Un exercice de style politique
Le Havre de Aki Kaurismaki
A contre-courant du « réalisme » des images du cinéma contemporain, Le Havre du Finlandais Aki Kaurismaki est un film aux apparences rétrogrades qui révèle rapidement une manière originale et très cinématographique de transmettre une vision politique sur la question brûlante des sans-papiers.
L’histoire est sobre : un groupe de réfugiés arrive au Havre dans un conteneur, au moment d’être appréhendés par la police, un jeune garçon s’échappe. Il trouve refuge chez Marcel Marx, un vieux monsieur bougon et sans le sou qui va tout faire pour aider l’enfant à franchir la Manche pour retrouver sa famille en Angleterre. Finalement, c’est tout un quartier populaire qui se mobilisera pour la cause.
Aki Kaurismaki est un réalisateur finlandais en activité depuis les années 1980. A travers une filmographie abondante, il a su affirmer un style très personnel axé sur une cinématographie sobre, presque théâtrale, un humour glacé et une fibre sociale régulièrement perçue comme pessimiste. Sa notoriété internationale est confortée en 2002 avec L’homme sans passé qui obtient à Cannes le Grand prix du jury et le Prix d’interprétation féminine pour Kati Outinen, son actrice fétiche qui joue également dans Le Havre.
Les histoires de Kaurismaki sont souvent celles de héros anodins, banals, presque marginaux, qui sont confrontés à des logiques sociales absurdes et tragiques. Le Havre s’inscrit parfaitement dans la filmographie du réalisateur quant au ton si caractéristique qui le nimbe. Kaurismaki quitte pour l’occasion la Finlande pour s’installer en France, tourner en français et affronter une thématique politiquement forte : la question des réfugiés. Ce passage par l’Hexagone n’est pas hasardeux, il manifeste l’affection que le réalisateur porte à l’histoire du cinéma français dont il utilise régulièrement les ressources. On retrouve ainsi Jean Pierre Léaud, acteur emblématique de la Nouvelle vague [1] qui avait déjà tourné pour Kaurismaki dans J’ai engagé un tueur (1991), et André Wilms [2] qui avait joué dans La vie de Bohème (1992) et qui incarne ici le premier rôle. La mise en scène est en elle-même très référencée au cinéma français.
Un style retro assumé
A l’image des autres films de Kaurismaki, Le Havre pourrait susciter la perplexité d’un public habitué aux drames sociaux contemporains dont l’esthétique emprunte souvent à l’image documentaire (à l’instar de Rosetta des frères Dardenne). Cet effet de réel tend à donner un surcroit de vraisemblance au récit et donc à appuyer l’intention des auteurs qui veulent explorer et dénoncer des problématiques actuelles. Au contraire, Kaurismaki réaffirme son cinéma avec une mise en scène très théâtrale que les acteurs illustrent par un jeu qui pourrait être perçu comme statique. Les gestes et les déplacements des personnages sont filmés comme tels, sans être dynamisés par le montage très elliptique [3] auquel le public est généralement habitué. Ce choix pour le moins radical évoque le cinéma classique où le temps accordé aux plans, souvent fixes, était nettement plus long.
Cette sorte d’hommage à un cinéma d’antan n’est pas uniquement sensible dans le montage du film. A bien y regarder, c’est toute la mise en scène du Finlandais qui semble évoquer un passé révolu. Le film commence sur une scène de gare où des gangsters en pardessus et chapeau s’entretuent dans une succession de plans fixes, sous le regard impassible du personnage de Marcel Marx, un cireur de chaussures (métier ancien s’il en est). Le cadre de l’action apparait à son tour figé dans le souvenir d’une vieille époque : les bistrots sont typiques, les rideaux sont vieillots, les enseignes sont datées, jusqu’aux vêtements des personnages qu’on croirait surgis d’un film en noir et blanc. L’environnement social semble d’ailleurs peu attiré par la modernité. Quand bien même le récit est-il contemporain, les GSM sont rares, on ne voit pas d’ordinateurs, à peine quelques téléviseurs. Quant au commissaire sobrement campé par Jean-Pierre Darroussin, tout de noir vêtu, il semble tout droit sorti des brumes d’un Maigret.
