La radicalisation au cinéma : quels regards sur l’Islam ?

Question d’actualité et enjeu de société, la radicalisation islamiste provoque la peur et l’interrogation. Sa dimension violente et « sous-terraine », les émotions qu’elle convoque en font un sujet attrayant pour le cinéma. Il s’en est emparé pour nous offrir des points de vue plus ou moins nuancés sur la question. Au centre de ces fictions et au cœur de cette problématique se situent des protagonistes aux prises avec des évènements qui les dépassent. Quel est le point de vue choisi pour les aborder ? Quel regard ces films posent-ils sur ces « radicalisé·es », sur le moteur qui les anime ou sur la communauté musulmane dans son ensemble ? Offrent-ils des pistes pour sortir d’un extrémisme violent ou contribuent-ils à renforcer les peurs ?

« Radicalisé·e » : du jeune de quartier à celui de province

Dans la représentation d’un intégrisme religieux, les personnages prennent souvent les traits de jeunes ados, victimes d’un embrigadement. Dans Made in France de Nicolas Boukhrief ou La désintégration de Philippe Faucon, c’est au cœur des quartiers sensibles que cet embrigadement s’opère. Les personnages, victimes de l’isolement, la précarité et l’absence de perspectives d’avenir, embrassent une cause et cherchent une échappatoire à leur condition. Si ces films offrent une immersion dans la banlieue et les fantasmes qu’elle convoque dans l’esprit du public, d’autres déplacent l’intrigue vers une France de carte postale (L’adieu à la nuit d’André Téchiné), dans une petite ville de province (Le jeune Ahmed, de Luc et Jean-Pierre Dardenne) ou dans les campagnes Ardennaises (Les Cowboys de Thomas Bidegain). Ce glissement géographique en implique un autre : le ou la « radicalisé·e » n’est plus un·e ado des quartiers chauds mais un·e jeune, souvent « blanc·he », que rien ne destinait à une telle démarche, entouré·e d’un tissu social plus stable. Pour le spectateur ou la spectatrice, le sentiment qui domine est alors que cette « maladie » peut toucher n’importe qui, n’importe où.

Alex, dans L’Adieu à la nuit, a grandi dans la campagne française

Si cette radicalisation apparaît souvent dans un milieu familial stable et aimant, la fragilité de l’adolescence semblerait par contre mise en cause. [1] Dans L’Adieu à la nuit, la colère sourde d’Alex se nourrit par exemple d’un passé familial lourd de secrets.

Un·e jeune manipulé·e par un tiers

L’embrigadement dans un Islam radical est souvent encouragé par l’intervention d’une tierce personne. La relation de croyance ne se fait plus seulement entre un·e jeune et son dieu, mais bien par l’intermédiaire d’un « autre », visiblement mal intentionné. À la sortie de son dernier livre consacré au terrorisme islamiste [2], Yasmina Khadra abordait cette problématique de l’intervention d’un tiers dans la croyance, censée être à la base une relation duelle. Cette dimension est également abordée par Antoine Sfeir [3] : « La violence gravit d’autres échelons lorsqu’un groupe de religieux s’empare du divin et s’auto-proclame le porte-parole de Dieu [...] en islam, nul ne peut parler au nom de la religion, celle-ci étant la seule, parmi les monothéismes, qui ne reconnaît pas d’intermédiaire entre la croyante ou le croyant et son Créateur. [4] ». Dans les films évoqués ici, l’intervention d’un tiers dans la foi de l’héroïne ou du héros est malveillante. Ce tiers est à la fois interprété par la petite amie d’Alex dans L’Adieu à la nuit, ou l’inconnu des réseaux sociaux avec lequel échange Mélanie, qui la persuade de partir faire son Djihad dans Le Ciel attendra. Cette vision à sens unique des religieux est questionnée par Ladj Ly dans son film Les Misérables (2019). Il donne à voir le rôle que peuvent jouer les Frères musulmans dans les quartiers français. Ces hommes ramènent les jeunes dans les mosquées, sans qu’il y soit forcément question de lavage de cerveau. Ils offrent une opportunité aux jeunes, souvent de confession musulmane, de quitter la rue, de sortir de l’isolement : « Quand j’entends les médias parler de l’Islam, il y a un décalage total, fou et dangereux. Nous, les religieux qui sont dans le quartier, [..] heureusement qu’ils sont là. [5] ».

