La télé-réalité qui va se faire voir ailleurs
La télé-réalité peut-elle impunément traverser frontières et grilles de programmes, changer de ton en fonction de lieu où elle s’installe ?
La télé-réalité est-elle soluble dans la culture ? À la différence des séries télévisées, la plupart du temps intangibles au gré des transferts internationaux, vendues « clé sur porte » moyennant à peine quelques adaptations locales, la « télévision du réel » déploie des contenus évolutifs, conditionnés - certains diront voués ou condamnés - aux réalités culturelles de leurs publics.
La comparaison des émissions de télé-réalité dans des pays différents et l’examen de leurs transformations peut indiquer comment leurs formats s’avèrent au final extrêmement flexibles, révélateurs de la diversité culturelle mondiale et de la proximité entre les pays importateurs de culture et les divers modèles occidentaux.
Ainsi, pour François Jost [1], le dispositif initial de la télé-réalité, à dominante protestante, vient de Suède et il est représenté en premier lieu par Survivor ou Koh-lanta. « Si passer son temps en société, se perdre en vains bavardages, dans le luxe, voire en dormant plus qu’il n’est nécessaire à la santé est passible d’une condamnation morale absolue, on voit combien le modèle Big Brother est réprimandable d’un pont de vue éthique. Koh-lanta lui oppose un monde plus conforme aux aspirations protestantes : la représentation du quotidien y est réduite aux besoins nécessaires à la vie ou à la survie de la communauté, les activités sportives que condamnent les puritains ne sont tolérées sur l’île que pour assurer l’immunité de tel ou tel candidat, ou en termes plus religieux, pour assurer le salut. »
La télé caméléon
Au fond, la télé-réalité offre à ses acheteurs d’énormes possibilités d’adaptation. Ainsi, dans la présentation de The farm produites pour les pays arabes par la chaîne libanaise LBC, insiste-t-on lourdement sur le fait que « les filles et les garçons auront leur propre chambre, ainsi que les animaux. Les vedettes devront partager la ferme avec des moutons, des vaches, des poulets et des lapins, ainsi qu’un âne solitaire » [2]. « Le principe de cette émission est de rassembler plusieurs stars dans tous les domaines dans un milieu primitif qui est une prairie où il n’y a pas de téléphone, de l’eau et d’électricité » [3]. On le voit, dans ce modèle, l’indicateur de l’isolement est un retour au primitif, y incluant l’isolement, mais pas un primitif orgiaque, filles et garçons étant tout de même séparés.
L’adaptation belgo-néerlandaise de De farm précise, elle, que « les seize candidats vivront dans les conditions du XIXe siècle » [4], ce qui est sans doute à mettre en lien avec les conditions de vie des émigrés hollandais en Afrique du Sud. Elle ne souligne pas les conditions d’isolement, mais un retour très situé dans le temps. La version brésilienne (A fazenda) insiste sur l’isolement des candidats « à Sao Paulo dans une ferme séparée du monde extérieur, principalement des mass-médias, télévision, téléphone, journaux et internet » [5]. Dans un pays essentiellement rural, la ferme n’est pas un lieu exceptionnel, rare ou particulier qui se suffit à lui-même. L’isolement est davantage mis en évidence que le caractère rural des lieux de tournage
La télé-réalité synthétiserait au fond deux éléments qui peuvent sembler inconciliables : un format initial, qui montre les capacités du programme à générer un intérêt du public, et les spécificités nationales ou locales qui rendent compte des cultures spécifiques aux pays d’accueil, ce qui fait dire à bien des critiques que la télé-réalité se comporte en quelque sorte à la manière d’un cheval de Troie occidento-libéral.
Le mécanisme d’intégration-adaptation des programmes est décelable dans tous les éléments de production, diffusion et consommation de la télé-réalité. Dès lors, les émissions sont susceptibles de bien des analyses et comparaisons portant sur de multiples caractéristiques : choix de casting, identité des participants, scénarisation des émissions, nature des épreuves, mais aussi, en amont, logique de programmation et d’implémentation dans les grilles de programmes (horaires, direct, cryptage, diffusion sur le net), logique de genre, entre documentaires, fiction et divertissement. Et même, la durée des émissions. Ainsi, si le calibrage de l’émission tournait autour des 80 jours, les Big Brothers en formule anglaise prenaient fin après 64 jours, soit par exemple un peu plus de la moitié de la version portugaise. La durée des quotidiennes peut se révéler très variable également, du simple au quintuple. Elle montre que déjà, il existe des spécificités de diffusion horaire optimale en fonction des habitudes des téléspectateurs, à l’instar de l’horaire type du Journal Télévisé, et très différemment en cela, des séries télévisées.