Le vieux et le nouveau monde
Pourtant cette esthétique n’est pas constante. Lorsqu’il s’agit de filmer des réfugiés ou les CRS qui les pourchassent, l’ambiance du film change subtilement. Les éclairages ne sont plus artificiels comme s’ils tombaient d’une rampe lumineuse, la lumière a l’air plus naturelle. De même, les images d’actualité transmises à la télévision ou les titres des journaux empruntent un langage et des références très contemporaines (Al-Quaida, les No Borders,…). En réalité, l’arrivée du jeune clandestin souligne la vieillesse de l’univers dans lequel il débarque. La France du Havre apparaît comme figée dans un passé qui ne l’a pas empêché de vieillir. A y regarder de plus près, dans le quartier populaire de Marcel Marx, il n’y a aucune enfant, seuls des adultes un peu usés et nostalgiques d’un monde dépassé, enfermés dans la morosité. Un monde suranné qui attend la mort avec fatalité, à l’image de la compagne de Marcel stoïquement hospitalisée pour une maladie que les médecins pensent incurable.
L’arrivée du jeune clandestin va être comme un carburant qui va animer les personnages, par l’entremise de Marcel Marx. Mis à part un corbeau (Jean-Pierre Léaud) qui dénonce la présence du réfugié auprès de la police, tous les protagonistes du quartier épousent la cause d’Idrissa, sans la moindre hésitation. Pour trouver les 3000 euros nécessaires à la traversée de la Manche, la communauté se mobilise, un vieux chanteur populaire sort de sa retraite pour un concert de solidarité. Les tensions interpersonnelles s’évaporent par le miracle de la solidarité et de l’unité contre les forces de l’ordre. Même le commissaire se range de leur côté contre la police des douanes.
Contredire le cours des choses
Le film ne fait pas mystère de son engagement et du message qui le sous-tend. Contre la logique sécuritaire, il invite la vieille Europe à se saisir de la jeunesse du Sud pour y puiser une nouvelle énergie. Dans Le Havre, la seule cause du jeune garçon suffit au rajeunissement d’une France vieillotte. Les problèmes semblent en effet se résoudre d’eux-mêmes sans qu’il ne soit nécessaire pour Marcel Marx d’agir. Même sa femme guérit contre toute attente. Le film se clôt sur un vieux cerisier qu’on croyait mort mais qui refleurit. On est passé de la grisaille au soleil. Le récit s’appuie largement sur des contre-pieds. La guérison, le retournement du policier, la réconciliation des personnages, tout se passe à rebours des craintes que laisse supposer le genre du drame social et que relaie le courageux Marcel Marx, aux premières loges des retournements. Finalement, comme le dit un médecin « des miracles arrivent souvent ». Le nom de famille du personnage n’est bien sur pas dû au hasard. Le film tout entier appelle à la solidarité populaire, seul havre réel contre les injustices [4].
La grande originalité du film de Kaurismaki tient à la fonction narrative de l’exercice de style. Le choc des sociétés que provoque la mondialisation apparaît dans la confrontation entre un hommage au cinéma français de l’après-guerre et un thème d’actualité brûlant. C’est au sein même de la matière cinématographique que le drame surgit : à travers la nostalgie d’un cinéma révolu, l’espoir renaît, l’ancien et le nouveau se concilient pour le progrès.
Daniel Bonvoisin
Média Animation
Novembre 2012
[1] Essentiellement à travers les films de Truffaut (Les 400 coups, Jules et Jim,…), La Maman et la Putain (de Jean Eustache, 1973) et Masculin/Féminin (Jean-Luc Godard, 1966).
[2] Acteur et metteur en scène au théâtre, André Wilms a joué pour Etienne Chatillez (La vie est un long fleuve tranquille, Tanguy,…) et pour Claude Chabrol (La cérémonie).
[3] Les mouvements des acteurs sont de plus en plus réduits par le procédé du jump cut qui consiste à les couper sans tenter de masquer la coupure. On verra un personnage avancer dans un couloir, le plan est coupé et un autre plan similaire lui succède où le personnage est déjà vingt mètres plus loin, sans que la position de la caméra n’est fortement changé entre les deux prises par rapport au personnage (même distance, même hauteur, etc.).
[4] Le cerisier refleurissant qui clôt le film fait aussi appel à la conscience révolutionnaire française pour être l’emblème de la Commune à travers la chanson Le Temps des cerises.