des mèmes », organisé par Albin Wagener le vendredi 6 mai 2022.
[1] Gauvain Dos Santos, La solitude de Jean-Marc Nollet au milieu de Paul Magnette et Georges-Louis Bouchez : « J’ai eu mal au tympan, je me suis demandé à quoi ça servait », Bruxelles, La Libre Belgique, 14/10/ 2022, consulté le 01/06/2023. https://www.lalibre.be/belgique/politique-belge/2022/10/14/la-solitude-de-jean-marc-nollet-au-milieu-de-paul-magnette-et-georges-louis-bouchez-jai-eu-mal-au-tympan-je-me-suis-demande-a-quoi-ca-servait-BH6T3N4L2FBNVO3WVKONOXNSBA/
[4] répondant par ailleurs à une image similaire de Bernie Sanders portant des moufles et semblant s’ennuyer mortellement lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden. https://en.wikipedia.org/wiki/Bernie_Sanders_mittens_meme
[6] Un coup de poing pour un hamburger : en Belgique, une pub sexiste suscite un tollé, Paris, L’Obs, 09/10/2019. https://www.nouvelobs.com/societe/20191009.OBS19556/un-coup-de-poing-pour-un-hamburger-en-belgique-une-pub-sexiste-suscite-un-tolle.html
[7] Frédéric Kaplan et Nicolas Nova, La culture Internet des mèmes, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2016, p7.
[8] Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A8me, consultée le 9 mai 2023.
[9] François Jost, Est-ce que tu même ? De la parodie à la pandémie numérique, CNRS Editions, 2022.
[10] Altérations sur base d’une même image, différents même à partir d’une image.
[11] Albin Wagener, Mèmologie : théorie postdigitale des mèmes, France, UGA Éditions, 2022.
[12] Shutterstock ou Getty images figurent parmi les leaders de la vente d’images « prêtes à l’emploi » : on y trouvera des photos de coucher de soleil ou de réunion d’entreprise. Elles sont principalement exploitées pour des campagnes de communication commerciale.
[13] https://imgflip.com/memegenerator Consulté le 10 mai 2023.
[14] Ce n’est pas un mème, mais son équivalent vidéo que la Stib diffusait en juin 2023 : https://www.facebook.com/lastib/videos/639864801515108
[15] Michaël Bourgatte, De la modernité esthétique du cinéma au kitsch – Le cas du Suédage, Paris, Celluloid, 19/06/2012. https://celluloid.hypotheses.org/183 consulté le 27/06/2023.
[17] https://www.adl.org/resources/hate-symbol/pepe-frog consulté le 18 avril 2023.
[18] Alexis Orsini, De « this is fine » à « this is not fine », l’histoire d’un « meme » qui a du chien, Paris, Le Monde, 04/08/2016. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/08/04/de-this-is-fine-a-this-is-not-fine-l-histoire-d-un-meme-qui-a-du-chien_4978393_4408996.html consulté le 18 avril 2023.