Sea and sun, mais pas toujours sex
Si l’on s’intéresse aux éléments les plus matériels des émissions de télé-réalité, comme le décor, ceux-ci semblent vouloir refléter « l’âme » du pays d’accueil. C’est un château qui accueille les candidats de la Star Academy française, un palais de mille et une nuits au Liban. En Australie, Big Brother prend ses quartiers au bord d’une plage au soleil sur fond de surfeurs, en France, c’est dans un loft, bâti autour d’une piscine en ville, doté d’un … poulailler que l’action se déroule. Dès lors, en Australie toujours, la part belle est donnée aux jolies filles en bikini, (les « aussie girls » et les meilleurs moments des scènes les plus aquatiques font même l’objet d’une émission spéciale non censurée. C’est d’ailleurs l’Australie qui revendique les scènes les plus sexe [6] , devant la Suède, un autre stéréotype. Tout y semble « montrable » à la télévision dès lors que les scènes ne transgressent pas les lois générales. La télévision veut refléter les pratiques, elle ne les réprime pas. La télévision n’y doit pas exercer de censure.
L’organisation des lieux de vie reste, bien entendu, un indicateur manifeste des liens culturels établis entre les participants, leurs spectateurs et la zone de diffusion d’un programme.
Ainsi, Al Raïs, la version panarabe de Big Brother basée sur l’ïle Amwaj à Dubaï devait se dérouler septante jours en 2004. Elle n’en durera que sept. Pourtant, le responsable d’Endemol à Dubaï avait voulu concilier les impératifs de l’audimat et la volonté de ne pas heurter les sensibilités arabes et musulmanes. Hommes et femmes bénéficiaient de dortoirs séparés et de salles de prière, mais pouvaient se retrouver dans certaines pièces, comme la cuisine ou le jardin.
Tout comme en France qui a consacré le principe de l’espace intime nécessaire avec la création la salle CSA, les conservateurs et les islamistes ne purent tolérer le principe de l’intimité violée, vue sous l’angle de la mixité de certains espaces de vie. Des imams et des parlementaires prirent la tête d’un mouvement de protestation public, qui conduira à la censure, à l’arrêt immédiat de l’émission, dénonçant la promiscuité sexuelle, la dévalorisation de l’islam traditionnel et l’influence pernicieuse de la culture étrangère sur les esprits des jeunes. [7] Une position critique somme toute entendue partout, y compris dans nos contrées : la télé-réalité entretient le voyeurisme sexuel, elle trouble nos valeurs morales, et promeut des comportements issus d’ailleurs.
D’autres indicateurs culturels
Les images prises ou non, et ensuite diffusées ou non, en direct ou non, avec ou sans montage, dans les salles de bains ou de douche sont également indicielles sur le rapport culturel avec le corps, et de manière générale, la pudeur. En France ou au Portugal, par exemple, les douches sont mixtes, mais elles veulent illustrer le thème de la jeunesse et de la beauté au naturel davantage que lieu et enjeu d’excitation sexuelle, un rôle plutôt dévolu à la piscine, qui n’est pas un espace d’exercices sportifs.
À propos du casting des émissions, il est à noter tout d’abord que le nombre de participants dépasse rarement 20 ou 30, mais que là aussi des différences substantielles peuvent être soulignées. Le nombre semble plus élevé dans les pays ayant une plus grande expérience dans ce genre d’émission. Sans doute les téléspectateurs disposent-ils de davantage de compétences de décodage de trames narratives incluant de multiples personnages.
