La nature et l’enfance au cinéma
Si la nature est abondamment exploitée au cinéma pour embellir les films, elle est souvent conviée pour explorer une autre nature, celle de l’homme et tout particulièrement de l’enfant, humain miniature en équilibre précaire entre nature et culture.
L’interrogation sur l’essence humaine et ce qui la distingue du reste du vivant est au cœur de la philosophie depuis au moins la Grèce antique. Depuis les Lumières, le débat oppose deux visions opposées qui s’articulent autour de la pensée de Thomas Hobbes et de Jean-Jacques Rousseau. Philosophe anglais, Thomas Hobbes (1588-1679) a développé une perspective pessimiste sur la nature humaine, encline à la violence et à l’égoïsme, que consacre son expression « l’homme est un loup pour l’homme ». Seul l’Etat, le Roi et la violence légitime peut imposer la paix, par la force si besoin. La civilisation est donc une chape de contraintes qui régule un état de nature intrinsèquement belliqueux.
Pour Jean-Jacques Rousseau (1712-1788), au contraire, l’état de nature est bon et harmonieux. C’est la société, et tout particulièrement la ville, qui détourne l’homme de ses bons penchants et le conduit aux vices et à la violence. Cette vision caractérise aussi le romantisme du 19ème siècle où transparait la nostalgie d’une harmonie perdue, reniée par la société bourgeoise et industrielle.
Au 20ème siècle, Sigmund Freud (1856-1939) développe la théorie psychanalytique qui sera à cheval sur les deux conceptions de la nature de l’homme. Pour lui, la culture est contradictoire avec les pulsions naturelles et conduit aux névroses. Mais il propose aussi une théorie de l’évolution des sociétés dont il décrit un état primitif sauvage et violent, articulé symboliquement autour du meurtre du père [1]. Il consacre la dualité à travers les concepts d’eros et de thanatos, les pulsions de vie et de mort qui animeraient chaque être humain.
La nature, un refuge transitoire
L’interrogation sur l’essence humaine et son interaction avec la nature a trouvé un domaine particulièrement fécond avec le personnage de l’enfant. A la fois adulte en miniature et être à part, il est l’objet d’une transformation qu’opèrent sur lui l’éducation et les normes. Il est en quelque sorte une créature intermédiaire entre la nature et la culture dont la fiction s’est abondamment emparée.
Nombreux sont les films qui montrent des enfants qui s’isolent du monde adulte en se repliant sur la nature. Dans Les jeux interdits (René Clément, 1952), une petite fille perd ses parents lors de l’exode consécutif à la blitzkrieg allemande sur la France. Elle trouve refuge dans une ferme où elle se lie d’amitié avec un jeune garçon avec lequel elle entreprend de créer un cimetière d’animaux, à l’insu des adultes. Dans La nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955), en pleine Grande dépression, deux jeunes enfants échappent au faux pasteur campé par Robert Mitchum en s’embarquant sur une rivière dont la mise en scène pastorale et lyrique reste marquante. Le sinistre film d’animation Le Tombeau des lucioles (Isao Takahata, 1988) se situe dans un Japon dévasté par la Seconde Guerre mondiale [2]. Rejetés par une société qui les juge inutiles, ils se réfugient dans un abri abandonné, à l’écart d’une ville, et trouvent un peu de joie dans le spectacle nocturne du vol des lucioles. Puis ils meurent de faim, leur clarté enfantine était éphémère dans les ténèbres du monde.
Dans ces films, la nature apparaît comme un refuge accueillant et consolateur pour les enfants confrontés à une société adulte qui les menace. Tout se passe comme si l’enfant y trouve une place qui lui est « naturelle » presque autant qu’il a sa place dans le monde des hommes [3]. Mais son statut reste transitoire. Le contact avec la nature constitue un passage initiatique où se joue souvent l’apprentissage de la société et de ses règles. Le film Les Aiguilles rouges (Jean-François Davy, 2006) illustre bien ce passage. Perdus en montagne, des jeunes affrontent tout autant les pièges de la nature que l’exigence de la vie de groupe et d’une nécessaire solidarité.
Ce thème du passage est aussi illustré dans une série de films plus récents : dans La clé des champs (Claude Nuridsany et Marie Pérennou [4], 2011) et A pas de loup (Olivier Ringer, 2012) les enfants s’écartent du monde des adultes, vivent au milieu de la nature et y établissent un royaume qu’ils animent de leur imaginaire. Ce parcours initiatique dont ils sont les moteurs (ils choisissent de s’écarter) les rapproche de choses fondamentales au contact d’un environnement vivant avec lequel ils interagissent. Le retour à la ville signifie l’aboutissement de l’initiation et une forme de renoncement à l’univers de la nature, à une compréhension de leur place dans la société. Ils grandissent [5].