Des motivations floues

Pour beaucoup, les réalisateur·rices donnent à voir les jeunes en phase de radicalisation comme révoltés par les injustices et aspirant à un monde meilleur. La répression orchestrée par Bachar El Assad contre son peuple, l’inaction de l’Occident qui semble « laisser faire », les humiliations subies par leurs ancêtres à leur venue en Europe, les discriminations qu’ils·elles ont subies, sont autant de thématiques qui les animent. C’est le cas des deux adolescentes du Ciel attendra (Marie-Castille Mention-Schaar, 2016). Sonia et Mélanie expriment une incompréhension et une colère vis-à-vis du monde qui les entoure. L’Islam radical semble alors promettre à ces deux jeunes filles un chemin de rédemption, une voie à suivre dans les ténèbres. Dans Le Jeune Ahmed, les frères Dardenne donnent à voir le cheminement d’Ahmed vers la radicalisation, comme le fait Marie-Castille Mention-Schaar pour le personnage de Mélanie. Mais peu de réalisateurs·rices explicitent au final les raisons du Djihad, laissant les spectatrices et spectateurs dans une sorte de flou.

Le culte musulman comme révélateur

La radicalisation des jeunes dans les fictions cinématographiques se révèle de manière soudaine, renforçant l’angoisse de leur entourage et de la société. Le caractère subit de cet endoctrinement déroute les proches, confrontés à une situation qu’ils auraient sans doute tenté de désamorcer s’ils l’avaient identifiée plus tôt. Mais cet endoctrinement est tout aussi soudain pour la société, qui se trouve saisie dans son quotidien par des attaques terroristes inattendues et terrifiantes. Le constat de la radicalisation du personnage passe donc souvent pour le public par une incompréhension de la situation qui se déroule devant ses yeux, tant le milieu d’origine de ces jeunes ne semble pas présager cela. L’angoisse de la radicalisation est révélée par des éléments a priori inoffensifs et peu significateurs, dramatisés par la mise en scène. Dans L’Adieu à la nuit (André Téchiné,2019), la scène où la grand-mère d’Alex découvre le Coran et les documents en arabe de son petit-fils, est dramatisée par la musique. Le même type de procédé est exploité dans le film des frères Dardenne lorsque le jeune Ahmed fait ses ablutions. La récurrence et la frénésie avec laquelle le jeune homme agit inquiètent le spectateur ou la spectatrice, ses actions devenant de plus en plus curieuses et impénétrables. Pour le public peu familier de l’Islam, le risque est alors que toute expression de la foi musulmane reste connotée négativement et provoque la peur. Une ambiguïté est présente : s’il est logique qu’un film sur la radicalisation violente donne à voir les formes les plus inquiétantes de l’Islam pour les dénoncer, peut-il éviter au public de les considérer comme les caractéristiques génériques de cette religion ?

Le jeune Ahmed et son imam semblent incarner l’archétype
du « mauvais » musulman dans le film des frères Dardenne

Quelle posture pour les « autres » musulmans et musulmanes ?

Dans les films traitant de la radicalisation, la présence en filigrane d’un contexte de terrorisme islamiste – al Qaeda et Daesh – semble suffire à emprisonner une communauté dans des clichés sur sa foi, la réduisant à un petit groupe d’intégristes. Chaque auteur et autrice va cependant, à sa manière, donner la parole aux victimes invisibles de cette situation, à savoir les musulman·es. Les interactions de l’héroïne ou du héros avec la communauté musulmane sont présentées de manières diverses. Chez Thomas Bidegain, dans Les Cowboys, la communauté musulmane s’en tient à une quasi-absence de discours. Cette communauté est essentiellement représentée par la famille d’Ahmed, le copain de Kelly, et Shazhana, la femme pakistanaise d’Ahmed. Un quidam tente bien d’expliquer les difficultés endurées par la communauté musulmane… mais le héros en détresse, cherchant sa fille disparue, refuse de l’entendre. André Téchiné et les frères Dardenne ont quant à eux laissé apparaître dans leurs films respectifs, L’Adieu à la nuit et Le Jeune Ahmed, une dichotomie entre ce qu’Ubaydah Abu-Usayd a appelé les « bons » et les « mauvais » musulmans [6]. Les « bons » musulmans, ce sont ces musulmans intégrés, qui ont adopté les coutumes occidentales, comme le personnage de Youssef dans L’Adieu à la nuit, qui ne dit pas non à l’alcool… Dans cette dichotomie reste l’archétype du « mauvais » musulman, aveuglé par sa foi, incarné par le jeune Ahmed ou son imam dans le film de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Enfin, parmi ces réalisateur·rice·s, certain·es ont fait le choix de partager l’expertise d’un personnage musulman, qui se pose alors comme le porte-parole critique d’un Islam plus éclairé. C’est le cas de Dounia Bouzar, incarnant son propre rôle dans le film de Marie-Castille Mention-Schaar. Anthropologue de métier et elle-même de confession musulmane, Dounia Bouzar est la fondatrice du « Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam ». Dans Le Ciel attendra, son personnage vient éclairer l’Islam sous un nouveau jour, prévenant ses dérives, mais pointant ses richesses. Dans L’Adieu à la nuit, c’est un ancien radicalisé qui vient en aide à la grand-mère d’Alex, peu familière de l’Islam et perdue vis-à-vis de la foi aveugle de son petit-fils. Son discours de « repenti » met en lumière son insouciance, l’inconscience qui l’avait transformé en combattant djihadiste.

