Le documentaire, un outil d’émancipation pour les minorités ?
Les populations immigrées constituent une minorité dans la société belge, plus fragilisées socialement et économiquement. Mais s’il est une minorité parmi ces minorités, ce sont bien les femmes immigrées. Longtemps invisibles tant dans les médias que dans la recherche académique ou la politique, on commence lentement à reconnaitre leur rôle dans la société et à leur donner la parole – quand ce n’est pas elles qui la prennent !
Parmi les moyens d’expression, il semblerait que le documentaire soit le média privilégié pour mettre en lumière leur parole, comme « Patience, patience, t’iras au paradis » de Hadja Lahbib, dont nous parlions déjà ici ou plus récemment « Özge et sa petite Anatolie » documentaire réalisé par Pierre Chemin et Tülin Özdemir et sorti en novembre 2015. Le documentaire, au-delà de sa fonction d’information auprès du large public aurait-il également un rôle d’émancipation pour les minorités dont il parle et à qui il donne un espace de parole ? C’est ce que nous proposons d’explorer à partir de l’avis des réalisateur.trices sur les premières retombées de leur documentaire sur les communautés dont il et elles parlent.
ÖZGE ET SA PETITE ANATOLIE , LA PAROLE AUX FEMMES (D’ORIGINE) TURQUES
Le documentaire Özge et sa petite Anatolie [1] s’intéresse aux femmes du quartier bruxellois « La petite Anatolie », situé à cheval sur Saint-Josse et Schaerbeek. Quatre générations de femmes, aux parcours très différents, partagent leur regard sur l’immigration turque en Belgique, sur leur rapport à la culture belge et à la culture turque et leurs questionnements sur leur communauté qui peut protéger mais aussi enfermer. En effet, dans ce quartier, les habitants d’origine turque et belge se connaissent et cohabitent mais ne se rencontrent pas vraiment. Comme Tülin Özdemir, co-réalisatrice du documentaire, l’explique « il y de la multiculturalité, mais pas spécialement de l’interculturalité. Par exemple lorsque j’étais petite, j’avais essentiellement des amis d’autres origines, mais très peu d’amis turcs. J’étais donc vraiment entourée de cultures différentes. Mais ça, c’était à l’école tandis qu’au quartier je jouais avec des enfants turcs. Mes études, et mon parcours en général se sont toujours faits en dehors de la communauté. Il y a un moment où c’était même un peu schizophrénique parce que c’était tout le temps du zapping entre plusieurs cultures. Encore aujourd’hui, j’observe que malgré le fait qu’il y ait encore plus de diversité dans les communautés, il n’y a pas d’événements communs, de mélange [...] »
UNE ÉVOLUTION TRANSGÉNÉRATIONNELLE
La transition de la multiculturalité vers l’interculturalité ne s’opère pas du jour au lendemain. La première génération, souvent issue d’un milieu rural et qui n’a pas eu d’accès à l’éducation, est arrivée en Belgique en quête de prospérité essentiellement économique. Les conditions d’accueil en Belgique s’accompagnent dans certains cas par une dépréciation du statut et de la condition socioprofessionnelle qui peut favoriser la nostalgie de leur pays d’origine. Pour Pierre Chemin, co-réalisateur de Özge et sa petite Anatolie « J’ai l’impression que certaines cultures et même milieux sociaux peuvent s’intéresser à d’autres choses qu’à leur quotidien et leur famille, mais seulement lorsqu’ils ont l’opportunité de sortir de la préoccupation première de "survivre" au jour-le-jour ». Ainsi dans un premier temps, les populations immigrées se préoccuperont probablement davantage de leur survie économique que de partir à la rencontre de l’autre. Née en Belgique, la deuxième génération tend progressivement à se désenclaver du strict périmètre de sa communauté. Elle bénéficie d’espaces (comme l’école) extérieurs au quartier dans lesquels la communauté du pays d’origine est majoritairement établie. Jadis refuges, ces quartiers se conçoivent pour la deuxième génération comme des points de repère où les populations partagent les mêmes origines et sont confrontés aux mêmes problématiques d’intégration. Cet espace peut être assimilé à un village composé de personnes issues de la même “famille” et apparaît parfois sous certains aspects comme un “ghetto” où la pression et le contrôle social peuvent être lourdement ressentis et en particulier par les femmes. Cette pression se manifeste par un isolement qui peut aller de pair avec un repli sur des traditions potentiellement liberticides pour la femme dont la vie se limite aux frontières du quartier. Selon Tülin Özdemir, « ce contrôle social existe bel et bien : il peut être positif, mais il renforce aussi le communautarisme (label turc, associations turques...) et il faut faire attention à ça. Il y a un contrôle social culturel parce qu’il y a des coutumes, des traditions, une façon de penser et c’est très caractéristique à la Turquie [...] ». La deuxième génération, qui n’a pas connu la migration en tant que telle, est également confrontée à un questionnement identitaire dont le caractère hybride peut s’avérer complexe à négocier et assimiler.