La nature contre la société
Pour un parcours inverse, dans Les Géants (Bouli Lanners, 2011), trois adolescents dérivent de plus en plus de la société et s’isolent dans les Ardennes. Finalement, ils s’embarquent sur la Semois pour une échappée ouverte sur la nature, ponctuant un film qui dresse un portrait peu flatteur du monde adulte. Héritier de Rousseau, ce cinéma tend à utiliser la nature comme un environnement accueillant qui résonne avec l’innocence d’une enfance en butte avec les difficultés du monde qu’elle doit pourtant intégrer.
Mais l’enfance et la nature servent aussi les thèses de Hobbes sur l’inclinaison de l’homme au conflit et au désordre, à l’image des adaptations récurrentes de célèbres romans sur l’enfance. Certes joyeux et sympathiques, les enfants de La Guerre des boutons sont en butte avec l’éducation lorsqu’ils profitent de leur refuge forestier pour jouer à la guerre des grands. Sautant un cran dans la barbarie, ceux de Sa majesté des mouches tentent de réinventer une société sur l’île déserte où ils ont échoué. Mais l’exercice tourne au meurtre et à la pure cruauté, seule l’arrivée des adultes et le rétablissement de l’ordre met un terme à l’horreur. Pires encore, Les enfants du Maïs créent un royaume mystique au cœur des immenses champs du Nebraska et trucident les adultes qui passent à leur portée. La nature ne joue pas de rôle actif dans ces fictions, elle n’est là qu’à titre de monde à l’écart, de lieu où le règne de la loi du plus fort et l’absence de contraintes libèrent des instincts néfastes.
Qui de la nature ou de la culture est bonne ou mauvaise ? On le voit, la fiction cinématographique est prompte à faire de l’enfance un laboratoire spéculatif pour mesurer l’effet de l’une et de l’autre. Le modus operandi est constant : plongez l’enfant dans la nature et observez les effets révélés. Rapidement manichéenne, la question restera certainement longtemps ouverte, à l’image de l’incertitude qui ronge le docteur Itard dans L’enfant sauvage de François Truffaut (1970). Scientifique caractéristique de l’aube industrielle (l’histoire débute en 1798), le docteur recueille un enfant trouvé nu dans la forêt et entreprend méthodiquement de l’éduquer pour l’intégrer dans la société des hommes. Malgré quelques succès (il apprend notamment à lire et à s’habiller), le film laisse planer un doute. Victor est-il plus heureux avec ses semblables qu’il ne l’était au milieu des bois ?
Daniel Bonvoisin
Média Animation
Décembre 2012
[1] Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1913, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2004
[2] Ce film est produit par les studios Ghibli fondé par Hayao Miyasaki dont les anime donnent une large place au monde de l’enfance et à son rapport merveilleux avec la nature. Si cet aspect est déjà observable dans le conte écologique et futuriste Nausicaä de la vallée du vent (1984), il est surtout au cœur de Mon voisin Totoro (1988) et de Ponyo sur la falaise (2008). A l’insu du monde adultes, de très jeunes enfants affrontent les difficultés de la vie en interagissant avec des alter-égo animaliers ou des créatures fantastiques provenant d’une nature spirituellement vivace.
[3] Concevoir l’enfant comme un petit animal à éduquer n’est pas sans interroger le rôle de la figure de l’animal dans les histoires enfantines où c’est en l’invitant à s’identifier à un animal anthropomorphisé qu’on « l’apprivoise » avec des récits qui évoquent non plus la nature mais la société des hommes. Cette humanisation des animaux rappelle aussi les fables de La Fontaine, où le procédé permet d’énoncer des morales ou de dire des vérités sans se mettre à dos les foudres des puissants.
[4] L’histoire de La clé des champs est le prétexte à des images macrophotographiques qui explorent superbement l’ecosystème d’une mare, rappelant Microcosmos : le peuple de l’herbe qui a fait connaître les deux réalisateurs en 1996.
[5] Ce renoncement à la nature est particulièrement spectaculaire dans The Yearling (Clarence Brown, 1946), un classique américain où un jeune garçon s’attache sentimentalement à un faon. En grandissant, l’animal devient sauvage et endommage les cultures, au point qu’un adulte tente de le tuer. Il revient au garçon d’achever le faon pour lui éviter des souffrances. La leçon est cruelle : il faut renoncer à l’innocence sauvage de la nature pour grandir et suivre la voie de la raison, synonyme de progrès. C’est le thème toujours contemporain de Beasts Of The Southern Wild de Benh Zeitlin, Caméra d’or de la sélection Un certain regard à Cannois en 2012. Le film plonge dans la subjectivité d’une fillette au sein d’une communauté de marginaux vivant dans une zone du bayou louisianais, dangereuse et interdite, séparée du reste du pays par une digue. Cette mise à l’écart dans une zone frontière symbolise l’attraction contradictoire de l’animalité et de la sociabilité qui anime l’imaginaire de la petite Hushpuppy.