Dénoncer le radicalisme, éviter les écueils

Représenter la radicalisation au cinéma est un exercice périlleux pour un·e réalisateur·rice, malgré sa bonne foi. Certain·es parviennent à dénoncer les stéréotypes sur la foi musulmane. D’autres sont confronté·es à une méconnaissance. Ce sont alors les gestes et traditions musulmans qui deviennent angoissants. Ils représentent à eux-seuls les indices d’une radicalisation. « Quand il s’agit de faire un film sur le radicalisme, tout est difficile » [7], affirmait Safia Kessas [8] au sujet de son dernier documentaire Le Prix de la déraison, parcours d’une ancienne radicalisée. La représentation de la radicalisation au cinéma semble au final faire le constat d’un isolement des un·es et des autres, tant du côté des musulman·es, victimes d’incompréhension de la part de la société, que des parents et de l’entourage des jeunes radicalisé·es, désemparé·es face à cette situation.
Dans Soumaya (Ubaydah Abu-Usayd et Waheed Khan, 2019), les réalisateurs donnent finalement à voir la manière dont une société bascule dans une paranoïa sur l’Islam. Le film ne donne pas à voir un processus de radicalisation, mais bien les victimes collatérales de ce prosélytisme. Les gestes de Soumaya, purement et simplement musulmans se retrouvent enfermés dans une vision tronquée et stigmatisante nourrie par l’état d’urgence et la peur qui en résulte. Un voile, un « salâm » ou un refus de faire la bise deviennent autant de signes de sa radicalisation [9]. Ce film pose finalement la question d’un regard critique sur le stéréotype. Les réalisateur·rices dénoncent cette stigmatisation, ils multiplient les perspectives et les discours sur l’Islam, exprimant leur point de vue composite et laissant le public construire le sien.

L’espoir repose dans le maintien du lien social dans Le Ciel attendra.

Face à cette thématique complexe, les films évoqués ne proposent pas de solution tout faite. Mais l’espoir repose toujours dans le maintien du lien social, dans le resserrement du tissu familial. Le regard que Sonia adresse aux spectateurs et spectatrices à la fin du Ciel attendra, puissant et plein d’audace, confirme également l’importance d’une implication de chacun·e dans l’appréhension de ce problème de société.

Nina Cottam et Brieuc Guffens

[1« La plupart des jeunes filles qu’on m’a présentées étaient de bonnes élèves, bien intégrées, qui avaient parfois traversé un moment de fragilité (un deuil, un échec, un rêve brisé). Elles n’étaient pas portées par un groupe solide. Mais quelle adolescente l’est toujours et ne se sent jamais trahie ? La conversion à l’islam ne vient en général qu’en bout de course. »
MENTION-SCHAAR Marie-Castille, Le Ciel Attendra, dossier de presse.

[2KHADRA Yasmina, Khalil, Paris : Julliard, 2019.

[3Antoine Sfeir est un journaliste et politologue franco-libanais, il a rédigé de nombreux ouvrages sur le monde musulman.

[4SFEIR Antoine, Brève histoire de l’islam à l’usage de tous, Paris : Flammarion, 2015 (2012), p.158

[6Ubaydah Abu-Usayd avait publié une critique du film des frères Dardenne : “ Je passerai sur un grand nombre de problèmes que me posent ce film : notamment la thèse (mille fois répétée et mille fois dénoncée) selon laquelle il y aurait les bons musulmans (éclairés, ceux qui préfèrent plutôt les chansons que le Coran), les musulmans ignorants (la majorité, des abrutis, qui ne savent même pas se mettre d’accord sur une vision de l’éducation) et les méchants musulmans (les religieux, les imams, et ceux qui les suivent). ”

[7KESSAS Safia, interviewée par Clément Maccheto, “Quand il s’agit de faire un film sur le radicalisme, tout est difficile”. Disponible sur : https://www.facebook.com/photo.php?fbid=3001323369898645&set=a.596755007022172&type=3&theater

[8Safia Kessas est journaliste à la Rtbf. Elle se bat pour plus de diversité dans les médias.

[9À ce sujet, voir l’article rédigé par Fatima Ouassak sur le genre et l’écran : https://www.genre-ecran.net/?Soumaya

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