La ville et les jeux vidéo
Pour s’y battre ou s’y poursuivre, pour la construire ou y déambuler, pour la gérer ou la réinventer, les jeux vidéo offrent de nombreux usages ludiques de la ville, de Grand Theft Auto (GTA) à Pokemon Go . Peut-être plus encore que les autres médias de la pop culture, ils constituent un excellent observatoire de l’idée de la ville que notre société se fait.
A l’heure où plus de la moitié de la population de la planète vit dans une ville [1], les univers vidéoludiques ne cessent de souligner la place centrale qu’elle occupe dans l’imaginaire politique et social. Dans les jeux de stratégie et de gestion, elle constitue le lieu de la décision politique et la source la plus évidente de la richesse et de la production. Dans Civilization, jeu angulaire de ce genre, développer une société et conquérir le monde s’opère par la fondation, la conquête et le développement continu de villes. L’urbanisation est donc à la fois la voie du progrès mais aussi de l’extension du territoire et fait écho à l’histoire de la modernité occidentale dont les « succès » s’incarnent dans l’émergence des « métropoles » réputées qui symbolisent telle ou telle nation : Paris, Londres, Rome, New-York… La ville est le centre de gravité de la société et s’oppose à la périphérie constituée pour sa part des campagnes et plus largement de la nature primitive. Cette progression se vérifie aisément dans les jeux de rôles où l’aventure ne cesse d’aller et venir de la ville où siègent habituellement les pouvoirs qui commanditeront le héros aux zones distantes où règne le danger. Habituellement, la progression du héros passe d’ailleurs par l’accès à des agglomérations de plus en plus grandes et riches. Apparaissant dans une auberge de campagne, il finira par s’héberger dans des palais.
Mais la ville n’est pas qu’un espace d’intendance, de pouvoir ou de repos. Elle est un lieu d’aventures qui traduit l’imaginaire urbain qui traverse la pop culture en général. Elle est une sorte de lasagne constituées de strates sociales et de niches à l’accessibilité variable. Les plus hautes sphères du pouvoir cohabitent à distance avec les zones les plus criminogènes. Le héros pourra naviguer entre la pègre et l’élite, les égouts et le luxe, les coupe-gorges et les quartiers de haute sécurité, le bas et le haut. Que ce soit dans les villes de Witcher III ou de GTA, cette hiérarchisation sociale traduite dans l’urbanisme constitue un ressort dramatique presque systématique qui se donne à voir autant dans les univers moyenâgeux que futuristes. En somme, la ville vidéoludique devient la métaphore critique de la société [2], un monde en soi traversé par des tensions génératrices d’opportunités de jeux.
De la ville fonctionnaliste des jeux…
Si les jeux font écho aux univers urbains des fictions classiques du cinéma, de la BD ou de la littérature, les jeux vidéo offrent cependant une tout autre perspective sur la ville lorsqu’il s’agit d’en simuler le développement. En 1989, le jeu SimCity marquera durablement le genre du jeu de gestion. Incarnant le maire d’une ville moderne, le joueur dispose d’un budget de départ pour jeter sur un territoire vierge les premières routes de la ville qu’il doit construire et faire croître. Le défi du jeu repose sur la gestion budgétaire et des investissements : quartiers résidentiels, industriels, créer un réseau de distribution d’eau ou d’électricité, proposer des services publics : police, hôpitaux, pompiers et parvenir à trouver l’équilibre optimal qui favorisera une croissance potentiellement infinie. La ville se présente alors comme une combinaison entre plans, connexions, services à la population et zones fonctionnelles. Le maire est une sorte de grand architecte à la vision quasi divine qui modèle un espace urbain et dont la création s’évalue à l’aulne de l’évolution démographique et des richesses générées.
A sa manière, SimCity traduit un imaginaire technocratique et matérialiste qui réduit le choix politique à trouver la meilleure formule pour satisfaire une population définie par des besoins dont il faut chercher la satisfaction. Dans des versions ultérieures de la franchise, toujours plus complexes, le jeu propose d’imaginer des villes futuristes qui doivent répondre notamment à des défis environnementaux et qui s’incarnent dans des bâtiments géants, écologiques ou technologiques, s’inscrivant en cela dans les utopies de science-fiction. Le jeu a inspiré de multiples produits dérivés. Certains, comme la série des Caesar, propose de simuler une ville romaine, ou comme The Settlers, qui propose un univers moyenâgeux ou renaissant. Le principe du city-builder est également largement mobilisé pour produire des jeux plus engagés qui placent par exemple la notion d’écologie au cœur des simulations urbaines, sans forcément changer le rapport autoritaire et fonctionnaliste du planificateur/joueur à ses administrés virtuels [3].
… aux rêveries urbanistiques des joueurs
Cependant, à l’approche pragmatique de ces jeux, les joueurs sont prompts à répondre par un urbanisme plus esthète. Car un des plaisirs assumés par les joueurs est celui de créer une « belle » ville. Ainsi, on trouve aisément sur le Web des images capturées des jeux où les maires en herbe ont dessiné leur ville pour leur donner des dimensions utopiques voire oniriques [4]. D’une certaine manière, ces usages illustrent les deux manières d’analyser les jeux vidéo : soit en examinant le jeu-lui-même (le game) pour en déconstruire les principes idéologiques comme on pourrait le faire avec n’importe quel média, soit en observant comment les joueurs les ont joués (le play). Les city-builders deviennent alors non plus la traduction de l’imaginaire néolibéral de leurs concepteurs mais les outils d’une inventivité ludique.