Mais c’est sans doute la composition dite ethnique et sociale des groupes qui apparaît la plus pertinente. En France et dès ses débuts la télé-réalité semble faire preuve d’une politique implicite de discrimination positive, sans doute nourrie par la nécessité de correspondre commercialement avec des publics très divers et parfois même hors-frontières. La télé-réalité y met en scène une certaine forme de brassage social et culturel des catégories sociales moyennes inférieures, accueillant systématiquement le black et ou le beur dits « de service », le Belge ou le Suisse, les provinciaux et les citadins, dans un échantillon censé représenter plus ou moins fidèlement la diversité des téléspectateurs. En corollaire, la téléréalité fait la promotion de l’égalité dans le mélange. Mais jamais n’y a-t-on vu une jeune fille portant le voile. La télé-réalité serait-elle une métaphore des mécanismes d’assimilation ou d’intégration socio-culturelle ?
Le cas des sociétés multiples ou fondamentalement issues d’émigrations massives est intéressant. Dans la première saison de Big Brother au Mexique, il n’y a ni indien ni métis, les participants sont issus de la classe aisée et viennent du même quartier de Mexico [8] . Alors qu’au Brésil, les candidats sont de toute couleur, viennent de tout le pays et embrassent des professions très différentes. Mais le Mexique est aussi le pays d’une immigration plus ancienne, davantage monoculturelle. Elle est aussi le pays d’une telenovela dite éducative, censée inspirer davantage les modèles de comportement et d’assimilation culturelle que certains autres pays de la même région du monde.
Pour Lochard et Soulez, « l’intérêt pour la représentativité semble être une problématique plus européenne que nord-américaine (où elle est entrée depuis longtemps dans les mœurs médiatiques), les pays latino-américains se trouvant dans une espèce d’entre-deux. » [9]
Dans certains cas, l’échantillonnage fut un vrai casse-tête d’un enjeu majeur, comme en Afrique du Sud, pays de l’apartheid historique, avec une population composée à 80% de Noirs, mais un public de téléspectateurs comprenant 80% de blancs …
Si les candidats sont tous soumis à des épreuves, celles-ci peuvent être également révélatrices d’un climat culturel très stéréotypé. De la rigueur en Europe du Nord, plus d’hédonisme dans le Sud, comme les émissions françaises incluant nécessairement la teuf du-week-end. L’Allemagne représente un modèle de conditionnement spartiate, là où l’Espagne laisse à ses représentants l’occasion de faire la fête, à l’exemple de la très festive Operacion Triumfo. Loin de représenter un modèle unificateur, la télé-réalité fait l’objet de nombreuses réappropriations culturelles.
Yves COLLARD.
Décembre 2010.
(Cet article sera également publié dans le "Dossier de l’Éducation aux Médias" N°6 - à paraître début 2011 - " Médias sans Frontières : Productions et consommations médiatiques dans une société multiculturelle ")
[1] Fr. Jost, « Vous regardez Big Brother », dans « Médiamorphose », HS 2, « La tél-réalité, un débat mondial, INA 2003, p.114.
[3] http://www.attalib.org/news-a.id-216-La-Marocaine-Hanane-Al-Fadili-participe-a-la-tele-realite-%22Al-Wadi%22-sur-LBC.html
[6] « 70 jours après le début du jeu, Big Brother est en ébullition. Un incident des plus médiatiques est intervenu dans la nuit de samedi à dimanche. Vers 4h30, John et Ashley se sont glissés dans le lit de Camilla. Elle eut alors la surprise de découvrir le sexe du second sur son visage. A priori, ce petit jeu n’était pas du goût de Camille. John et Ashley ont du quitter la colocation dès le lendemain pour "harcèlement sexuel". Interrogée dans le loft par la Queensland Police, Camille n’a pas souhaité intenter de poursuites. Si l’on a craint l’interruption pure et simple du jeu, la production a confirmé que Big Brother n’était pas mort » Néanmoins, la scène qui a suscité le scandale a été diffisuée … , Peter Dockrill, « Big Brother turkey slap controversy threatens net freedom , APC 06 July 2006. http://apcmag.com/big_brother_turkey_slap_controversy_threatens_net_freedom.htm
[7] Source : Fr. Davies, « télé-réalité et pays arabes, rapport de l’UER, 2004 p.4
[8] Source : E. Kredens, « la téléréalité entre adaptabilité des formats et spécificité nationales : le cas de Big brother, colloque international « Mutation des industries de la culture, de l’information et de la communication, septembre 2006, p 4.
[9] Ibidem