NÉGOCIER SA LIBERTÉ
La troisième génération quant à elle, peut s’affranchir en partie de la pression sociale du quartier d’origine. Son identité plurielle est moins remise en cause. Elle s’oriente davantage vers un questionnement autour d’une éventuelle identité prédominante au sein des nombreuses facettes qui composent la manière dont un individu se conçoit. Ce questionnement est facilité par les possibilités d’interaction interculturelles que favorise l’accès à l’éducation et un environnement de plus en plus diversifié. Cette troisième génération serait plus encline à franchir les frontières communautaires perçues par les aînés ou perpétuées par les discours sociaux. Tülin Özdemir, qui est de la deuxième génération explique cette différence entre sa génération et la suivante : « Dans mon parcours personnel, j’ai été un peu plus trash dans mes réactions, j’ai tout balancé, je suis partie de chez moi et ça a créé des cataclysmes. Par contre, les jeunes filles d’aujourd’hui ne sont pas du tout là-dedans dans le sens où elles se disent qu’elles peuvent faire des compromis, elles négocient. Mais la question où je suis en alerte c’est : jusqu’où on peut faire des compromissions ? »
Le documentaire Özge et sa petite Anatolie aborde en finesse ces questionnements et permet aux femmes de quatre générations différentes de mettre des mots sur ces évolutions et sur les nuances d’attachement ou de rejet qu’elles ont vis-à-vis de la culture turque, belge et de l’immigration. Ce documentaire leur offre aussi une possibilité rare de mettre en perspective et en valeur leur position dans l’histoire de l’immigration turque. « Dans ce projet, on est rentré dans un espace qui n’est absolument pas connu et encore, je trouve qu’avec ce film, on n’a fait qu’effleurer une réalité. Je pense que c’est important de montrer à ces femmes qu’elles sont importantes, qu’elles peuvent exister et qu’elles n’ont pas juste une fonction de mère qui est le pilier de la maison, qui ne peut pas faillir, au contraire de son mari. Avec ce projet, on a réussi à ce que ces femmes puissent s’exprimer clairement et donner leur propre opinion ».
DES FILMS QUI FONT MOUCHE
Patience, Patience… t’iras au paradis ! d’Hadja Lahbib se penche également sur l’expérience migratoire des femmes, mais marocaines cette fois-ci. Comme dans Özge, leur témoignage est au cœur du documentaire qui leur offre un espace d’expression à la fois rare et respectueux. Le processus ne s’arrête cependant pas au tournage car ces films ont vocation à être des relais qui peuvent produire des effets comme en témoigne Hadja Lahbib qui été très agréablement surprise par l’impact que son documentaire a eu, « et pas seulement dans la communauté marocaine ! » [2]. Sa volonté était non pas de faire un film pour la communauté immigrée mais de « faire un film pour tous, qui ouvre le regard que l’on peut porter les uns sur les autres ». Et elle pense bien avoir atteint son objectif aujourd’hui, comme elle en témoigne : « Les enfants de la deuxième ou troisième génération ont vu leur mère ou leur grand-mère autrement que derrière un plan de cuisine. Ils ont découvert leur courage, leur envie de vivre autre chose aussi. Et j’ai eu énormément de réactions de la part de Belges qui ont vu différemment ces femmes voilées auxquelles ils n’osent bien souvent pas adresser la parole, les barrières sont tombées et c’est aussi le but d’un documentaire comme celui-ci. » Ces projections sont en elles-mêmes des espaces d’émancipation et de prise de confiance : « Cela a aussi donné l’envie à d’autres femmes isolées de sortir, d’apprendre à lire et à écrire même à 66 ans, bref une belle bouffée d’espoir et d’oxygène pour tout le monde ! ». Hadja Lahbib souligne également que Patience, Patience… t’iras au paradis ! a permis de mettre en avant le rôle de la culture, des maisons de femmes et des maisons de quartier : « le rôle que joue des Institutions comme Le Foyer à Molenbeek et Dar el Amal est primordial, on ne le dira jamais assez, et le débat après la projection du film a souvent porté sur ce sujet, avec des femmes qui me disaient combien cela avait changer leur vie d’avoir pu fréquenter ce genre d’endroit ».
Tout comme Patience, Patience… t’iras au paradis ! qui continue à être projeté régulièrement, Özge et sa petite Anatolie fait son petit bout de chemin. Dernièrement présenté à une quarantaine d’agents de centres PMS de la Région bruxelloise qui ont pu dialoguer avec la réalisatrice Tülin Özdemir, il va à présent être proposé dans des écoles de Schaerbeek et Saint-Josse afin d’ouvrir la parole des jeunes sur ces thématiques plus sensibles avec des agents du PMS [3]. Espérons que la diffusion de ces documentaires ne s’arrête pas là, car de leur réalisation à leurs projections, ils jettent des ponts entre les communautés et deviennent des outils de prise de parole pour les minorités dont ils dressent le portrait. Permettant de mettre des mots sur un vécu peu souvent mis en lumière dans les grands médias, ils invitent à la rencontre et à la curiosité envers l’Autre. Et puis comme le dit Hadja Lahbib à propos de son film : « (…) voir des gens sortir d’un film avec le sourire et l’espoir dans les yeux, il n’y a pas plus belle récompense ».
Cécile Goffard, Arthur Cotton et Florian Bonus
Propos de Pierre Chemin, Tülin ÖZdemir et Hadja Lahbib recueillis et décembre 2015 et février 2016
Mai 2016
[1] Özge et sa petite Anatolie, http://ozge.be/
[3] Gerard B., La parole aux femmes turques in Entrées Libres n°109, mai 2016, p.6