Cette réinvention des tracés de la ville – puisque ces jeux ne permettent pas de paramétrer les besoins des habitants – s’avère un ressort important qui se manifeste dans cet autre succès planétaire qu’est Minecraft. Jeu bac-à-sable largement pratiqué par adolescentes et adolescents, Minecraft devient un immense jeu de Lego virtuel qui permet de construire, seul ou à plusieurs, des cités qui se visitent [5]. Véritable truelle virtuelle, Minecraft est mobilisé en ce sens pour permettre à des citoyens de réinventer leur ville. À Rennes, par exemple, la métropole a organisé une médiation publique sur base de ce jeu pour inviter les citoyens à remodeler leur agglomération [6]. Dans le domaine de l’aide au développement, le projet Block-by-Block associé à l’agence onusienne UN-Habitat propose aux habitants d’imaginer des espaces publiques pour leurs quartiers défavorisés [7]. Ces usages politiques du jeu vidéo illustrent bien qu’il offre des moyens créatifs qui vont au-delà des épreuves ludiques prévues dans les logiciels.
La ville : un carrefour du virtuel et du réel
Si la confrontation du jeu à la ville reste virtuelle dans le cas des ateliers d’urbanisme citoyen, elle s’avère en revanche bien plus concrète lorsque Pokemon Go s’impose comme le phénomène estival de 2016. Pendant quelques semaines, les lieux publics ont été pris d’assaut par des joueurs armés de smartphones en quête de créatures rares. Au tissu urbain, un autre monde s’est superposé et des brèches se sont ouvertes. Comme un bon coin à champignons, tel lieudit devient couru parce qu’il permettrait d’y attraper un pokemon rare. Les flâneurs sont alors confrontés à des braconniers aux comportements erratiques, la frontière pourtant sacrée entre un trottoir public et un jardin privé s’évapore et c’est jusqu’à la circulation dont on craint qu’elle soit perturbée [8]. Les jeux en réalité augmentée offrent de réinscrire le tissu urbain dans un imaginaire second qui en modifie le sens et potentiellement l’usage.
Si les jeux comme GTA interprètent de manière critique les inégalités et les tensions urbaines, Pokemon Go s’inscrit malgré lui dans les réalités sociales des villes auxquelles il se superpose. En effet, le jeu se base sur l’intensité de ses pratiques et sur les données du jeu Ingress, également édité par Niantic et surtout pratiqué en son temps par des populations « branchées », estudiantines par exemple. Les lieux où il y a le plus d’arènes, de pokestop et de pokemons sont les centres urbains et les villes universitaires au détriment des villes plus provinciales ou rurales. Les quartiers les plus défavorisés sont, du fait de la cruelle pragmatique du calcul des données par les algorithmes ceux où le jeu est le moins encouragé [9]. A l’heure ou le concept de « Smart City [10] » entend connecter les pratiques urbaines avec des applications mobiles qui les convertissent en données calculées pour rencontrer certaines utopies urbaines, Pokemon Go rappelle à sa manière que tous les citadins ne sont pas égaux, autant dans les stratifications sociales de la cité que face aux technologies.
Daniel Bonvoisin
[1] Plus de la moitié de la population mondiale vit désormais dans des villes, 10 juillet 2014, ONU, www.un.org/fr/development/desa/news/population/world-urbanization-prospects.html
[2] Olivier Mauco, GTA IV. L’envers du rêve américain, Éditions Questions théoriques, Paris, 2013.
[3] Voir par exemple la présentation de ClimWay sur le site de Réseau idée, https://www.reseau-idee.be/outils-pedagogiques/fiche.php?media_id=3758 ou le jeu Frostpunk qui simule la survie d’une ville dans un monde polaire futuriste.
[4] Kristen Acuna, 9 Gorgeous Cityscapes That People Built In The New SimCity, 8 mars 2013, Business Insider, www.businessinsider.fr/us/beautiful-cities-that-people-built-in-simcity-2013-3
[5] Voir par exemple les villes présentées par leur auteur ou autrice sur http://www.minecraftmaps.com/city-maps
[6] Découvrir le projet sur http://rennescraft.fr
[7] Voir https://blockbyblock.org
[8] William Audureau, Pokémon Go ou l’inquiétant spectacle des gens qui s’amusent, Le Monde, 1er septembre 2016, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/09/01/pokemon-go-ou-l-inquietant-spectacle-des-gens-qui-s-amusent_4990823_4408996.html
[9] Morgane Tual, Damien Leloup et Jules Grandin, « Pokémon Go » : les multiples facteurs des inégalités géographiques, 3 août 2016, Le Monde, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/08/03/pokemon-go-les-multiples-facteurs-des-inegalites-geographiques_4977738_4408996.html
[10] Ville intelligente, Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Ville_intelligente